Depuis un an, soignants et chercheurs luttent jour et nuit contre le Covid-19. Dans des services d'urgences saturés, dans le huis clos des Ehpad, au cœur des laboratoires ou dans les coulisses du Conseil scientifique, ils ont dû mettre de côté leurs certitudes pour relever le défi lancé par ce nouveau virus. Arnaud Fontanet, Karine Lacombe, Yazdan Yazdanpanah… Seize d'entre eux racontent une année effrénée, dans un contexte de pression médiatique inédit.
Propos recueillis par Juliette Campion
Janvier 2020
"Je n'anticipe pas l'ampleur de l'épidémie"
Une fois le virus déclaré en Chine, les scientifiques français racontent le temps qu'il leur a fallu pour réaliser qu'il allait arriver dans l'Hexagone.
Un homme masqué dans une rue de Wuhan, en Chine, le 22 janvier 2020, à la veille de l'annonce du confinement de la métropole, où l’épidémie a débuté. GETTY IMAGES
Arnaud Fontanetépidémiologiste à l'Institut Pasteur et membre du Conseil scientifique Mardi 31 décembre 2019, à 13h02, je reçois une notification du site ProMED, qui recense toutes les infections et les épidémies qui se développent dans le monde. Quelques mots font tilt : "pneumonie d'une cause inconnue en Chine, dans la région de Hubei". Je retiens qu'il y a quatre cas recensés chez des personnes qui ont fréquenté un marché de la ville de Wuhan. Chez tout épidémiologiste normalement constitué, "Chine" + "marché" + "pneumonie inconnue", ça rappelle le Sras de 2003. Je ne bondis pas sur mon siège, mais je me dis : "Affaire à suivre..."
Capture d’écran de la notification reçue par Arnaud Fontanet le 31 décembre 2019, indiquant l'apparition d'une "pneumonie" en Chine.
Yazdan Yazdanpanah chef du service des maladies infectieuses à l'hôpital Bichat à Paris et membre du Conseil scientifique Je ne dis jamais que cette maladie est une "grippette", mais là où je me trompe, c'est que je n'anticipe pas l'ampleur de l'épidémie. Ce nouveau coronavirus a une particularité que personne ne connaît encore : les asymptomatiques transmettent le virus, contrairement aux deux coronavirus précédents, le Sras et le Mers.
"L'épidémie prend de l'ampleur parce que les gens commencent à être contagieux trois jours avant que les premiers symptômes n'apparaissent."
Karine Lacombecheffe du service des maladies infectieuses à l'hôpital Saint-Antoine Le 10 janvier, on a un "marathon", une journée consacrée à la préparation des grandes conférences scientifiques, qui réunit de nombreux infectiologues. Arnaud Fontanet et Yazdan Yazdanpanah n'arrêtent pas de sortir pour répondre au téléphone. On les charrie : "Vous faites vos prétentieux avec vos missions ultra secrètes." Eux ne rigolent pas tellement. Ils nous répondent : "Déconnez pas, on est assez inquiets." On prend ça un peu à la rigolade, mais en fait, ils ont déjà pas mal d'informations inquiétantes.
Yazdan Yazdanpanah chef du service des maladies infectieuses à l'hôpital Bichat à Paris et membre du Conseil scientifique On connaît ce genre de virus et quand le gouvernement chinois dit, début janvier, qu'il n'y a pas de transmission inter-humaine, on ne les croit pas. On sait alors qu'il y a 40 cas déclarés provenant du marché aux animaux de Wuhan.
"Un tel nombre, c'est forcément un virus transmis de manière interpersonnelle, il ne peut pas y avoir 40 contaminés uniquement par les animaux."
Arnaud Fontanetépidémiologiste à l'Institut Pasteur et membre du Conseil scientifique Le 20 janvier, le professeur Zhong Nanshan, un pneumologue chinois très réputé, apparaît à la télé et dit : "La situation est extrêmement critique à Wuhan." Des soignants ont été infectés. Trois jours après, Wuhan est confinée, puis c'est toute la région de Hubei, soit 50 millions de personnes. Une mesure sans précédent dans l'histoire des épidémies récentes.
Le pneumologue chinois Zhong Nanshan lors de son apparition télévisée le 20 janvier 2020, durant laquelle il décrit une "situation critique" à Wuhan. AFP
Patrick Zylberman historien de la santé Un vaste filet est jeté sur la société chinoise, où l'on assiste à une sorte de super confinement, extrêmement violent, puisqu'au départ, les habitants n'ont le droit de sortir faire leurs courses qu'une fois par semaine.
Un ambulancier apporte des fournitures médicales à l'hôpital de Wuhan, en Chine, le 26 janvier 2020, trois jours après le début du confinement de la ville. BARCROFT MEDIA / GETTY IMAGES
Karine Lacombecheffe du service des maladies infectieuses à l'hôpital Saint-Antoine A ce moment-là, je ne comprends pas pourquoi l'OMS ne déclare pas l'urgence mondiale. Il y a aussi des cas hors de Chine, on comprend que le virus peut se transmettre entre hommes. Je suis persuadée qu'ils ont passé un compromis avec Pékin pour ne pas stigmatiser les Chinois et, en échange, le gouvernement les laisse accéder à leurs données.
"On sait tous, depuis l'épidémie du Sras en 2003, que les autorités chinoises nous cachent des choses et qu'il y a beaucoup plus de cas que ce qu'ils prétendent".
William Dab épidémiologiste et directeur général de la santé de 2003 à 2005 Fin janvier, je donne un de mes derniers cours au Cnam [le Conservatoire national des arts et métiers], quelques jours avant ma retraite. Je dis à mes étudiants : "S'il s'avère que les asymptomatiques sont contagieux, il n'y a rien que l'on puisse faire pour empêcher une pandémie."
"Ils écarquillent les yeux et clairement ils se disent : 'Le vieux, il a fumé la moquette'."
