GRAND FORMAT. "Le plus dur, c'est entre 4 et 5 heures du matin" : à la rencontre de Valérie Rogier, infirmière de nuit
Au Moyen-Âge, les seules quatre professions autorisées à travailler la nuit étaient les aubergistes, les boulangers, les haubergiers [des fabricants de hauberts et côtes de maille] et les prostituées". Il est minuit passé, mardi 21 mai, à l'hôpital de Martigues (Bouches-du-Rhône), et le médecin de garde, féru d'histoire, s'est assis dans le poste infirmier du service de cardiologie pour discuter avec l'équipe de nuit. Une distraction bienvenue pour les quatre infirmières alors que dehors, la nuit, épaisse, recouvre tout, et que le temps semble avoir ralenti.
Ces infirmières le savent, les temps ont bien changé depuis le Moyen-Âge : des infirmiers aux policiers en passant par les chauffeurs routiers, ils étaient 4,3 millions de Français, en 2013, à travailler de nuit de manière habituelle ou occasionnelle, soit 16,3% des actifs, selon les données de l'Institut de veille sanitaire. C'est un million de plus qu'il y a vingt ans, et depuis 1990, le nombre de travailleurs de nuit habituels a doublé. Le travail de nuit, nécessaire dans certains secteurs pour la continuité de services d'utilité sociale, croît également pour répondre aux besoins d'une économie mondialisée. C'est pour les femmes que cette progression est la plus marquée, en partie à cause de la levée de l'interdiction du travail de nuit pour elles en 2001.
Les infirmiers, sages-femmes et aides-soignants incluent le plus grand nombre de travailleurs de nuit habituels en France. Franceinfo est allée à la rencontre de l'une d'entre eux et a suivi toute une nuit Valérie Rogier, une infirmière de nuit dans le service de soins intensifs en cardiologie à l'hôpital de Martigues.
"Bonne nuit !"
Sur la route entre Fos-sur-Mer et Martigues, la voiture de Valérie Rogier, une Clio qu'elle a depuis plus de 20 ans, file à toute allure. D'un côté l'étang de l'Estomac, de l'autre la mer Méditerranée, le ciel qui rosit, et personne sur la route. "Rien que pour ça, je crois que je préférerais toujours travailler de nuit", dit Valérie. Tous les jours, en allant prendre son poste, elle évite les flux des travailleurs, pour la plupart déjà rentrés chez eux à cette heure, peut-être assis autour de la table du dîner, en famille. C'est le cas du mari de Valérie, qui mangera avec son fils le gratin de pâtes qu'elle leur a préparé et qu'il n'aura qu'à faire réchauffer.
Sur le parking de l'hôpital, qui est en train de se vider, les coéquipières de nuit de Valérie l'attendent. Avant le coup de feu, elles fument une cigarette devant la porte d'entrée du personnel, débriefent les résultats sur Parcoursup de leurs enfants, s'exaspèrent de leur incapacité à obtenir le Code de la route. "On est une famille. Les collègues de travail sont vraiment des amies, on est toutes les confidentes les unes des autres", glisse Valérie. C'est peut-être ce qu'elle préfère, dans le travail de nuit, la solidarité.
Les nuits, ça rapproche.
Valérie se sent plus proche des autres infirmières de nuit, même celles affectées à différents services, dans différents étages que le sien, que des infirmières de jour de son service. Elle ne fait finalement que les croiser. "On a un peu l'impression de ne même pas faire partie de l'équipe du service", dit-elle, expliquant aussi avoir peu de retours sur son travail. Les infirmières de nuit à temps plein ne voient d'ailleurs jamais la cadre de leur service, elles disposent seulement d'une bannette "Liaison personnel de nuit/cadre" dans laquelle elles peuvent glisser des messages si elles souhaitent communiquer avec leur supérieure.
Valérie enlève sa montre et la glisse dans son sac : il est presque 20h15 et une infirmière ne doit rien porter sur ses mains ou poignets. Elle n'est vraiment prête qu'après être passée au vestiaire et s'être changée dans sa tenue d'infirmière, chaussée de ses Crocs roses. Elle a gardé ses boucles d'oreilles, deux petits palmiers dorés. Dans le service, les infirmières de l'après-midi, qui finissent à 21 heures, en sont à leurs derniers affairements avant de pouvoir rentrer chez elles.
