"Je risque de me retrouver encore dans la peau du méchant" : le casse-tête des enseignants face à la rentrée de lundi
Emmanuel Macron a annoncé dimanche que "les crèches, les écoles, les collèges" allaient rouvrir "à partir du 22 juin" pour "tous les élèves de manière obligatoire". Une décision qui soulève de nombreuses questions chez les enseignants et directeurs d'établissement en raison des problématiques matérielles et sanitaires.
"Ça va être la quatrième rentrée de l'année." A l'autre bout du fil, Pascal*, directeur et enseignant dans une école élémentaire de Dijon (Côte-d'Or) rit un peu jaune. Après septembre 2019, le 11 mai et le 2 juin, il s'apprête à accueillir de nouveaux élèves à partir du 22 juin. Le coronavirus est évidemment passé par là, Emmanuel Macron aussi.
En annonçant dimanche 14 juin que "les crèches, les écoles, les collèges" allaient rouvrir "à partir du 22 juin" pour "tous les élèves de manière obligatoire et selon les règles de présence normales", le président de la République n'a pas forcément simplifié une situation déjà complexe sur le terrain. "On n'est pas très sereins, ni contents de ce qui se passe", glisse Pascal. Car, entre la volonté présidentielle et la réalité dans les établissements, il y a une différence qui pourrait bien faire des déçus.
"On l'a encore appris dans les médias"
La décision d'Emmanuel Macron a en effet pris tout le monde de court. "Je ne m'y attendais pas du tout, peste Clara*, enseignante en CM2 dans le Grand Est, j'étais vraiment en colère. On l'a encore appris dans les médias, on aurait pu au moins recevoir un mail." Ce n'est pas la première fois que le corps enseignant découvre une décision le concernant sans en avoir été informé au préalable. Ainsi, la fermeture des écoles le 16 mars avait été annoncée par le chef de l'Etat dans la soirée du 12 mars, alors que le matin même, le ministre de l'Education, Jean-Michel Blanquer, assurait qu'elle n'avait jamais été envisagée.
Cette promesse présidentielle "est peu prudente et éloignée de la réalité du terrain", estime Francette Popineau, co-secrétaire générale et porte-parole du SNUipp-FSU, jointe par franceinfo, même si, à l'image des autres personnes interrogées, elle salue le caractère "obligatoire" de ce retour au nom du "lien" entre élèves et enseignants.
Le ministre de l'Education nationale a dévoilé, mercredi, ce nouveau protocole. Les règles de distanciation physique dans une même classe à l'école maternelle vont ainsi être abolies. "C'est la même règle que pour les crèches par réalisme, car on sait que ce n'est pas facile de faire respecter cette distanciation physique", a-t-il justifié.
Qu'on laisse les gamins tranquilles, ils semblent qu'ils ne soient pas vecteurs du virus, au moins on ferait de la vraie école.
Claude, directeur d'école maternelleà franceinfo
"Le ministère rassure pour terminer l'année sur une note positive, pour que tout le monde ait une bonne image de l'école et que les enfants aient envie d'y revenir en septembre", salue tout de même le directeur.
"Entre 20 et 30 heures" de réaménagement
Jusqu'à présent, un protocole très strict imposait de prévoir pour chaque élève un espace de 4 m². Dans ce contexte, Pascal accueillait déjà entre 80 et 85 élèves, "la plupart à mi-temps", dans son école élémentaire de Dijon. A partir du 22 juin, une distance d'"un mètre latéral entre chaque élève" est seulement recommandée. Ce système "beaucoup plus souple" doit permettre d'accueillir "tous les élèves", selon Jean-Michel Blanquer. Une analyse loin d'être partagée par les enseignants si les recommnadations sont suivies. "Avec ce protocole, je ne pourrai pas forcément accueillir tous les élèves, je n'ai pas de classe de 80 m² pour mes 23 élèves", souffle Pascal.
Et quand ce n'est pas l'espace qui pose problème, c'est le mobilier. "Dans mes classes qui font 70 m², on a déjà enlevé les meubles et les coins jeux, mais je n'ai pas 75 tables individuelles, alors comment je fais ?" s'interroge Claude. Et quand l'individualisation du matériel fonctionnait pour dix élèves par classe, il paraît difficilement tenable lorsque leur nombre double.
L'augmentation du nombre d'élèves risque aussi de créer des embouteillages au moment du lavage de mains ou du passage aux toilettes. "Mes dix élèves se lavent les mains quand ils arrivent, avant d'aller en récréation, après et au moment de repartir chez eux. Après chaque enfant, il fallait désinfecter le lavabo", détaille Clara.
