GRAND FORMAT. Des premiers symptômes au procès, ces vies soufflées par le Mediator
"Voilà le coupable." Jean-Marie Hollander pose une fine boîte rectangulaire en carton sur la toile cirée vert menthe qui recouvre la table de sa salle à manger. Sur le dessus, l'écriture blanche se détache du fond bleu : "Mediator 150 mg". Ce médicament des laboratoires Servier est à l'origine des problèmes cardiaques de sa femme. Corinne Hollander, 59 ans, a pris pendant dix ans cet antidiabétique, qui était aussi prescrit comme coupe-faim en raison de son effet anorexigène. Elle voulait maigrir et garder la ligne. Comme Dominique Boussinot, 68 ans, qui en a consommé en 1997 et 1998. Et Lucile Lefèvre, du même âge, à qui on a prescrit le Mediator pendant des années pour accompagner son traitement contre le diabète.
Essoufflées, gênées pour respirer, fatiguées... Les trois quarts des victimes du Mediator sont des femmes et leurs symptômes sont les mêmes. La Cour de Cassation l'a reconnu en 2017, dans le volet civil de l'affaire : le benfluorex, principe actif du médicament, induit un risque d'hypertension artérielle pulmonaire (HTAP) et de valvulopathies. Autant de dysfonctionnements cardiaques qui ont bouleversé des vies entières. Corinne Hollander, Dominique Poissenot et Lucile Lefèvre ne s'en doutaient pas au moment où elles avalaient, matin, midi et soir, les comprimés blancs avec un grand verre d'eau. Elles témoigneront au procès hors norme de ce scandale sanitaire, qui s'ouvre lundi 23 septembre devant le tribunal correctionnel de Paris.
Dans ce volet pénal, quatorze personnes physiques, dont des cadres des laboratoires Servier ou des experts, comparaissent, notamment pour "tromperie", "escroquerie" et "prise illégale d'intérêts". Autant d'infractions que le groupe conteste formellement et s'attellera à démonter pendant le procès. Onze personnes morales sont également poursuivies, dont les laboratoires Servier et l'Agence nationale du médicament. Ces derniers sont aussi renvoyés pour "homicides involontaires". Car au moins 500 personnes seraient mortes à cause du Mediator. Une estimation qui atteint 2 100 patients, selon les dernières expertises judiciaires. Pascale Sarolea est un nom parmi ces chiffres. Sa fille, Lisa Boussinot, a elle aussi accepté de raconter son histoire à franceinfo, avant de témoigner également au procès.
"Une valvulopathie qui l'a foudroyée"
Pascale Sarolea est morte le 8 mars 2004, chez elle, à Antibes (Alpes-Maritimes). Quinze ans plus tard, sa fille raconte la scène d'une traite, au présent. "J'entends du bruit à l'étage. Je me précipite, je monte. Je découvre ma mère dans l'impossibilité de respirer, avec de la mousse blanche et rosée qui sort de son nez et de sa bouche. Mon père, affolé, appelle les pompiers. Ça dure un quart d'heure. Un quart d'heure d'angoisse. Et, à la fin, le décès de ma mère. J'ai entendu son dernier souffle. Les pompiers ont tenté une réanimation pendant 45 minutes, mais elle était déjà morte. Le lendemain, elle devait m'amener à la fac. Il n'y a jamais eu de lendemain." Lisa Boussinot s'arrête quelques secondes. Puis ajoute : "Ma mère est morte brutalement, d'une valvulopathie qui l'a foudroyée. C'était quelqu'un de très dynamique. Trop jeune pour mourir." Cette professeure de maths, reconvertie en inspectrice de l'Education nationale, était engagée syndicalement et politiquement. Elle avait 51 ans.
Pascale Sarolea a pris du Mediator en 2003, l'année qui a précédé sa mort. Un endocrinologue lui en a prescrit pour soigner une hypertriglycéridémie, c'est-à-dire un taux de graisse dans le sang trop élevé. "Ma mère avait un petit peu de surpoids. Elle voulait aussi arrêter de fumer. Donc ça tombait bien, on pouvait lui prescrire du Mediator pour cette hypertriglycéridémie, et, très certainement, on a dû lui dire que ça allait la faire mincir. Ce qui a été le cas", explique sa fille. Pascale Sarolea perd du poids, mais son souffle aussi s'amenuise.
Dix jours avant sa mort, ma mère a dit à son médecin : 'Je pense que j'ai un cancer des poumons. Je vais mourir.' Il lui a dit ne pas s'inquiéter, que c'était de l'asthme.