A 20h30, Valérie est briefée par sa collègue de l'après-midi pendant environ une demi-heure. Pour chaque patient, celle-ci explique à Valérie ce qui leur est arrivé ("Elle rentre pour décompensation cardiaque globale à prédominance droite"), leurs antécédents médicaux ("Elle a déjà fait un arrêt cardiaque") et ce qui a été fait pendant la journée ("On a arrêté les bêtabloquants cet après-midi, on a commencé une cure de fer"). Elle lui transmet aussi des recommandations d'usage ("Il va peut-être essayer de se débrancher, sa femme nous a dit de ne pas hésiter à l'attacher") ou lui fait des remarques sur les patients ("Tu vas voir, il est très agréable, assez jovial").
Lorsque les infirmières de jour partent, et que s'échangent des "Bonne nuit !", pour les unes, ils marquent l'imminence d'une nuit de sommeil bien méritée, tandis que pour les autres commence leur nuit de travail. Valérie enfile des bas de contention. Elle est levée depuis plus de douze heures – elle s'est levée à 7h45 avant le départ de son fils pour l'école – et a encore au moins dix heures à tenir debout.
"Au départ, j'ai trouvé ça stressant, d'être sans filet"
En journée, une porte ferme le couloir entre les soins intensifs et la cardiologie. Mais la nuit, elle reste ouverte : "Pour qu'on nous entende s'il se passe quelque chose et qu'on doit crier", explique Valérie. Généralement, elle est seule pour s'occuper des patients en soins intensifs.
Cette nuit, une stagiaire nommée Maéva, étudiante en troisième année d'école d'infirmière, l'accompagne. Valérie était elle-même une toute jeune diplômée lorsqu'elle a été affectée à un poste de nuit. "Quand ma cadre m'a fait passer de nuit, c'était trop tôt pour moi. J'aurais aimé avoir plus d'expérience. Au départ, j'ai trouvé ça stressant, d'être sans filet." Dans le service des soins intensifs, les enjeux ne sont pas des moindres : "Les patients peuvent entrer en décompensation cardiaque à n'importe quel moment", explique Valérie.
Pour Maéva, la présence de Valérie est donc un "confort". Les deux infirmières peuvent ainsi effectuer les tâches les plus physiques et se départager le reste, pour aller plus vite. Surtout dans ce service, elles ont le luxe de pouvoir solliciter le médecin de garde qui dort à leur étage, mais c'est rare qu'elles le fassent. "On travaille en autonomie", explique Valérie, forte de plus de vingt ans d'expérience, qui apprécie de pouvoir organiser son travail comme elle le souhaite et prendre ses propres décisions.
Il faut être débrouillard et pouvoir se dépatouiller seul de pas mal de situations.
En ce début de soirée, rien qui ne sorte de l'ordinaire. Valérie et Maéva passent une première fois dans toutes les chambres, pour relever les tensions, distribuer les médicaments, servir des tisanes à ceux qui en souhaitent. Les patients sont éveillés, et les plus jeunes bavardent avec les infirmières. C'est le seul moment d'échange que les infirmières auront vraiment avec leurs patients pendant les neuf prochaines heures. Après, le sens de leur vigilance sera de veiller au sommeil des malades. Valérie a toujours avec elle, sur un ordinateur installé sur un chariot qu'elle emmène partout, les données vitales de ses patients : rythme cardiaque, tension, etc.
Petit à petit, les alarmes qui retentissent dans le service dès qu'un patient appelle une infirmière se taisent. Dans le silence de l'hôpital, on n'entend que mieux les plaintes d'une femme qui est pourtant dans un autre service. Maéva et Valérie vont prêter main forte à leurs collègues du service de cardiologie pour changer de chambre cette patiente turbulente et ne sont pas de trop, à quatre, pour la calmer.