Heureusement que je n'avais que dix élèves, là, avec tous, ça va être la folie.
Clara, enseignante en élémentaireà franceinfo
Sans oublier que mettre en œuvre ces nouvelles directives prend du temps. A la découverte du protocole pour le premier retour en classe le 11 mai, entre 20 et 30 heures avaient été nécessaires à Pascal pour tout préparer dans son établissement. Lui, comme les autres, sait que le nouveau protocole va demander des réaménagements qu'il faudra réaliser pendant le week-end. "On pense qu'on aménage pour une durée un peu longue, mais au bout de quelques semaines, il faut tout changer", soupire-t-il. "Il va falloir chambouler toutes les classes car vendredi on sera toujours dans l'ancienne configuration, donc samedi il risque d'y avoir du monde dans les écoles", explique Fanny.
"Cela risque de dégoûter du métier"
Depuis le 16 mars et la fermeture des écoles, pour assurer les cours à ses élèves, Clara a "mis de ses côtés [ses] enfants". "Je n'ai pas effectué la continuité pédagogique pour eux, déplore-t-elle. Il y a un sentiment de sacrifice et de frustration de la part des enseignants." Le "prof bashing", le reportage de L'œil du 20 heures, tout ça "fait mal", glisse-t-elle. Dans ce contexte, l'annonce du président de la République pourrait faire naître "du mécontentement chez les parents" dont l'enfant ne pourrait retourner à l'école, envisage Francette Popineau.
On craint que cela se retourne contre les enseignants.
Francette Popineau, du SNUipp-FSUà franceio
Pascal s'y prépare. "Là, on charge beaucoup les directeurs, ce sera à nous de dire 'non', je risque de me retrouver encore dans la peau du méchant, comme au début du déconfinement. C'est dommage qu'Emmanuel Macron n'ait pas dit plus clairement qu'on ferait le maximum selon les capacités de chaque établissement."
Depuis dimanche soir, la directrice de l'école de Clara croule sous les appels de parents venant à la pêche aux informations. L'enseignante n'a pas donné son numéro personnel et communique avec ses élèves et leurs parents via le blog qu'elle a créé. Certains de ses collègues qui ont donné leurs coordonnées "sont harcelés de questions". "On manque de reconnaissance, on a l'impression qu'on est des pions, l'agressivité de certains parents, cela nous plombe, confie-t-elle. Après cette crise, je pense qu'il y aura une vague de démissions parmi les plus jeunes, cela risque de dégoûter du métier."
Une "base" pour la rentrée de septembre
Autre problème, "qui dit plus d'élèves dans les écoles, dit plus d'adultes aussi", souligne Francette Popineau. Alors que Pékin vient de refermer toutes ses écoles après la résurgence du virus dans la capitale chinoise, la syndicaliste estime que la décision d'Emmanuel Macron laisse planer un risque. "On a le sentiment que pour le gouvernement, il n'y a plus de virus, or il faut qu'on agisse avec beaucoup de prudence", ajoute la porte-parole du SNUipp-FSU. "Au départ, tout le monde a salué le fait que le gouvernement ait mis l'accent sur le versant sanitaire, mais là, on a basculé sur le versant économique pour que les parents puissent travailler", analyse Claude. "On est tous pleins de bonne volonté, on veut tous reprendre, mais il faut que les conditions sanitaires s'y prêtent, assure-t-il, alors qu'il ne reste que quinze jours."
Durant ces deux dernières semaines, Jean-Michel Blanquer a promis "de la pédagogie". Dans les faits, cela risque d'être différent.
On ne va pas rattraper les difficultés scolaires, on ne va pas repartir sur de l'apprentissage, mais sur de la vie de classe, de l'écoute.
Fannyà franceinfo
D'autant qu'en temps normal, à cette époque de l'année, les enseignants préparent déjà la prochaine rentrée et que les élèves, notamment les collégiens, ne sont plus tellement concernés. "Cela demande beaucoup de changements pour quinze jours, alors que les manuels vont être rendus la semaine prochaine et que les conseils de classe ont déjà eu lieu", illustre Guillaume*, professeur d'EPS dans un collège du Var. Fanny y voit tout de même du positif : "C'était important de maintenir ce lien avec les élèves et que les enseignants puissent leur dire au revoir. Cette rentrée du 22 juin doit surtout nous servir de base pour notre retour au mois de septembre."
* Les prénoms ont été changés
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