Politique : "La démocratie est en crise parce que plein de gens trouvent que son fonctionnement ne donne pas envie d'aller voter", estime Jean Viard

Les débats politiques tendus éloignent-ils les Français de la politique ? Des députés qui se hurlent dessus au Parlement : que signifient ces débordements, cette tension en politique ? Décryptage avec le sociologue Jean Viard.
Article rédigé par Jean-Rémi Baudot
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6min
Les députés à l'Assemblée nationale le 11 décembre 2023. (Illustration) (LE PARISIEN / ARNAUD JOURNOIS / MAXPPP)

Le brouhaha de la politique, on commence à le connaître. On en a vu encore une illustration cette semaine avec le vote de la loi immigration après une très décriée commission mixte paritaire. C'est la question de société du jour que nous posons au sociologue Jean Viard. 

franceinfo : Cette tension en politique, c'est le signe qu'on a du mal à se parler ?

Jean Viard : Il y a souvent eu des tensions à l'Assemblée, mais on le regardait moins, mais là, ça atteint un niveau... Je crois que le monde est en train de changer brutalement et il ne faut pas se le cacher. Il y a une immense crise climatique, il y a des vagues démographiques : l'Afrique, ils vont être 2 milliards et demi. Nous, on est 450 millions. Il y a des tas de sujets lourds, dans des sociétés en bousculement par le réchauffement climatique, qui en plus, empêchent l'Afrique de se développer avec le pétrole et le charbon, car si l'Afrique faisait cela – ce que fait d'ailleurs en partie la Chine – le monde serait encore plus invivable. Donc il y a des violences extraordinaires.

Et ça, ça joue sur notre Assemblée nationale ? 

Mais oui, parce que quand c'est ainsi, il y a deux façons de réagir : soit on se met à se hurler dessus tellement on pense qu'on a raison et que l'autre ne voit pas le danger, ou au contraire on dit : attendez, on va faire des compromis parce qu’on ne va pas s'en sortir, c'est trop dangereux. Quand vous regardez la même semaine ce qui s'est passé à Bruxelles, où effectivement les socialistes, les conservateurs, (les libéraux de Macron), ont fait un contrat ensemble pour renforcer les frontières, filtrer les gens à l'entrée, mettre des lieux d'attente pour ceux qui semblent des faux demandeurs d'asile. Ils ont mis sept ans à négocier, ils sont d'accord, et nous, on s'engueule comme ça ? C'est inimaginable. 

C'est intéressant ce parallèle entre la France et le Parlement européen, parce que notre Assemblée nationale, sur le papier, elle est presque représentative des forces politiques mais comme elle n'est pas proportionnelle, on peine à trouver des compromis apaisés. Comment est-ce qu'on apprend à faire des compromis ?

Mais on apprend à faire un compromis en passant à la proportionnelle. On est dans un monde où personne ne peut avoir plus de 50%, en gros. Aux Etats-Unis, c'est un peu moins vrai que chez nous. Il faut se dire, quand on part à une bataille politique, je vais devoir dealer avec quelqu'un, et donc ce n'est pas du tout la même arrogance, ce n'est pas du tout la même violence. Le but, ce n'est pas d'avoir 51% des voix.

Or nous, avec notre modèle, on peut dire c'est une forme proportionnelle la chambre, mais c'est faux, ils ont, chacun, été élus avec l'idée qu'ils avaient raison sur tout. On n'a jamais raison sur tout. Et regardez autour de nous, toutes les assemblées avec des politiques élus en grande partie à la proportionnelle. Ça ne veut pas dire effectivement que c'est mieux ailleurs, et cetera Mais comme c'est d'élus, en grande partie à la proportionnelle (ce qui n'est d'ailleurs pas vrai pour l'Angleterre), effectivement on a des assemblées qui s'apprêtent à négocier avant d'être élus.

Mais en France, on a un peu le consensus honteux, d'ailleurs le gouvernement le dit souvent, il y a une cinquantaine de lois qui ont été votées sans 49-3. Donc ça veut dire avec l'apport, soit de la droite, soit de la gauche, mais tout le monde se cache, personne ne le dit.

Bien sûr, c'est honteux. Le compromis est une vision négative. Les gaullistes ont beaucoup eu ce discours-là. Ça leur a beaucoup servi à casser la Quatrième République – qui, au demeurant, était assez ingouvernable, sur le thème il y a tout le temps des compromis, on ne s'en sort plus – alors que le bilan économique de la Quatrième République est un des meilleurs de l'histoire de France, mais politiquement, c'était une catastrophe, ça ne fonctionnait jamais.

Donc ça a été cassé politiquement, et je pense qu'il faut le reconstruire. Il faut construire un discours de tolérance, mais en même temps, il faut protéger les gens. Dans cette loi, il y a des choses qui n'auraient pas dû faire débat. Quelqu'un qui tue un policier, on lui enlève sa binationalité, ce n’est quand même pas dramatique, quelqu'un qui commet un délit, qui est étranger, on l'expulse. Ça me semble des choses relativement normales. Pourquoi ça fait débat ?

Ce brouhaha politique dont on parlait quel impact cela a sur nous ? Sur les électeurs, sur l'implication des Français vis-à-vis de la politique ?

Mais ça a un effet sur la jeunesse essentiellement. Qui vote dans ce pays ? Ce sont les gens plutôt âgés. Et quand vous regardez les études d'opinion, là encore, sur cette loi, le soutien est massif chez les personnes âgées, c'est normal, quand vous avez 80 ans, vous êtes dans la rue, vous n'avez pas envie qu'on bouscule, et les jeunes se détournent de la politique, pas au sens où la politique ne les intéresserait plus, mais ils s'engagent dans de la politique d'action.

S'il y a un arbre à couper et qu'ils ne sont pas d'accord, ils vont y aller, tous ces mouvements sont très ponctuels, souvent écologiques, mais la grande politique, ils trouvent que c'est ridicule, que ces hurlements sont absurdes. Et donc, on est en train de casser la société entre les moins de 30 ans et les plus de 50. Aujourd'hui les jeunes et les périurbains s'abstiennent de voter.

Est-ce que ce brouhaha, ça nourrit cet abstentionnisme ?

Je pense que ça renforce l'abstentionnisme, et c'est ça qui est le plus embêtant, ça forme une jeunesse qui se met à distance de la politique. Ce qui est en danger après une semaine comme ça, c'est le modèle démocratique. Il ne faut pas se leurrer. Et on a la même chose aux États-Unis et dans plein de pays. La démocratie est en crise parce que plein de gens trouvent que son fonctionnement ne donne pas envie d'aller voter.

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