Il y a une pointe d'amertume dans la voix de cette juriste de 36 ans. Et une colère froide. "C'était même pas un médicament utile, c'était un adjuvant qui empoisonnait. Si ma mère ne l'avait pas consommé, elle ne serait pas morte."
Pourtant, à la mort de Pascale Sarolea, sa famille ne fait pas le lien avec le Mediator. "On l'a pris comme un coup du sort. La faute à pas de chance. On a commencé par faire notre deuil comme ça", expose Lisa Boussinot. Personne n'a encore détecté ce que certains experts et avocats des parties civiles appellent la "signature Mediator". C'est un fil blanc et brillant qui englue la valve mitrale, cette charnière entre l'oreillette gauche et le ventricule gauche du cœur. Dans le rapport d'autopsie de la défunte, le médecin légiste parle de double valvulopathie, sans véritable explication. Il faudra six années de plus pour comprendre.
"Les articles nous ont mis la puce à l'oreille"
Tic-tac. Tic-tac. C'est le bruit que fait la valve en carbone implantée dans le cœur de Corinne Hollander. On l'entend seulement quand le silence est complet autour d'elle. "Un jour, on m'a demandé si c'était ma montre. Il y en a que ça gêne. Pas moi. Aujourd'hui, je suis en vie grâce à cela", estime la quinquagénaire qui habite près de Saint-Omer (Pas-de-Calais). De cette opération à cœur ouvert, nécessaire pour remplacer la valve mitrale, subsiste une mince cicatrice dans l'encolure en V de son pull gris. Celle que Marc Dantan est venu photographier, pour son livre Visages du Mediator, publié juste avant l'ouverture du procès (éd. Prescrire). Et des blessures invisibles. "J'ai eu la chance d'avoir été prise à temps. J'aurais pu ne plus être là", souffle Corinne Hollander. Ses mains se referment sur le rose bonbon de ses ongles manucurés. Les larmes lui montent aux yeux. "J'ai du mal à en parler." Sa voix s'étrangle. "Heureusement qu'il est là", dit-elle en désignant son mari, assis à sa gauche. "Je suis allé la voir à l'hôpital. Dans sa chambre, il y avait des tuyaux partout. C'est quand même une épreuve assez difficile", se remémore Jean-Marie Hollander. Il se tourne vers sa femme.
Pendant l'opération, le cœur est arrêté, t'es morte quelque part.
Hasard du calendrier, le Mediator est retiré de la vente le lendemain de l'opération de Corinne Hollander. A l'époque, les médias ne se sont pas encore emparés de l'affaire. "Diabète : trois médicaments contenant du benfluorex retirés des pharmacies", titre seulement l'agence France-Presse dans une dépêche. Les articles commencent à se multiplier en 2010, quand l'affaire prend une tournure judiciaire. C'est en juin que l'ampleur du scandale sanitaire est révélée au grand public. Au moment où le livre d'Irène Frachon, Mediator 150 mg, combien de morts ? (éd. Dialogues), surgit dans les rayons des librairies et trouve un fort écho médiatique. En moins de 200 pages, la pneumologue du CHU de Brest (Finistère) fait la démonstration du lien entre prise du Mediator et dysfonctionnements cardiaques. Elle ne vit plus qu'au rythme de cette affaire, à laquelle son visage et son nom sont à jamais associés.
Ses révélations provoquent un sursaut parmi les cinq millions de Français qui ont pris le médicament entre 1976 et 2009. Certains d'entre eux entrevoient enfin une explication à ces maux dont ils souffrent depuis des mois, voire des années. "Les articles de presse et sur internet nous ont mis la puce à l'oreille", résument Corinne et Jean-Marie Hollander. Idem pour Lisa Boussinot, qui se souvient de ce moment avec émotion.
Ce n'était plus du tout la même chose pour ma mère, ce n'était pas une mort naturelle. J'ai commencé à être en colère.
Elle porte plainte en octobre 2010. Deux juges d'instruction sont saisis et une information judiciaire est ouverte en février 2011.
C'est à cette époque que Dominique Poissenot, qui a pris du Mediator pour perdre du poids après une grossesse, témoigne dans Libération. Cette cadre de santé, aujourd'hui à la retraite, vient, elle aussi, de comprendre pourquoi son quotidien est devenu un calvaire depuis dix ans. Elle a quitté sa vie professionnelle prématurément. Se fatigue au moindre effort. "Passer l'aspirateur, c'est une heure allongée ensuite, pour souffler", confie-t-elle à la journaliste venue l'interviewer. Puis elle s'interroge : "Je peux encore vivre cinq, dix, quinze ans, mais dans quel état ?"
