Journaliste en garde à vue : Pour Jean Viard, " La liberté de la presse est une des bases de la démocratie, ça ne se négocie pas, c'est comme les droits des femmes"
Ce qui est arrivé cette semaine à Ariane Lavrilleux est pour le moins inhabituel pour un journaliste. Journaliste d'investigation pour Mediapart, Complément d'enquête et Disclosure, elle a passé près de 40h en garde à vue, son domicile a été perquisitionné, après avoir notamment révélé, fin 2021, un possible détournement par l'Egypte d'une opération de renseignement française. Elle avait obtenu et publié des documents dits "secret-défense". La Direction générale de la sécurité intérieure craignait que ces documents permettent d'identifier un agent. Cela pose la question de la liberté de la presse. Décryptage avec le sociologue Jean Viard.
franceinfo : Où s'arrête le secret-défense, que signifie cette action de non-respect de la liberté de la presse ?
Jean Viard : Je crois que ce n'est pas un petit sujet. Je ne connais pas évidemment ce dossier plus que ce qu'on a vu dans la presse. Mais je pense que la liberté de la presse est une des bases de la démocratie, ça ne se négocie pas, c'est comme les droits des femmes. Sans arrêt, il y a des reculs possibles. Là, quelque part, il y a non seulement le fait de l'avoir interpellée, le fait d'avoir, chez elle, vidé ses ordinateurs et ses téléphones, pour lui piquer toutes ses sources, et puis celui de la traiter comme une délinquante, la faire attendre toute la nuit, comme si elle avait attaqué une banque...
Donc, il y a vraiment une tentative d'intimidation qui est inacceptable en démocratie. Il faut dire les choses comme elles sont parce que sinon, il n'y a plus de limites. Les ressources des journalistes doivent être absolument garanties, c'est indispensable. Alors après, dans nos sociétés numériques, c'est vrai qu'il y a tout un débat. Regardez tout ce qu'on a sorti sur les banques, des listes entières de gens qui planquaient de l'argent en Suisse, etc. On a sorti des tas d'éléments aux États-Unis à l'intérieur des systèmes.
Donc que le secret-défense soit un vrai sujet, mais il faut l'utiliser à bon escient, et qu'il y a un droit à dire que quand on est en guerre par exemple, avec des mouvements islamistes radicaux en Inde, au Moyen-Orient, on peut très bien comprendre que tout ne doit pas être dit pour protéger nos systèmes et nos agents. Mais là, j'ai l'impression qu'il y a confusion des genres. Il y a tentative d'intimidation. D'ailleurs, elle est sortie sans inculpation. Donc c'est vraiment : on essaie de vous faire peur, et après, rentrez chez vous, y a rien à voir, mais quand même, n'oubliez pas que vous avez passé la nuit au poste. Je trouve que c'est quand même limite, par rapport aux principes démocratiques.
Il devrait y avoir des limites à ce que tel ou tel média peut publier. Les informations les plus sensibles devraient être passées sous silence ?
Je ne peux pas poser les limites du droit, mais moi, comme sociologue, j'ai tendance à penser que c'est la presse, et d'ailleurs, c'est pour ça qu'il y a tant de journalistes sur la planète qui se font tuer pour défendre ce droit de la presse, il y a Reporters sans frontières qui fait un boulot fantastique. C'est un élément fondamental de la démocratie, moi comme sociologue, c'est ça que je peux raconter et dire effectivement ; ça gêne les pouvoirs certaines fois, bien entendu, parce qu'ils vont éclairer des choses qu'on préfère ne pas voir. C'est vrai aussi dans certaines enquêtes sur des grandes entreprises.
Mais leur propre, à ces journalistes, c'est de sortir des informations cachées, cachées en général parce qu'elles ne sont pas très propres, que ce soit pour les affaires ou pour la politique. Et on ne peut pas les poursuivre pour ça. Je crois que c'est ça qu'il faut rappeler et que sur cette affaire-là, il faut en profiter pour rappeler les principes, rappeler les valeurs, et dire qu'effectivement le pouvoir n'a pas droit à attaquer la presse. Je crois que c'est un fondement, un fondement essentiel.
Et quelque chose à rappeler régulièrement, ou bien, c'est vraiment l'époque : il y a une dégradation de la liberté de la presse depuis quelques années...
Ça dépend des périodes. Je pense que pendant la guerre d'Algérie, ce n'était pas terrible non plus. Pendant la guerre, n'en parlons pas, donc il y a des moments de tension. Et puis il y a aussi des nouvelles sources avec Internet qui fait que d'un coup, vous videz tous les fichiers d'une banque, il y a aussi des nouveaux outils de découverte.
On est, je pense, dans une période où il y a sans doute dans la police, voire dans la justice, des gens qui veulent marquer le rapport de force avec la presse. C'est comme ça qu'il faut l'entendre. Après, n'allons pas penser que c'est l'Élysée qui a décidé que cette journaliste particulière devait passer la nuit au poste. Je ne crois pas qu'on en soit là, mais je pense qu'effectivement, il y a des rapports de force entre la justice, la police, la presse et la politique, et ce n'est pas une bonne chose.
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