Gilles Pialoux chef du service des maladies infectieuses de l'hôpital Tenon, à Paris Pendant tout le mois de janvier, je prépare un document PowerPoint. C'est ma grande spécialité : je l'avais fait pour Ebola et pour le chikungunya. Je compile absolument toutes les informations que je trouve sur ce nouveau coronavirus. Je fais un topo à tout l'hôpital, le 29 janvier. Le virus s'appelle alors 2019-nCoV. On imagine qu'il va rester une curiosité scientifique, comme le Sras, qui n'a finalement fait qu'autour de 800 morts.
Extrait du document PowerPoint réalisé par Gilles Pialoux et présenté à l'hôpital Tenon, à Paris, le 29 janvier 2020.
De février à mars
"Tous les voyants passent au rouge"
Les premiers clusters se développent en France, certains hôpitaux commencent à se remplir. Le personnel soignant s'organise, sans vraiment savoir ce qui l’attend.
Dans le Haut-Rhin, l'un des premiers départements français touchés par le Covid-19, le personnel de l'hôpital Emile-Muller de Mulhouse transfère un patient vers un autre hôpital, le 17 mars 2020. SEBASTIEN BOZON / AFP
Olivier Terrier virologue au Centre international de recherche en infectiologie (Ciri), à Lyon Le 14 février, on enregistre, à Paris, le premier décès officiel en France. Un touriste chinois de 80 ans meurt à l'hôpital Bichat. Je pense que ça crée une certaine prise de conscience pour beaucoup de gens. D'un coup, on a un exemple plus proche de nous de la capacité de ce virus à tuer. Jusqu'ici, la menace n'était pas aussi concrète.
William Dab épidémiologiste et directeur général de la santé de 2003 à 2005 Je me retrouve invité sur un plateau de télévision avec François Bricaire [ancien chef du service des maladies infectieuses et tropicales de la Pitié-Salpêtrière]. A ce moment-là, son discours, c'est : "Ne nous trompons pas de priorité : le vrai problème, c'est la grippe." On en discute tous les deux et je lui dis : "Non François, tu te trompes." Il me dit : "Mais toi, tu es trop alarmiste à cause de ce que tu as vécu au ministère avec le Sras en 2003."
"Je sais que si on manque le début d'une épidémie, on perd le contrôle."
Arnaud Fontanetépidémiologiste à l'Institut Pasteur et membre du Conseil scientifique Tout bascule en Europe à partir du 20 février. Un premier cas est déclaré en Italie et, dans les trois jours qui suivent, ils se retrouvent avec des dizaines de contaminations. Puis le professeur d'un collège de Crépy-en-Valois (Oise) meurt. C'est le premier décès d'un Français. Une enquête est menée dans l'Oise : on voit que le virus circule déjà depuis quelques semaines en France. Au même moment, il y a le rassemblement évangélique à Mulhouse, où 2 000 personnes chantent dans un lieu fermé. Les conditions idéales pour la transmission du virus. Les patients arrivent en masse dans les hôpitaux de Colmar et Strasbourg et font basculer le Grand Est. Des croisiéristes de retour d'Egypte, d'Italie et des Caraïbes essaiment dans plusieurs villes d'Ile-de-France. Fin février, tous les voyants passent au rouge.
Jean-Michel Constantin chef du service anesthésie-réanimation à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris
Emmanuel Macron vient dans nos services le 27 février. Ça ressemble à une revue des troupes avant de partir au combat.
"On est dans le même état d 'esprit que des militaires face à leur gradé. Il y a de la fébrilité, mais aussi de l'excitation. On prend vraiment conscience que ça va déferler. "
La visite d'Emmanuel Macron à l'hôpital parisien de la Pitié-Salpêtrière, au lendemain de la mort du premier patient français infecté par le coronavirus, le 27 février 2020.
Gilles Pialoux chef du service des maladies infectieuses de l'hôpital Tenon, à Paris
Notre patient zéro arrive le 22 février à l'hôpital pour une insuffisance rénale. Il revient d'un mariage dans un pays du Maghreb. Il n'a aucun signe évocateur du Covid. Il passe par plusieurs services, où il fait un syndrome de détresse respiratoire aiguë. On le teste, conformément aux recommandations, et on découvre qu'il a le Covid. On tente de tisser ses cas contacts : on y arrive, pas à pas, avec l'Agence régionale de santé (ARS). Ensuite, on est dépassés. Il a contaminé sept membres de sa famille et sept soignants. On est face à un super-contaminateur. Au total, 84 de nos agents sont placés en quatorzaine dans son sillage.
Yazdan Yazdanpanah chef du service des maladies infectieuses à l'hôpital Bichat à Paris et membre du Conseil scientifique
Ce qui me fait peur, c'est qu'il faut convaincre tout le monde de la gravité de ce qui nous attend alors qu'il n'y a presque pas de malades. Les gens n'arrivent pas à réaliser.
"Des médecins disent que j 'ai un accès maniaque, ils ne me croient pas."
Bernadette Guyot directrice de l'Ehpad La Pergola, à Bourg-en-Bresse (Ain) Je commence à commander du matériel : des solutions hydroalcooliques, des gants, des masques et je fais livrer des grosses palettes de nourriture sèche pour nos 95 résidents. J'ai trente et quelques années de métier, j'ai connu pas mal d'épidémies dans ma carrière. Je sais quand le vent tourne et quand ça va nous toucher.
Karine Lacombecheffe du service des maladies infectieuses à l'hôpital Saint-Antoine Le 28 février, on ouvre un centre de dépistage à Saint-Antoine. Je fais les deux premiers jours d'astreinte le week-end et je vois les gens arriver en masse : il y a une queue de dingue devant l'hôpital. Ce sont soit des gens qui reviennent du rassemblement évangélique de Mulhouse soit des touristes qui reviennent d'Asie.