Valérie et sa stagiaire se rendent dans le poste infirmier pour préparer les médicaments pour leurs collègues qui prendront leur relève au petit matin. Elle allume une petite radio et la pièce se remplit d'un fond de musique. Elles se sont installées juste devant la fenêtre, grande ouverte, et elles sont bercées par une douce brise. Il n'y a aucune lumière allumée dans les immeubles d'habitation à leurs pieds, Martigues dort déjà, sous une lune basse et orangée.
Vers minuit, elles repassent dans toutes les chambres. Les deux infirmières allument seulement la lumière des toilettes, pour ne pas réveiller les malades. "Ça nous suffit largement, on a tellement l'habitude de travailler dans le noir", dit Valérie. Elle doit quand même éclairer un patient avec son téléphone portable. "Ça va te faire drôle de re-travailler de jour", lance Valérie à Maéva. "Moi quand il m'arrive de retourner à l'hôpital de jour, pour une formation ou autre, j'ai l'impression d'être dans une usine, décrit-elle. Le téléphone n'arrête pas de sonner, les familles sont là et il faut les gérer... Au moins la nuit, on est au calme."
"Discuter, ça nous aide à ne pas flancher"
Il est deux heures du matin, les infirmières savent qu'elles ont un peu de temps devant elles. Valérie et Maéva ont rejoint Joëlle et Marjolaine, leurs collègues du service de cardiologie. Elles s'installent dans une salle de réunion qui donne d'un côté sur le service de cardiologie, de l'autre sur celui des soins intensifs. Elles gardent les portes ouvertes, pour entendre la moindre sonnerie ou alarme. "Voilà, c'est une luminosité qui nous convient un peu mieux", souffle Valérie. Les infirmières laissent les lumières éteintes ; la pénombre est une délivrance surprenante. Soulagés de l'agressivité des néons halogènes, les yeux s'adaptent avec apaisement à la fraîcheur de l'obscurité.
Les infirmières étendent une nappe sur la table de réunion, y disposent leurs victuailles : des fruits, du taboulé, du fromage, de la charcuterie, des biscuits, des chocolats de Pâques et autres sucreries pour tromper la fatigue. "Quand on passe au rythme de nuit, on prend toutes du poids", fait remarquer Valérie, qui en est à son troisième café.
La nuit, on a faim. On ne fait que manger, ça nous tient éveillées.
Le surpoids n'est qu'une des conséquences sur la santé des travailleurs de nuit parmi, au choix, une somnolence due à une dette chronique de sommeil, un risque accru de pathologie dépressive et des troubles cardiovasculaires. Le travail de nuit posté est aussi classé comme "cancérogène probable" par le Centre international de recherche sur le cancer de l'Organisation mondiale de la santé. Être exposé à de la lumière la nuit bloquerait en effet la production de mélatonine, aussi appelée "l'hormone de l'obscurité", et cela affaiblirait les défenses immunitaires et favoriserait le développement de tumeurs.
Une ancienne collègue de Valérie, Sylvie Pioli, a d'ailleurs monté l'association Cyclosein pour sensibiliser sur les risques sanitaires du travail de nuit. Sylvie, qui a travaillé trente ans de nuit à l'hôpital de Martigues, a elle-même eu un cancer du sein ; or les résultats d'une étude menée par des chercheurs de l'Inserm montrent que le risque de cancer du sein est augmenté d'environ 30% chez les femmes ayant travaillé de nuit par rapport aux autres femmes. Mais les infirmières de nuit ne bénéficient pas d'un suivi de santé particulier. "On n'est pas suivies du tout, opine Valérie. En 22 ans, j'ai eu cinq visites médicales."
Dans le noir, les conversations vont bon train pour lutter contre le sommeil : "On se raconte des choses qu'on s'est déjà dites 100 fois, mais c'est juste pour alimenter la conversation, ça nous aide à ne pas flancher", dit Valérie. Sur leurs sièges, les infirmières sont seulement éclairées par les moniteurs sur lesquels elles peuvent veiller sur leurs patients paisiblement endormis. Elles le disent toutes, "le plus dur, c'est entre quatre et cinq heures du matin", "l'heure qui fait mal aux cervicales", quand le cou se tord en avant ou en arrière sous le poids d'une tête trop lourde.
