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Réforme des retraites : "En France, on a un imaginaire du travail comme lieu de souffrance, qu'on ne retrouve pas dans tous les pays", souligne Jean Viard

Pour la première fois depuis une dizaine d'années, c'est un front syndical uni qui fait face au gouvernement dans la bataille engagée autour de la réforme des retraites 2023. La rue va-t-elle se mobiliser. L'analyse du sociologue Jean Viard.
Article rédigé par Jules de Kiss
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5min
L'un des enjeux majeurs pour les opposants à cette nouvelle réforme des retraites, concerne les régimes spéciaux, les métiers pénibles. Le gouvernement ne veut pas les recréer. (Illustration) (GETTY IMAGES / WESTEND61)

Jean Viard, sociologue est sur franceinfo chaque week-end pour répondre à une question de société. Aujourd'hui, est-ce que la rue va se mobiliser massivement contre la réforme des retraites ? Quel est le climat social en France, puisqu'il y a cette première journée de mobilisation prévue le jeudi 19 janvier. Avec pour la première fois depuis une dizaine d'années, un front syndical uni, la CFDT et la CGT main dans la main, par exemple, les syndicats unis dans la bataille.

franceinfo : Est-ce que vous pensez que la rue va suivre ? 

Jean Viard : Je ne suis pas pronostiqueur de tiercé. C'est vrai que c'est un front uni, ce n'était pas arrivé depuis longtemps. C'est plus compliqué parce qu'il y a deux sujets. En fait, il y a l'âge. À 64 ans, les gens qui ont fait des études avec 43 ans de cotisation, 64 ans, ça veut dire : avoir commencé à travailler à 21 ans. Donc, en réalité, ceux qui ont été à la fac ne sont pas vraiment concernés. Et les carrières longues, 40%, ne le sont pas non plus. Mais derrière, il y a autre chose, il y a la fin des régimes spéciaux, et ces régimes-là (SNCF, policiers, etc.) sont très organisés. Donc il y a les deux sujets, et l'un des enjeux, c'est comment l'un va marcher par rapport à l'autre, parce que les gens sont contre les régimes spéciaux. Donc comment les deux vont s'articuler ?

Est-ce que des Français qui ne sont pas concernés directement par cette réforme des retraites, peuvent quand même se mobiliser, manifester au nom de leurs idées, et par solidarité ? 

Le fond du débat, pour moi, c'est que la France a construit le mythe de 1936, le mythe de 1981, comme étant le pays qui a chanté le non-travail. Et j'ai toujours participé à ce chant. Je ne vais pas le dénoncer aujourd'hui, et ça fait partie du fond, non seulement de la gauche bien sûr, mais de la société. Et d'ailleurs, si vous demandez aux gens : à quel âge tu penses que tu seras inapte à travailler, les Français, c'est avant 60 ans. Dans d'autres pays, c'est presque 70 ans.

Donc on a un imaginaire du travail comme lieu de souffrance, qu'on ne retrouve pas dans tous les pays. Peut-être aussi qu'on est nuls en médecine préventive, peut-être aussi que dans les entreprises, on est trop inattentif au soin des gens, à la question du bruit, à la question du comment on est assis, aux outils, etc. Plus que les autres pays. Mais n'empêche que derrière, au fond, il y a une espèce de refus du travail qui s'est développé dans la société française, et ça peut amener des gens – même des gens qui vont bénéficier de la réforme, par exemple des petits retraités qui vont passer à 1200 euros bruts avec une carrière complète – qui peuvent effectivement se mobiliser par solidarité avec les grands mythes qui ont fait la gauche, et que l'extrême droite essaye aussi de récupérer. Donc comment tout cela va fonctionner ?

On peut dire une chose simple : il n'y aura pas énormément de jours de grève, parce que quand vous avez une inflation et un problème de fin de mois, vous perdez une, deux ou trois journées de salaire. C'est pour ça qu'il y a beaucoup plus souvent de luttes en décembre, parce qu'il y a le 13ᵉ mois. Si maintenant, je dois prendre mon risque d'analyseur, je dirais que ça va être un mouvement fort le 19 janvier, qu'il y ait plusieurs grandes journées, mais qu'à côté des grandes journées, il y ait des blocages, les raffineries, les trains, ça, c'est tout à fait possible. Et qu'on aille vers une société de ce style, et vers un mouvement de grève par délégation qu'on a connu, où certains métiers bloquent, et en gros, la plupart des Français soutiennent en disant : allez-y les gars, je suis derrière vous, ça, c'est possible. 

On parle aussi d'une possible "giletjaunisation" de la mobilisation, la comparaison est faite parfois avec l'automne 2018, qui a vu naître le mouvement, alors que les Gilets jaunes n'ont jamais vraiment repris le chemin des ronds-points et des rues. Comment est-ce que vous expliquez cela ? C'est un fantasme ? 

On ne va pas avoir une "giletjaunisation", parce que les Gilets jaunes, c'était le monde de la périurbanité ou des petites villes ou des gens des lotissements, les 60% des Français qui ont un jardin, qui partent travailler en voiture, qui se sont sentis agressés par un pouvoir un peu "bobo urbain", qui a dit : vous faites du 80 kilomètres/heure, on augmente le prix du diesel, on modifie les normes sur les véhicules, et ces gens se sont sentis agressés. Les Gilets jaunes, c'est un montage avec des ouvriers bien sûr, des salariés. Il y avait des petits patrons, il y avait beaucoup de chauffeurs, beaucoup de femmes seules aussi, d'infirmières, de gens divorcés, etc. Donc, c'est une sociologie particulière, ce n'est pas la même sociologie.

Le dernier livre de Jean Viard, Un juste regard, se souvenir pour changer le monde, est paru aux éditions de l'Aube. 

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