"Je n'arrive plus à monter dans ma baignoire"
Impossible de retrouver un compagnon. Je suis devenue un boulet pour les gens. Ils ne comprennent pas quand je suis essoufflée. Je n'ai pas de vie sociale. Je suis handicapée sur ce plan." Neuf ans après, le quotidien de Dominique Poissenot est toujours éprouvant. A 68 ans, cette femme, qui souffre d'hypertension pulmonaire, ne peut plus passer l'aspirateur. Elle a reçu une indemnisation pour qu'une "tierce personne le fasse". Comme elle l'avait confié à Libération, elle est partie méditer en Inde, où elle est restée trois ans. A son retour, en 2013, elle subit une opération à cœur ouvert à l'hôpital Georges-Pompidou, à Paris. La période qui suit est très douloureuse. "Je suis rentrée chez moi à Montpellier. C'était la désolation complète. J'étais seule, confie celle qui refuse de s'apitoyer sur son sort. Cela ne sert à rien de jouer les victimes. Sans me lancer des fleurs, je suis une femme forte et solide."
Après son opération, Dominique Poissenot ne supporte plus la chaleur du Sud. Elle a besoin d'air. Elle déménage dans les Alpes, près de la frontière suisse, où elle se sent "plus à l'aise". "Mais je ne peux pas faire de randonnée, regrette la sexagénaire, très sportive par le passé. Je n'arrive plus à monter dans ma baignoire." Alors elle l'a troquée contre une douche. Elle recommande de ne pas l'appeler après 16 heures : ensuite, elle joue au bridge. "Je n'ai pas trop le choix. A part un peu de piscine, je ne peux pas faire d'activité physique", se justifie-t-elle. Le seul interdit qu'elle brave, c'est l'avion pour partir en vacances en Corse. "J'en avais marre des restrictions !" Un voyage que s'autorise aussi Corinne Hollander, non sans crainte.
En avion, j'ai peur. Je suis très stressée, angoissée. Je me dis toujours que ça va aller mieux, mais je n'arrive plus à faire ce que je faisais avant.
Caissière réassortisseuse pendant trente-cinq ans, Corinne Hollander est en arrêt longue maladie depuis 2016. Elle a fait une croix sur les concerts, ne peut plus tondre son jardin, peine à faire du vélo. "On vit autrement, confirme son mari. Depuis dix ans, on fait des balades chez les médecins."
"Heureusement, il y a les enfants. Et refaire la déco, ça va faire du bien." Les Hollander veulent aménager une chambre au rez-de-chaussée de leur maison pour leurs "vieux jours". Corinne s'accroche à ce projet. Ils peuvent envisager de tels travaux grâce à la somme que l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux (Oniam) leur a versée au printemps. Depuis la création, le 4 août 2011, d'un fonds public dédié, les victimes du Mediator peuvent prétendre à une indemnisation. Les laboratoires Servier ont dû mettre la main à la poche dans le cadre de cette procédure. Néanmoins, les victimes peuvent aussi demander à l'Oniam de se substituer à Servier si elles estiment que l'offre des laboratoires n'est pas assez élevée. C'est le choix qu'a fait Corinne Hollander. Sans révéler le montant, son mari précise qu'elle a obtenu deux fois plus que la somme mise sur la table par l'entreprise. "J'aurais préféré ne pas être malade et ne pas la toucher. C'est pas comme si j'avais gagné au Loto !"
A Dominique Poissenot, les laboratoires Servier ont proposé 70 000 euros. Elle a décliné leur offre et perçu une somme "sept à huit fois" supérieure. Elle a ressenti un immense soulagement lorsqu'elle a reçu le courrier de l'Oniam. "Enfin, on reconnaissait que j'étais victime. J'étais dans une joie extrême." Elle laisse échapper un rire. "Mais je n'ai pas fait la fête !"
J'ai une vie saine, équilibrée. Je ne bois pas, je ne fume pas. J'étais partie pour vivre centenaire, ma pauvre dame !
A l'inverse, les victimes qui ont accepté l'offre d'indemnisation de Servier ont renoncé à toute action judiciaire à l'encontre des laboratoires. Et elles ne peuvent plus parler : leur silence était la contrepartie de l'argent versé. Dominique Poissenot, elle, ne voulait pas se taire. Elle n'a jamais porté plainte. Elle ne voulait pas entrer dans le système judiciaire, jusqu'à ce que Irène Frachon lui demande de témoigner. Elle sera citée par l'avocat Charles-Joseph Oudin, qui représente environ 250 victimes, et va se constituer partie civile pour "tromperie aggravée".