Monica Mazigh médecin généraliste à Nice A Nice, on reçoit des patients qui ont voyagé et qui arrivent de Paris avec des atteintes pulmonaires. Certains ont des pertes de goût, d'odorat, des toux étranges associées à des syndromes grippaux.
"Quand on écoute leurs poumons, on entend un bruit assez bizarre : des crépitations neigeuses. Ce bruit-là, on n'a pas du tout l'habitude de l'entendre."
Astrid Vabret cheffe du service de virologie au CHU de Caen (Calvados) et spécialiste des coronavirus Ça ressemble à un thriller, comme Alerte ou Contagion. Une maladie invisible, rapide, multiforme, qui arrive pendant la saison des virus respiratoires. Autant dire qu'à ce moment-là, le Covid ressemble à tout.
Karine Lacombecheffe du service des maladies infectieuses à l'hôpital Saint-Antoine On a très peu de tests. On teste uniquement les formes graves. Les autres, on les déclare d'emblée positifs. Je leur fais des ordonnances de masques, en leur disant de rester chez eux. Mais des patients m'appellent dans mon service en me disant : "On ne trouve pas de masques !" J'apprends que les stocks sont bloqués et qu'on ne peut pas leur en donner, même sur ordonnance.
Olivier Terrier virologue au Centre international de recherche en infectiologie (Ciri), à Lyon Début mars, on commence à évaluer les molécules candidates pour élaborer un traitement. Je me sens investi d'une grande responsabilité. Dans le même temps, le professeur Raoult annonce vouloir prescrire de l'hydroxychloroquine à tous les malades de la Covid-19. Quelques semaines avant, il déclarait que le virus n'était qu'un gros rhume monté en épingle. Nous, en tant que chercheurs, on alerte : "Attention, ce n'est pas parce que cette molécule fonctionne dans une éprouvette qu'elle est efficace chez l'homme."
Des chercheurs du laboratoire lyonnais Virpath, où travaille le virologue Olivier Terrier, en mars 2020. OLIVIER TERRIER
William Dab épidémiologiste et directeur général de la santé de 2003 à 2005 Un cluster se développe à l'Assemblée nationale. Un député du Haut-Rhin [Jean-Luc Reitzer] ramène le virus et la vie continue comme si de rien n'était, dans un hémicycle bondé, en plein débat sur la réforme des retraites. Les députés débattent, s'invectivent. Sans masque. Ensuite ils partent dispatcher le virus dans toute la France pendant la campagne des municipales.
Jean-Michel Constantin chef du service anesthésie-réanimation à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris Le 4 mars, j'appelle un ami réanimateur à Monza, une ville au nord de Milan, parce qu'on voit bien que la situation commence à devenir critique en Italie.
"Il me répond : 'Ça fait 3 jours que je n'ai pas dormi, il y a des malades partout, tout est saturé, c'est l'horreur.'"
Je me retrouve avec un réanimateur hyper compétent, qui fait le même métier que moi et qui se trouve en situation de panique. Je me dis : "Putain, on va prendre cher."
Une infirmière en réconforte une autre à l'hôpital de Crémone, au sud-est de Milan (Italie), le 13 mars 2020. PAOLO MIRANDA / AFP
Patrick Zylberman historien de la santé Le 6 mars, Olivier Véran déclenche le plan blanc avec un objectif : tout faire pour que les hôpitaux ne soient pas débordés et qu'on ne laisse pas des patients mourir dans les couloirs.
"Le gouvernement se retrouve confronté à une série de situations que les Américains appellent 'catch 22' : quelle que soit la décision qu'il prend, il attire forcément le mécontentement."
Quand il décide d'interdire les visites dans les Ehpad le 11 mars, ça lui est reproché. S'il ne l'avait pas fait, on l'aurait sans doute accusé de laxisme. Même chose quand il décide de maintenir le premier tour des élections municipales, le 15 mars. Ça passe très mal.
Yazdan Yazdanpanah chef du service des maladies infectieuses à l'hôpital Bichat à Paris et membre du Conseil scientifique Jean-François Delfraissy me demande de faire partie du Conseil scientifique : je n'hésite pas, j'accepte. Beaucoup de choses ne sont encore pas claires sur le virus. On ne sait pas où on met les pieds et réfléchir dans un groupe, surtout quand il est pluridisciplinaire, c'est toujours mieux que seul.
Bruno Lina directeur du laboratoire de virologie des Hospices civils de Lyon et membre du Conseil scientifique Le Conseil scientifique travaille de façon autonome : on n'a jamais la présence d'un politique. Jean-François Delfraissy assure l'interface avec le gouvernement. On fait énormément de réunions, c'est astronomique. On travaille tous les jours, même les week-ends. L'exécutif nous pose beaucoup de questions. Parfois on a des réponses, parfois pas. Dans la rédaction des scénarios, on décline tous les risques possibles pour que l'exécutif soit éclairé.
Yazdan Yazdanpanah chef du service des maladies infectieuses à l'hôpital Bichat à Paris et membre du Conseil scientifique
"On a vraiment le sentiment que tout le monde attend une réponse rapidement. Pour moi, c'est difficile à gérer, même d'un point de vue personnel. On a envie de trouver, de rassurer, de dire que ça va aller, mais on ne peut pas. "
Je dirige l'essai clinique Discovery, qui vise à évaluer l'efficacité de plusieurs traitements. Et il y a de grosses attentes. Là, je devrais dire qu'on n'aura pas de résultats rapidement, mais je ne le fais pas. C'est mon erreur. On s'adresse à une population adulte, il faut dire la vérité.
