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Le retour des "gilets jaunes". Jean Viard : "Des gens isolés, qui se sont créés du lien, des amitiés, et ça, c'est une force"

"Question de société" avec Jean Viard, c'est chaque dimanche, une réflexion avec le sociologue sur une question ou un mot de l'actualité. Aujourd'hui le retour des "gilets jaunes". 6 000 personnes mobilisées dans les rues des grandes villes françaises, samedi 12 septembre. 

Article rédigé par franceinfo, Jules de Kiss
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6min
Des "gilets jaunes", le 12 septembre 2020 à Paris. (ALAIN JOCARD / AFP)

Tous les dimanches, nous retrouvons Jean Viard dans Question de société. Le sociologue nous livre son regard sur une actualité de la semaine. Pour bien la comprendre dans la France d'aujourd'hui. Et nous parlons en ce dimanche des manifestations d'hier. 6 000 "gilets jaunes" dans la rue, dont plus de 2 000 à Paris, d'après le ministère de l'Intérieur. On est bien loin des presque 300 000 personnes dans les rues en novembre 2018.

franceinfo : Où est ce qu'en est ce mouvement, Jean Viard?

Jean Viard : En nombre, il est clair qu'il a énormément reculé et je dirais, on verra certainement la même chose avec les grèves de la CGT Transports le 17 septembre. En période de crise, quand 40% des gens ont peur pour leur emploi - il y en a beaucoup qui ont vu leurs revenus baisser, etc. - il est clair que ce n'est pas un moment idéal pour les luttes sociales. Les luttes sociales, elles se passent toujours quand la société va mieux, quand il y a du blé à partager ou du blé à moudre, à ce moment-là, on commence à essayer de se battre. Donc, le temps ne leur est pas favorable.

Après, c'est un mouvement qui est, par certains côtés, usé. On l'a bien vu, mais en même temps, ça reste - si vous voulez, avec des guillemets - le petit peuple péri-urbain et rural, en révolte, isolé dans des lotissements, qui a des métiers de chauffeur, des métiers d'infirmière, tous les petits métiers du cœur qu'on a vu là pendant la crise, des petits patrons, des gens divorcés. Tous ces gens, ils sont malheureux. Ils se sont souvent acheté une maison. D'ailleurs, pendant la crise, ils ont souvent été dans leur jardin, parce que c'est pas les gens du cœur des villes. Et donc, ils n'ont pas forcément très mal vécu, sauf qu'ils travaillaient, à mon avis pour la plupart, donc ils ont moins profité que les autres.

Donc, les causes du désarroi de cette population, au fond, ce nuage qui a autour de nos villes, qui est un nuage de petites mains, qui fait des grands trajets pour aller travailler, parce qu’on n’a eu aucune politique pour les rapprocher de leur lieu de travail - on fait des politiques sociales, mais on ne fait pas des politiques spatiales -  donc ces gens, ils sont loin de là où ils sont. Ils habitent près d'un rond-point. Leur modèle, c'est le rond-point, la voiture diesel, l'autoroute et puis un supermarché. Donc, ce sont des gens isolés qui se sont créés du lien, des amitiés. Et ça, les 10 000 qui sont là, je dirais, c'est 10 000 bons copains solidaires, et ça, c'est une force.

Jean Viard, voici le témoignage de Bastien dans la manifestation, hier à Paris, au micro de Julie Pietri. Il est chauffeur routier dans l’Aisne.

"Les services hospitaliers, les routiers, ceux qui travaillent dans les magasins, enfin toutes les personnes qui étaient présentes quand il y avait la crise du Covid pendant le confinement, ces gens-là, on était bien content de les trouver quand on en avait besoin. Et puis maintenant, on en a plus besoin, on s'en fiche." 

La première ligne dans la crise du Covid, les "gilets jaunes" qui, pour certains en sont, vous l'avez rappelé, ne veulent pas qu'on perde la mémoire.

Oui, c'est vrai que monsieur qui est chauffeur routier, aussi bien il peut être indépendant, ils ne sont pas tous salariés. Il y en a plein qui sont en auto-entreprise. Donc ces gens-là, au fond, l'augmentation des revenus qui sont des compléments qui ont été donnés au SMIC, et vous savez, le revenu, ce n'est pas pareil d'avoir des aides à côté du salaire et d'avoir son bulletin de salaire, on n'a pas augmenté les bas salaires. On a donné des primes pour l'emploi à côté, qu'on a augmentées.

Peut-être le revenu a augmenté, mais la fierté du travail, elle, n'a pas retrouvé sa juste place. Moi, je crois que c'est ça qu'il faut entendre.

Jean Viard, sociologue

Et puis, on est dans une société bâtie sur la mobilité. Il y a des centaines de milliers d’emplois, y a des chauffeurs, il y a des Uber, il y a des camions, il y a des infirmiers, des chauffeurs d'ambulance. Toute cette population-là, c’est pas la classe ouvrière, elle n'a pas l'historique fierté qui était la classe ouvrière, qui a largement disparu, y a plus vraiment de classes sociales, donc tous ces gens, au fond, ils se sont retrouvés.

Leur identité, c’est d’être "gilets jaunes", comme avant on disait, j’appartiens à la classe ouvrière, c'était une identité collective. Là, c'est un peu la même chose.

Jean Viard, sociologue

En même temps, il ne faut pas se cacher : ils ont développé une culture de l'insurrection. Ils ont été rejoints par des casseurs et souvent, ils l'ont fait eux-mêmes, donc on est aussi face à une forme de violence. La semaine dernière, on parlait de la violence dans nos sociétés. Ces violences-là qui sont politiques, qui sont à la fois politiques, économiques, il y a une partie de jeu. Il y a un côté bande de copains qui cassent. Cette violence-là, elle nous pose aussi un vrai problème de société.

Pas de volonté d'incarnation du mouvement, Jean Viard ? A priori, ça ne change pas, on l'a vu avec le cas Jean-Marie Bigard, qui a été chahuté lorsqu'il a essayé de rejoindre la manifestation à Paris.

C'est un mouvement de gens qui ne votent pas aux élections la plupart du temps et qui sont contre les élites et contre les leaders. C'est ce qui fait quelque part que ça débouche pas. Mais regardez ce qui se passe en Algérie, dans des tas de pays, vous avez comme ça des mouvements qui durent, qui durent, et qui sont contre la désignation d'un nouveau leader. Ce qui fait quelque part qu'ils n'auront pas de leader. Ils sont contre les leaders. C'est un mouvement basique qui veut rester à la base, ce qui pose un problème pour leur pouvoir politique, évidemment.

Le dernier livre de Jean Viard, La page blanche, est paru en août 2020 aux éditions de l'Aube, il nous aide à comprendre les bouleversements de la crise du vide dans la société française.  

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