"Est-ce qu'on trouvera un coupable ?" : l'enquête complexe des autorités sanitaires sur les "bébés sans bras" nés dans les Bouches-du-Rhône
Y a-t-il un excès de cas d'agénésies dans ce département, comme à Guidel (Morbihan) ou à Mouzeil (Loire-Atlantique) ? La délégation régionale de Santé publique France est chargée d'enquêter sur les causes de ces malformations.
Deux ans et demi après la naissance de sa fille, Aurore se dit encore que "c'est la faute à pas de chance". Alice est atteinte d’agénésie transverse du membre supérieur (ATMS) : elle est née sans main droite, sans qu'une cause ait été identifiée – le facteur génétique a été écarté. Mais deux autres petites filles sont nées avec une telle malformation en 2016 et dans un rayon de 30 km autour de l'étang de Berre (Bouches-du-Rhône). L'information a fait les gros titres du Parisien, lundi 21 janvier. Peut-on comparer ces trois cas à ceux du Morbihan et de Loire-Atlantique, médiatisés à l'automne 2018 ? On ne le sait pas encore.
Est-ce qu'un jour on trouvera un coupable, ou la cause ? Je ne sais pas. Mais cela ne fera pas revenir la main de ma fille.
Aurore, mère d'une fille atteinte d'agénésieà franceinfo
"Comme pour tout signalement, une investigation va démarrer. La première étape est la vérification, pour savoir si on est en présence de cas groupés", a expliqué à l'AFP Anne Gallay, une des responsables de l'agence sanitaire Santé publique France, peu après les révélations du Parisien. La Cellule d'intervention en région (Cire) Paca, délégation régionale de Santé publique France, est chargée de mener l'enquête.
Pas de registre régional des malformations
Est-on, ou pas, en présence d'un "cluster" ? C'est la première question à laquelle doivent répondre les médecins épidémiologistes. On parle de "cluster" lorsque le nombre de cas d'agénésies recensés sur une période et dans une zone géographique restreintes dépasse le taux attendu. Pour le calculer, les épidémiologistes utilisent des méthodes statistiques bien spécifiques. Mais encore faut-il recenser les cas… Car il n’existe aucun registre des malformations au niveau national qui pourrait se charger d'un tel travail. Et au niveau régional, il n’y en a que six : en Bretagne, à Paris, aux Antilles, à La Réunion et deux en Auvergne-Rhône-Alpes. La région Paca ne dispose donc pas de registre des malformations congénitales.
C'était le flou total après l'accouchement... Je n'ai eu aucun suivi à ce sujet, ni de prise en charge.
Aurore, mère d'une fille atteinte d'agénésieà franceinfo
Depuis la naissance d'Alice en juin 2016 à Martigues, Aurore n'a rempli qu'un document : une fiche sur la nature de la malformation de sa fille pour le compte du Registre des malformations en Rhône-Alpes (Remera). Elisabeth*, la mère de Claire*, l'une des autres enfants atteints d'agénésie dans les Bouches-du-Rhône, a fait la même chose. C'est elle qui a alerté le Remera à l'automne 2018, après la médiatisation des cas de "bébés nés sans bras". "Il s'agissait simplement de vérifier si c'était bien une ATMS", précise à franceinfo Emmanuelle Amar, la directrice du Remera, qui a révélé l'affaire.
Une réunion pluridisciplinaire prévue en février
De nombreuses familles se sont ainsi tournées vers elle et son registre, même si le Remera n'a pas la possibilité d'investiguer dans les Bouches-du-Rhône, car ce département n'est pas dans son périmètre. "On a collecté toutes les données jusqu'à ce que Santé publique France mette en place son propre système de signalements", indique Emmanuelle Amar. C'est le cas depuis la fin décembre. Pour y parvenir, l'agence sanitaire s'est appuyée sur l'Assedea, l'association de soutien aux familles d'enfants nés avec une malformation de membres.
Contactée par franceinfo, la Cire Paca n'a pas donné suite. Néanmoins, Annie Lévy-Mozziconacci, responsable du centre de médecine fœtale à l'hôpital Nord de Marseille et élue PS de la ville, confirme à franceinfo que l'enquête est lancée. Selon elle, une réunion est prévue le 20 février avec les responsables des Centres pluridisciplinaires de diagnostic prénatal (CPDPN). Annie Lévy-Mozziconacci y participera. Les maternités de la région ont également été sollicitées. "Nous partons dans l'optique de réunir une commission pour rassembler les cas connus d'agénésies dans les cinq dernières années dans les Bouches-du-Rhône, voire, si on peut, en Paca", détaille la généticienne. L'objectif est de cartographier le lieu d'habitation et l'adresse professionnelle de tous ces parents.