Yazdan Yazdanpanah (à gauche) lors d'une conférence de presse avec le ministre de la Santé, Olivier Véran (à droite), à l'hôpital parisien Bichat, le 17 février 2020. GEOFFROY VAN DER HASSELT / AFP
Arnaud Fontanetépidémiologiste à l'Institut Pasteur et membre du Conseil scientifique La pression est énorme. En intégrant le Conseil scientifique, je ne suis plus dans un rôle d'observateur et je me retrouve précipité dans une crise dont je n'avais absolument pas imaginé la violence ni la rapidité.
Patrick Zylberman historien de la santé Le Conseil scientifique se retrouve dans une position compliquée. Ses membres ont un rôle déterminant : ils conseillent directement le gouvernement et centralisent toutes les rancœurs de l'opinion, qui trouve que ça va trop vite, pas assez vite, que c'est trop contraignant ou pas assez. Notre pays surestime le pouvoir de la science tout en haïssant les experts, c'est très paradoxal.
Christian Meyer chef du service de réanimation de l'hôpital Emile-Muller, à Mulhouse Le lundi 9 mars, la situation est explosive dans le Grand Est.
"Le week-end suivant, on fait quelque chose qu'on est les seuls à avoir fait : on ferme les blocs opératoires et on les transforme en salles de réanimation."
C'est le branle-bas de combat : il faut tout réarmer avec du matériel différent. Les techniciens du biomédical essayent de trouver des pousse-seringues, des pompes, tout ce qu'il faut pour équiper les lits. La pharmacie reconditionne les armoires avec les bons médicaments. On se met en quête de 20 ventilateurs. C'est un travail considérable, tout le monde se donne à fond.
Karine Lacombecheffe du service des maladies infectieuses à l'hôpital Saint-Antoine Du 9 au 13 mars, c'est hyper calme chez nous. Je me prends un dernier week-end tranquille. Le samedi 14 au soir, je suis au restaurant, mon collègue des urgences m'appelle : "Il faut que tu reviennes." J'arrive le dimanche matin, tout est saturé. Il y a des malades partout. Le tsunami s'abat sur Paris.
Jean-Michel Constantin chef du service anesthésie-réanimation à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris En 10 jours, on passe de 100 lits en réanimation à 215 lits de soins critiques. On transforme l'unité de chirurgie ambulatoire en unité de réanimation, on pousse les murs dans les salles de réveil… On a la sensation qu'on va finir par être débordés. On se dit qu'on va couler.
"A un moment, on envisage même de mettre deux malades par lit : c'est complètement fou. Ça fait 25 ans que je fais ça, mais j'avoue que là, je me mets à avoir peur."
De mars à mai
"On a l'impression de vivre une seule longue journée"
Le confinement est instauré, les hôpitaux du Grand Est et de l'Ile-de-France sont submergés. Le matériel manque, les journées sont longues et éprouvantes, même si une solidarité inédite se met en place.
Pour soutenir les efforts des soignants, des Français confinés les applaudissent tous les soirs à 20 heures, comme ici à Nice, le 24 avril 2020. VALERY HACHE / AFP
Patrick Zylberman historien de la santé Quand Emmanuel Macron annonce la mise en place du confinement, le 16 mars, il y a un effet de sidération d'autant plus fort que cette annonce est très dramatisée. Il parle de "guerre". C'est sans doute l'une des raisons pour lesquelles le confinement se fait sans trop d'opposition. Il faut peut-être avoir un discours à la Churchill à ce moment-là : promettre de la sueur, du sang et des larmes pour faire accepter cette mesure inédite.
Yazdan Yazdanpanah chef du service des maladies infectieuses à l'hôpital Bichat à Paris et membre du Conseil scientifique Mes sentiments sont très partagés à l'annonce du confinement. Personne ne peut être content, même si on pense alors que c'est la seule chose à faire pour freiner le virus. Mais personne ne peut être à 100% sûr que ça va marcher.
Jean-Michel Constantin chef du service anesthésie-réanimation à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris
"On est à 60 coups de fil par jour. J'ai des collègues urgentistes du nord de Paris qui pleurent au téléphone parce qu'ils ont des malades intubés que personne ne peut prendre."
Karine Lacombecheffe du service des maladies infectieuses à l'hôpital Saint-Antoine Du 16 mars au 1er mai, il n'y a plus de journées, plus de week-ends : on bosse tout le temps. La tête dans le guidon. On est dans un sentiment d'hypervigilance permanente. La nuit, le jour, on se demande tout le temps : "Qu'est-ce que je dois faire pour que ça tienne ?" On fait dix choses à la fois, on n'a même pas le temps d'avoir peur.
Christian Meyer chef du service de réanimation de l'hôpital Emile-Muller, à Mulhouse
"On organise des transferts de patients par hélicoptère vers les hôpitaux de proximité. A Colmar, puis à Strasbourg, Nancy, Metz… On va de plus en plus loin. A un moment, on a cinq hélicoptères qui tournent en permanence."
Pour préparer un malade ventilé à un transfert, il faut compter pas loin d'une heure. Une fois que le patient est parti, il faut tout désinfecter dans la chambre, le plafond, les murs, le matériel en entier. Ça prend encore une bonne heure. Ensuite, on réarme le box avec du matériel propre. Imaginez, au pic, quand on sort dix patients dans la journée, la charge de travail pour le personnel. C'est colossal.
Stéphanie Panattoni infirmière à l'hôpital de la Timone, à Marseille Nos premiers cas de Covid arrivent début mars et, même si ça se remplit, on ne se plaint pas, par rapport au Grand Est. L'afflux de patients reste gérable, mais on se rend compte que la prise en charge est très longue. On passe du temps à s'équiper, entre le masque, la charlotte, la surblouse, les lunettes de protection… Quand on entre dans la chambre d'un patient Covid, il faut faire tous ses soins d'un coup, on doit respecter un ordre logique très codifié. C'est épuisant.