A cette heure de la nuit profonde, elles se racontent les "diableries" qu'il leur sont déjà arrivées pendant la nuit : des radios qui se sont allumées toutes seules, des robinets qui se sont ouverts de manière inexpliquée, des portes qui claquent et des bruits de pas sans qu'il n'y ait, apparemment, personne – "Ça c’est certain, il nous est à toutes arrivé quelque chose", témoigne Valérie. Ces bavardages se perdent dans le silence de la nuit. Sur sa chaise, la stagiaire pique du nez, épuisée.
"Ils ne se rendent pas compte ce que c'est, de ne pas dormir"
Le manque de sommeil, c'est un peu comme si on était alcoolisées, parfois quand on sort, on pouffe de rire sans même savoir pourquoi", lâche Valérie. Il est 6h30, elle peut enfin quitter l'hôpital. "En voiture, notre attention dérive", explique-t-elle en traversant le parking vers sa voiture. "Parfois sur la route, j'ai des moments d'absence et il m'arrive de me dire : 'Tiens, je suis déjà arrivée'. Je suis complètement en pilote automatique", décrit-elle.
Arrivée chez elle, Valérie passe tout doucement la porte et se met à chuchoter, tout le monde dort encore. Après s'être concentrée sur la route, elle se sent à nouveau éveillée. "Ah, et bien, quand le chat n'est pas là, les souris dansent", sourit-elle en ramassant la bouteille de bière laissée sur la table basse du salon par son mari. Elle lance le lave-vaisselle plein de la veille : "Comme je suis toujours à la maison en journée, ils ne lancent pas le lave-vaisselle, je le fais", soupire-t-elle. Elle lance aussi une lessive, qu'elle étendra à son réveil. Mais pour l'heure, elle se sert un verre de lait froid, deux biscottes, et s'installe devant les informations.
J'aime bien ce moment pour moi, quand la maison est encore endormie.
Après avoir pris son petit-déjeuner à table, elle s'installe au fond de son canapé en cuir noir. La somnolence reprend ses droits, impérieuse. Mais Valérie attend de voir son mari, qu'elle croise brièvement matin et soir, et aussi l'heure de réveiller son fils de 13 ans avant qu'il ne parte à l'école.
"Les ados sont terribles, ils dorment tellement. Parfois, quand ils sont en vacances, je rentre du travail, je vais me coucher et à midi quand je me lève, ils dorment toujours. Je les réveille et ils râlent, mais eux cela fait depuis la veille au soir qu'ils dorment !" s'indigne-t-elle légèrement. Valérie n'arrive plus à dormir au-delà de midi, alors qu'elle se couche vers 8 heures du matin. "Avec l'âge, je me réveille de plus en plus tôt, constate-t-elle, dépitée. Le pire, c'est que vraiment, j'adore dormir."
Mais avoir son après-midi et sa soirée est aussi, aux yeux de Valérie, l'un des côtés positifs du travail de nuit. "J'ai du temps pour faire toutes les démarches administratives, je ne suis pas obligée d'aller au supermarché le samedi quand tout le monde fait ses courses, et surtout je suis toujours présente pour les enfants. Les seuls moments où je ne suis pas là, ils dorment, donc ils ne s'en rendent pas compte." Mais quatre heures de sommeil peuvent avoir des effets indésirables :
Je n'ai pas un très bon caractère. Ça m'arrive d'être irritable. Mais je pense qu'ils ne se rendent pas compte de ce que c'est, de ne pas dormir.
Ce matin, alors que son mari et son fils se mettent en route pour leur journée, l'heure de tomber dans les bras de Morphée approche. Valérie va fermer les rideaux occultants installés dans sa chambre, et essayer de faire abstraction du bruit de la ville qui s'éveille : les travaux qui reprennent, le passage du facteur et des livreurs, les voitures, les klaxons. Et se glisser dans son pyjama et sous sa couette, "le meilleur moment de la journée", soupire-t-elle d'anticipation. "Bonne nuit !", nous congédie-t-elle sur le pas de sa porte. Dehors, le soleil est déjà haut.
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Texte : Louise Hemmerlé