Un questionnaire d'une trentaine de pages
Médicaments pris pendant la grossesse, environnement de travail, aliments consommés, travaux effectués, produits ménagers et cosmétiques utilisés… Les médecins épidémiologistes vont ensuite chercher à déterminer s'il existe, ou pas, un facteur de risque commun, en leur faisant remplir un long questionnaire, à l'image de celui rempli par les familles du Morbihan, visible ci-dessous (à partir de la page 14).
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Mais, fin janvier, Aurore attendait toujours un appel de Santé publique France. "Pourtant, s'ils veulent prendre contact avec des familles, ils peuvent trouver les coordonnées… La preuve, vous avez mon numéro, souligne-t-elle. Si on m'envoie un formulaire, je veux bien y répondre. Je vais peut-être essayer de les contacter, au moins pour qu'on me recense totalement." Elle préférerait que ce soit l'inverse : "On est livrés à nous-mêmes… C'est à nous d'aller à la pêche aux infos." De son côté, Elisabeth affirme qu'une visite d'un épidémiologiste de la Cire Paca et d'une généticienne a bien été programmée chez elle fin février.
Des investigations "très complexes"
Les médecins épidémiologistes ne se déplacent pas toujours au domicile des parents. Jean*, qui a effectué un travail d'enquête similaire à la demande de Santé publique France il y a quelques années, a soumis les questions aux parents par téléphone. "C'est délicat, je n'osais pas trop m'imposer chez les gens. On a l'habitude de procéder comme ça", explique-t-il. Une des familles qu'il devait interroger ne l'a jamais rappelé et n'a donc pas été soumise au questionnaire, par manque de temps, selon lui. "On n'a pas de temps imparti pour ces études et régulièrement, des épidémies nous tombent dessus. On est sur tous les fronts", justifie-t-il. Il relate avoir dû travailler, à l'époque, sur des cas de méningites à méningocoques et d'hépatites, des maladies dont les épidémies sont soudaines et donc considérées comme prioritaires par les autorités sanitaires.
Pour investiguer sur les "clusters" d'agénésies, Jean a dû un peu improviser. Il a d'abord adapté sa méthode de travail à partir de celle qu'il utilise pour recenser les cancers. "J'ai aussi lu un document sur une méthode employée en Californie et je l'ai utilisée", relate-t-il. Il s'est également servi du questionnaire sur les habitudes de grossesse élaboré par le Remera pour l'Ain. Il n'était pas seul à mener les investigations : les familles concernées avaient aussi pu rencontrer un généticien dans son service hospitalier. Néanmoins, il s'est senti démuni, car la méthodologie pour enquêter sur ces cas n'est pas clairement définie en France. "L'investigation sur les 'clusters' d'agénésies est très complexe et c'est un problème nouveau, car ces malformations ne sont pas très fréquentes", résume-t-il : seulement 1,7 cas pour 10 000 naissances en France, selon les estimations de Santé publique France. Il pointe aussi les moyens financiers nécessaires pour mener des recherches plus approfondies : "Il y a un effet bénéfique pour les parents, mais tout a un coût."
"On est en train de mettre une rustine"
Dans le Morbihan, en Loire-Atlantique et dans l'Ain, à l'issue d'une telle enquête, aucun facteur commun n'a pu être mis en évidence. Aboutira-t-on à la même conclusion dans les Bouches-du-Rhône? Annie Lévy-Mozziconacci met en garde : les mères ne pourront pas remplir le questionnaire de manière très précise et il est difficile, a posteriori, de recenser précisément tout ce qu'il s'est passé dans l'environnement au moment des grossesses. "Ce travail immense apportera peu de résultats car il est rétrospectif, souligne-t-elle. On est en train de mettre une rustine."
Pour autant, la généticienne ne juge pas cette enquête inutile : "On va toucher du doigt une urgence qui nous a échappé." En plus de militer pour la mise en place "en urgence d'un registre national des malformations congénitales", elle veut en profiter pour changer la méthodologie.
Je ne peux plus dire que c'est la faute à pas de chance, au vu des connaissances qu'on a aujourd'hui sur l'environnement.
Annie Lévy-Mozziconacci, généticienneà franceinfo
Pour aller plus loin, elle souhaite associer à l’enquête des experts de la pollution locale, comme l'Institut écocitoyen de Fos-sur-Mer. Et, à son niveau, elle réfléchit à la mise en place d'un panel d'analyses médicales pour mesurer l’imprégnation de l’environnement sur les femmes enceintes (pesticides, métaux lourds…), "de la même façon qu'on dose la glycémie, précise la généticienne. L'Etat doit prendre en charge ce financement."
* Les prénoms ont été changés.
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