Sous les yeux d’une soignante, un patient atteint du Covid-19 est évacué de Paris en TGV médicalisé afin de rejoindre un hôpital de Bretagne, où les services de réanimation ont encore des lits disponibles, le 1er avril 2020. THOMAS SAMSON / AFP
Olivier Terrier virologue au Centre international de recherche en infectiologie (Ciri), à Lyon J'ai vraiment un choc personnel quand on commence à avoir le décompte quotidien des morts en France : il y a une surmortalité importante. Quand on donne des cours à nos étudiants, on évoque la pandémie de grippe espagnole de 1918, qui a fait des millions de morts. On connaît cette situation sur le papier, on la décrit, mais ça fait vraiment quelque chose de la voir se dérouler sous nos yeux.
Mathias Wargon chef des urgences de l'hôpital Delafontaine, à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis)
"Dans le 93, on souffre particulièrement, car on se retrouve avec un taux de mortalité plus important qu'ailleurs. Les patients présentent davantage de comorbidités : il y a plus d'obèses, de diabétiques, de maladies cardiovasculaires."
Ce sont des problèmes de santé directement liés à la pauvreté du département. Même si la forte densité de population joue aussi sur le nombre d'infections.
Karine Lacombecheffe du service des maladies infectieuses à l'hôpital Saint-Antoine On entend de plus en plus parler du professeur Raoult et de son équipe dans les médias. On voit des files immenses devant l'IHU. Dès qu'ils détectent une présence du virus, ils mettent les patients sous chloroquine, y compris les enfants. A ce moment-là, on ne sait absolument pas si ça marche. Nous, on se dit : "Mais qu'est-ce qu'ils font ? C'est du grand n'importe quoi." On est assez choqués, surtout qu'il y a un discours propagandiste et très culpabilisant pour les médecins qui n'en donnent pas.
Monica Mazigh médecin généraliste à Nice Pendant le confinement, on ne ferme pas complètement notre cabinet. On reçoit certains patients mais on manque de matériel. On n'a pas de blouses, on se procure les lunettes sur les sites des dentistes.
"Des copains infirmiers nous donnent des vieux masques qui sentent le moisi."
Quand je reçois un patient symptomatique, je me mets deux masques et j'en donne un au patient. C'est énormément de système D.
Karine Lacombecheffe du service des maladies infectieuses à l'hôpital Saint-Antoine On n'a pas de problème de manque d'effectifs, mais plutôt des problèmes de matériel : très vite, on n'a plus de surblouses. On tente les sacs-poubelle, mais on voit que ça ne fonctionne pas.
William Dab épidémiologiste et directeur général de la santé de 2003 à 2005
"On envoie les soignants au front. Ils n'ont pas de masques, pas de blouses, pas de gel hydroalcoolique : ils sont comme des liquidateurs de Tchernobyl."
Gilles Pialoux chef du service des maladies infectieuses de l'hôpital Tenon, à Paris C'est tellement tendu qu'on se fait braquer un camion de 20 000 masques à la sortie de l'entrepôt du fournisseur. Ils disparaissent dans la nature.
Christian Meyer chef du service de réanimation de l'hôpital Emile-Muller, à Mulhouse On se retrouve face à une pathologie absolument inconnue au bataillon, avec des lésions pulmonaires et des évolutions totalement improbables, comme des atteintes au foie, au cœur, aux reins. Rien ne marche en termes de traitements. Très vite, je dis aux médecins : "Là, on ne sait pas, on va reprendre nos fondamentaux." On observe, on tente un traitement, on en change si ça ne marche pas.
Une infirmière tient la main d'un patient dans un service de réanimation dédié aux malades du Covid-19, dans un hôpital de Grasse (Alpes-Maritimes), en mars 2020. FREDERIC DIDES / HANS LUCAS / AFP
Yazdan Yazdanpanah chef du service des maladies infectieuses à l'hôpital Bichat à Paris et membre du Conseil scientifique Mercredi 25 mars, je rentre à la maison et je commence à frissonner. Je fais un test au Covid-19 : il est positif. Au bout du septième jour, je suis extrêmement fatigué, essoufflé, j'ai 40 de fièvre.
"À l'hôpital, mes collaborateurs me disent de passer un scanner. Il est très mauvais : 40% de mon champ pulmonaire est complètement atteint par le virus. Ils m'hospitalisent tout de suite."
C'est très bizarre car, par pudeur, je pensais ne jamais pouvoir être hospitalisé dans mon service, mais à ce moment-là, j'ai l'impression que je ne peux pas aller ailleurs. Le week-end suivant, je suis à la limite de la réa. On me met sous corticoïdes. Il n'y a pas encore les résultats des essais cliniques sur ce traitement, mais en même temps, il n'y en a pas d'autres. Je reste hospitalisé dix jours en tout.
Christian Meyer chef du service de réanimation de l'hôpital Emile-Muller, à Mulhouse On fait face à des décès de confrères, des médecins généralistes qu'on ne réussit pas à sauver. Le cas d'une jeune femme de 38 ans nous marque beaucoup aussi. Elle se retrouve dans un très très mauvais état, elle a deux enfants qui l'attendent à la maison. On manque de la perdre plusieurs fois. On doit sortir des recommandations pour la rattraper. Un cauchemar.
Des agents funéraires ferment le cercueil d'une victime du Covid-19, le 5 avril 2020, dans un hôpital de Mulhouse. SEBASTIEN BOZON / AFP
Gilles Pialoux chef du service des maladies infectieuses de l'hôpital Tenon, à Paris Pendant un temps, on a l'obligation de transférer systématiquement les malades hospitalisés testés positifs vers Bichat et la Pitié-Salpêtrière, les deux centres de référence Covid adultes de Paris. Des cancéreux et des insuffisants rénaux en fin de vie se retrouvent avec une nouvelle équipe de soins qu'ils ne connaissent pas, interdits de visites. Mes confrères, qui les suivent depuis des années, assistent à ça les larmes aux yeux.