La pneumologue bretonne a une place particulière dans la vie de Dominique Poissenot. "Je l'ai appelée après mon opération." Depuis, les deux femmes échangent régulièrement par téléphone mais ne se sont jamais rencontrées. "Je la vois à la télé." Et sur grand écran : sorti en 2016, le film La Fille de Brest, adapté du livre d'Irène Frachon et réalisé par Emmanuelle Bercot, retrace son rôle dans cette affaire. "C'est elle qui m'a crue dans des symptômes, qui m'a épaulée dans toutes mes démarches, reprend Dominique Poissenot. On se verra au procès ! J'espère y aller mais j'ai besoin d'être assise et qu'on ne mange pas mon oxygène. J'ai tellement de mal à respirer certains jours ! Comme là, aujourd'hui, j'ai un peu d'eau dans les poumons..."
"On veut que justice passe !"
Lucile Lefèvre est tout aussi déterminée à témoigner au procès. Cette victime du Mediator, originaire de Flavigny-le-Grand-et-Beaurain, un village de l'Aisne, ne perd pas son sens de l'humour. "J'espère qu'on obtiendra gain de cause. Alors on se fera une bonne bouffe en remerciant M. Servier pour ces symptômes qu'on aura jusqu'à la fin de notre vie !" "On", ce sont les victimes du Mediator que Lucile Lefèvre a rassemblées, à l'été 2011, lors d'une grande réunion dans une salle de la mairie de Saint-Quentin, à une trentaine de kilomètres de chez elle. Avec l'idée que l'union fait la force. "Plus de 500 personnes m'ont contactée et les gens me téléphonent encore, glisse-t-elle. Je suis une vraie pipelette. Mais au bout d'un moment, je ne peux plus parler, je suis essoufflée, ça s'entend quand je parle." La sexagénaire souffre d'une insuffisance mitrale. On lui a prescrit du Mediator car elle est diabétique. Un problème de santé qui s'est ajouté à son handicap. En fauteuil roulant depuis ses 21 ans, victime de deux accidents de la route, elle a eu quatre enfants, qu'elle a en partie élevés seule.
Pourtant, les épreuves de la vie n'ont pas entamé l'énergie contagieuse de Lucile Lefèvre. Ni son franc-parler.
Parce qu'on était faibles, on a été lésés par des grosses gueules. C'est le pot de terre contre le pot de fer, mais le pot de terre ne va pas se laisser faire.
Toutefois, il ne suffit pas d'une défaillance à une valve cardiaque pour que le médicament de Servier soit automatiquement en cause. Dans le cas de Lucile Lefèvre, le lien entre la fuite mitrale et la prise de Mediator est "probable mais pas certain", précise son avocat, Christophe Donnette, qui représente une vingtaine de dossiers dans les Hauts-de-France. Or, en droit pénal, "il faut prouver qu'on est victime", rappelle-t-il. Et passer une ou des expertises judiciaires, coûteuses et souvent désagréables. En revanche, Christophe Donnette est formel : tous ceux qui ont pris du Mediator peuvent demander réparation pour le préjudice d'anxiété. "Je voudrais que Lucile Lefèvre soit entendue parce que sa constitution de partie civile est recevable sur ce préjudice", explique son avocat. "J'espère que la justice triomphera. Si on gagne, ce sera le plus beau jour de notre vie !", insiste Lucile Lefèvre.
"On veut que justice passe !" : les mots de Lisa Boussinot font écho à ceux de Lucile Lefèvre.
On espère que des sanctions fermes seront infligées à Servier et à tous leurs responsables. Ça dissuadera peut-être d'autres laboratoires de mettre sur le marché des molécules dont ils cachent les effets néfastes pour pouvoir se faire du fric.
Des propos réfutés par le groupe pharmaceutique. "Le procès sera l'occasion pour les laboratoires Servier de se défendre publiquement, l'instruction ayant été jusqu'à présent menée à charge", argumente l'entreprise. "Il est indéniable que des patients ont souffert d'effets indésirables liés à la prise du Mediator, reconnaît, toutefois, le groupe. Les laboratoires Servier réitèrent leurs sincères regrets aux patients touchés par ce drame et à leurs familles. Ils sont la première préoccupation des laboratoires Servier qui, dès 2011, ont pris l'engagement d'indemniser les victimes, un processus aujourd'hui quasiment abouti." Une offre que Lisa Boussinot, qui tient à sa liberté de parole, a refusée. Néanmoins, elle comprend pourquoi d'autres victimes – un peu plus de 3 000, selon Servier – ont accepté. "Ma mère est morte. Les victimes vivantes, elles, doivent vivre tous les jours avec le cœur éclaté."