Astrid Vabret cheffe du service de virologie au CHU de Caen (Calvados) et spécialiste des coronavirus Au laboratoire, on bosse tout le temps. On a l'impression de ne vivre qu'une seule longue journée. On reçoit les prélèvements des patients du CHU de Caen, mais aussi des autres centres hospitaliers du Calvados, de la Manche et de l'Orne. On double nos effectifs en passant de 30 à 60 personnes.
"Dans le labo, ça grouille, on n'arrête pas. A l'extérieur, il fait beau, plus rien ne bouge, il n'y a plus un bruit."
Jean-Michel Constantin chef du service anesthésie-réanimation à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris C'est la première fois qu'on mange bien à l'hôpital. Tous les après-midis, on reçoit des gâteaux faits maison avec des dessins de gamins : c'est extraordinaire ! C'est hyper agréable de se dire que tout le monde est conscient des efforts qu'on fait.
Des soignants de l'hôpital européen Georges-Pompidou, à Paris, répondent aux applaudissements des résidents voisins le 20 avril 2020, à 20 heures. MEHDI TAAMALLAH / NURPHOTO / AFP
Karine Lacombecheffe du service des maladies infectieuses à l'hôpital Saint-Antoine Je circule en vélo dans les rues de Paris vides. De temps en temps, je pars vers 20 heures et, d'un coup, tout le monde applaudit aux fenêtres.
"Je me dis que c'est pour moi qu'ils applaudissent. J'ai vraiment les larmes aux yeux, surtout les jours où je suis fatiguée."
Stéphanie Panattoni infirmière à l'hôpital de la Timone, à Marseille A la Timone, on reçoit énormément de dons. Des jeunes ingénieurs nous fabriquent des visières de protection : elles nous sont hyper utiles ! Ça nous booste de sentir une telle solidarité.
De juin à septembre
"Les gens se sentent intouchables"
Les beaux jours reviennent et les Français respirent à nouveau. Ce n'est pas le cas des hôpitaux et des laboratoires, qui tournent encore à plein régime.
Le 2 juin 2020 à Paris, trois semaines après le déconfinement, les bars et les restaurants sont autorisés à accueillir des clients, mais uniquement en terrasses. THIBAULT CAMUS / AP PHOTO
Christian Meyer chef du service de réanimation de l'hôpital Emile-Muller, à Mulhouse Dans l'Est, on ne lève pas le pied de l'été. Une fois l'épidémie passée, on essaye de rattraper les retards à cause du Covid : énormément de patients sont en attente, des cancéreux surtout. On a envie de souffler, on est au bout du rouleau. Mais on ne peut pas.
Stéphanie Panattoni infirmière à l'hôpital de la Timone, à Marseille En juillet, on sent un vrai relâchement de la population, ça m'inquiète. Les gens se sentent un peu intouchables. Aux urgences, les patients Covid ne sont pas nombreux, mais on en voit tous les jours. Je leur demande où ils pensent l'avoir attrapé. Très souvent, c'est dans des mariages ou lors de week-ends passés en groupe.
Yazdan Yazdanpanah chef du service des maladies infectieuses à l'hôpital Bichat à Paris et membre du Conseil scientifique C'est la cacophonie dans les médias. Des chercheurs, des scientifiques et des médecins disent des choses très différentes.
"Certains affirment qu'il n'y aura pas de seconde vague, que les jeunes peuvent se faire contaminer et que ce n'est pas grave, qu'ils peuvent faire la fête sans culpabiliser ou que le virus a muté."
Ce sont des choses qui ne tiennent pas la route, mais ça intéresse de nombreux médias pour des raisons d'audience. Plus ce qui est dit sort du commun, plus vous êtes repris, liké, tweeté.
Patrick Zylberman historien de la santé Quand on commence à imposer le masque plus largement, à l'extérieur notamment, de plus en plus de voix s'élèvent. Des personnalités, comme Nicolas Bedos, veulent placer la jouissance avant la prudence et refusent qu'on restreigne leurs libertés, avec l'idée que leur plaisir domine le principe de réalité.
Le bras d'un manifestant lors d'un rassemblement contre le port du masque, place de la Nation à Paris, le 29 août 2020. ADNAN FARZAT / NURPHOTO / AFP
Gilles Pialoux chef du service des maladies infectieuses de l'hôpital Tenon, à Paris Dans une tribune, Bernard-Henri Lévy dit à propos des masques que "l'éthique du visage se voit amputée".
"Qu'il vienne voir les personnes en réa, déformées par les machines, l'intubation scotchée sur la bouche, le cathéter dans le cou : on aura alors un débat sur l'éthique du visage."
Bruno Lina directeur du laboratoire de virologie des Hospices civils de Lyon et membre du Conseil scientifique La population en Auvergne-Rhône-Alpes se densifie pendant l'été. On a pas mal de touristes et des métropoles relativement denses comme Grenoble, Lyon, Saint-Etienne. Et puis l'immunité collective est basse, de l'ordre de 5%, car la première vague a été modérée dans la région. On se retrouve avec un redémarrage progressif dès la mi-août. La situation devient rapidement très difficile à contenir.
Bernadette Guyot directrice de l'Ehpad La Pergola, à Bourg-en-Bresse (Ain) Le virus arrive chez nous fin août, par un patient qui revient de l'hôpital. Il contamine tout son étage à lui seul, car il fait partie des résidents qui ont des troubles cognitifs et que l'on ne peut absolument pas isoler dans leur chambre. Résultat : on se retrouve avec une trentaine de cas.
"On devient un hôpital mais sans les moyens qui vont avec."
Heureusement, les infirmières d'Ehpad sont extrêmement polyvalentes. En temps normal, elles sont deux pour 95 résidents et elles gèrent de multiples pathologies toute l'année, y compris des soins pointus de fin de vie. On enregistre onze décès au total. Jusqu'au 21 septembre, je travaille treize heures par jour, sans un seul jour de repos. C'est très dur, on pleure tous beaucoup.
William Dab épidémiologiste et directeur général de la santé de 2003 à 2005 Quand on regarde les courbes, on voit que le nombre de cas positifs n'est pas strictement parallèle au nombre de gens testés : les cas [positifs] augmentent plus vite. Le risque de reprise est réel.
"On rouvre toutes les vannes à la rentrée de septembre, y compris dans les entreprises et dans les facs, alors même qu'on sait que les ados sont des contaminateurs à 50% asymptomatiques."
Astrid Vabret cheffe du service de virologie au CHU de Caen (Calvados) et spécialiste des coronavirus Le pire mois pour nous, dans les labos, c'est septembre. Le gouvernement annonce tester un million de personnes par semaine. Sauf qu'on se retrouve avec des ruptures de stocks des réactifs et des consommables. J'assiste à des réunions au ministère de la Santé : on voit plein de couacs qui remontent du terrain.
Une file d'attente pour effectuer un test PCR, devant un laboratoire d'analyses parisien en septembre 2020. VOISIN / PHANIE / AFP
Karine Lacombecheffe du service des maladies infectieuses à l'hôpital Saint-Antoine Il y a un tel traumatisme autour du manque de tests au début de l'épidémie qu'Olivier Véran s'engage fin août à déployer un million de tests par semaine. Il tient la promesse, mais derrière, la mise en place est anarchique. Il n'y a pas l'organisation pour gérer.
"Les tests sont pratiqués n'importe comment et il faut parfois cinq jours pour avoir un rendez-vous, cinq jours pour avoir les résultats. Ça n'a plus aucun sens."
Arnaud Fontanetépidémiologiste à l'Institut Pasteur et membre du Conseil scientifique Quand Jean-François Delfraissy déclare que le "gouvernement va être obligé de prendre un certain nombre de décisions difficiles", il se fait recadrer par l'exécutif. C'est un passage délicat. Le sujet du moment, c'est l'acceptabilité des mesures : la France n'est pas prête à entendre parler de mesures contraignantes dans un climat de sortie des vacances.
D'octobre à novembre
"Nos confrères psychiatres sont débordés"
Les contaminations repartent à la hausse dans tout le pays. Chez les soignants, l'adrénaline de la première vague s'est muée en une immense lassitude, doublée d'une grande fatigue.
Le personnel de l'établissement de santé mentale de Ville-Evrard (Seine-Saint-Denis) fait face aux conséquences psychiatriques de la première vague épidémique, le 3 novembre 2020. CHRISTOPHE ARCHAMBAULT / AFP
Stéphanie Panattoni infirmière à l'hôpital de la Timone, à Marseille La deuxième vague arrive début septembre à la Timone et elle est bien plus violente que la première. Il n'y a pas de confinement pour nous aider à réguler. Les patients sont beaucoup plus oxygéno-dépendants qu'en mars, parce qu'ils ont plus de difficultés à respirer. On connaît mieux la maladie et on ne manque pas de matériel. Mais ça dure depuis mars et on est usés.
Jean-Michel Constantin chef du service anesthésie-réanimation à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris La sensation de déferlement est moins nette que lors de la première vague : l'eau monte, et je me dis que, petit à petit, on va finir par se noyer. Le superbe dessin d'un illustrateur iranien résume bien la situation : sous l'eau, un soignant porte à bout de bras un patient alité au-dessus de la surface. C'est exactement ça.
"Par rapport à la première vague, il n'y a plus cette sensation d'effort de guerre. Juste l'effort du travail."
Le dessin de l'illustrateur iranien Bozorgmehr Hosseinpour, publié sur son compte Instagram le 19 novembre 2020.
Béatrice Vernet aide-soignante à l'Ehpad Saint-Vincent, à Bas-en-Basset (Haute-Loire) On a eu la chance d'être complètement épargnés par la première vague, mais la deuxième nous tombe dessus dès le 2 octobre. On ne s'y attend pas du tout. On passe de deux résidents testés positifs à 61 personnes touchées en un mois : 35 résidents et 25 employés.
Patrick Zylberman historien de la santé Emmanuel Macron annonce un reconfinement le 28 octobre, dans un climat où l'opinion est lassée des gestes barrières, du poids permanent du risque et de devoir obéir à des consignes très contraignantes.
L'allocution d'Emmanuel Macron du 28 octobre 2020, suivie depuis un bar parisien. Il y annonce un nouveau confinement de la population. GABRIELLE CEZARD / HANS LUCAS / AFP
Béatrice Vernet aide-soignante à l'Ehpad Saint-Vincent, à Bas-en-Basset (Haute-Loire) On crève de chaud avec notre tenue complète, trois blouses au total. On ressemble à des petits cosmonautes. Les résidents ne nous reconnaissent pas, c'est impressionnant pour eux. Quand je rentre dans les chambres, je leur dis : "c'est Béatrice".
Mathias Wargon chef des urgences de l'hôpital Delafontaine, à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis)
"Clairement, cette fois-ci le Covid, ça fait chier tout le monde. On n'a plus les renforts de province qu'on avait lors de la première vague ni l'adrénaline du début."
Et puis, ce n'est pas intéressant comme maladie pour un urgentiste. On ne peut pas faire grand-chose, il n'y a pas vraiment de traitements.
Stéphanie Panattoni infirmière à l'hôpital de la Timone, à Marseille Le Covid, c'est notre quotidien aux urgences mais aussi chez nous, dans notre sphère privée. Avant, le gel hydroalcoolique et les masques, on n'en voyait que dans notre vie professionnelle. Maintenant, je n'ai plus l'impression d'avoir de coupure. Je quitte la blouse, mais jamais vraiment les masques, ni le gel.
Une médecin du CHU de Strasbourg en train de s'équiper avant de se rendre dans une unité de soins intensifs, le 13 novembre 2020. FREDERICK FLORIN / AFP
Monica Mazigh médecin généraliste à Nice Le deuxième confinement est beaucoup moins bien vécu par nos patients. Je suis confrontée à des situations sociales terribles.
"Je reçois des gens qui ont perdu leur travail, qui sont extrêmement déprimés. Beaucoup font des grosses dépressions liées à leurs difficultés économiques."
Ils viennent pour des antidépresseurs, des anxiolytiques. Mes confrères psychiatres sont débordés : j'ai une amie psy qui n'en peut plus.
Béatrice Vernet aide-soignante à l'Ehpad Saint-Vincent, à Bas-en-Basset (Haute-Loire) Souvent, je me sens impuissante. Je ne pars pas toujours satisfaite de ma journée. Je culpabilise de ne pas avoir fait plus pour les résidents. On les connaît tellement, on a des liens particuliers avec eux. On a envie de tout leur donner, mais on est humains et nos journées sont déjà longues.
Christian Meyer chef du service de réanimation de l'hôpital Emile-Muller, à Mulhouse A Mulhouse, dehors, tout le monde a le masque. Il y a un traumatisme. Il faut avoir en tête que des patients ont perdu leur médecin généraliste du Covid. Ça laisse des traces.
Yazdan Yazdanpanah chef du service des maladies infectieuses à l'hôpital Bichat à Paris et membre du Conseil scientifique On dit beaucoup que ce deuxième confinement n'en est pas vraiment un, notamment parce qu'on laisse les écoles ouvertes. Mais les enfants en ont pris plein la figure pendant le premier confinement, donc c'est quand même une bonne chose que l'éducation puisse se faire.
Karine Lacombecheffe du service des maladies infectieuses à l'hôpital Saint-Antoine On n'est pas saturés parce qu'on déprogramme des opérations. A chaque fois, c'est peut-être une perte de chance pour beaucoup de patients. Ça m'inquiète beaucoup.
On a des tuberculoses qu'on n'avait pas vues depuis une éternité, des retards de diagnostic dans les infections au VIH et des cancers qui se sont aggravés.
"On a du mal à chiffrer tous ceux qui sont morts parce qu'ils n'ont pas eu les soins adéquats."
De novembre 2020 à janvier 2021
"L'arrivée des variants a renforcé l'envie de se faire vacciner"
L'arrivée des vaccins laisse entrevoir aux soignants la lumière au bout du tunnel. Public prioritaire de la campagne vaccinale, ils espèrent montrer l'exemple aux Français encore sceptiques.
Des patients attendent d'être vaccinés contre le Covid-19 au Palais des sports de Lyon, le 14 janvier 2021. LAURENT CIPRIANI / AP PHOTO
Astrid Vabret cheffe du service de virologie au CHU de Caen (Calvados) et spécialiste des coronavirus Je ne m'attendais vraiment pas à ce que les résultats des vaccins soient aussi rapides et surtout aussi bons en phase 3. C'est très impressionnant. D'habitude, les vaccins sont tellement longs à développer que l'épidémie n'est plus là quand ils arrivent sur le marché.
Arnaud Fontanetépidémiologiste à l'Institut Pasteur et membre du Conseil scientifique C'est un bon choix de vacciner les Ehpad en premier car, la grande priorité, c'est de protéger les plus fragiles. On aimerait vacciner tout le monde et vite. Mais le plus logique, c'est de commencer par ceux qui ont des risques de faire des formes graves.
William Dab épidémiologiste et directeur général de la santé de 2003 à 2005 Tout le monde sait que la situation est difficile au niveau de la vaccination. Ce n'est pas tout noir ou tout blanc. Les décisions sont compliquées. Mais il vaut mieux mettre les incertitudes sur la table, être transparent. Ce que ne fait pas le gouvernement. Et du coup, l'adhésion est lacunaire : ce n'est bon ni pour la démocratie ni pour lutter contre l'épidémie.
Le ministre de la Santé, Olivier Véran, visite un centre logistique de région parisienne ayant reçu des doses du vaccin contre le Covid-19, le 22 décembre 2020. GEOFFROY VAN DER HASSELT / AFP
Patrick Zylberman historien de la santé C'est indispensable de mobiliser les généralistes pour la campagne vaccinale, car s'il y a bien une personne en qui la population a confiance, c'est eux. Davantage que des fonctionnaires dans des gymnases qui vaccinent à tour de bras.
Monica Mazigh médecin généraliste à Nice
"Le discours a énormément évolué depuis novembre : mes patients étaient très méfiants et, maintenant, ils râlent parce qu'ils n'ont pas accès au vaccin."
Je constate aussi qu'ils sont tous très au courant. Ils me demandent s'ils vont pouvoir choisir le Pfizer ou le Moderna. Une dame m'a même demandé quand elle aurait accès au Spoutnik [le vaccin russe].
Mathias Wargon chef des urgences de l'hôpital Delafontaine, à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) Le 6 janvier, je me fais vacciner et je poste directement la photo sur Twitter. Je fais exprès de me faire piquer sur la fesse. Je ne suis pas du tout à mon avantage. Mais l'idée, c'est de rendre la vaccination moins solennelle, de dédramatiser le truc... Et d'amuser la galerie. La photo cartonne sur les réseaux sociaux. Elle a un impact médiatique que je n'avais pas anticipé. Elle tourne même dans certaines émissions de télé.
Stéphanie Panattoni infirmière à l'hôpital de la Timone, à Marseille J'étais réticente à me faire vacciner en décembre, à cause du manque de transparence des autorités sanitaires. Et puis, en discutant avec les médecins avec lesquels on travaille, dont certains font de la recherche, je me suis sentie rassurée. Autour de moi, beaucoup de soignants se convertissent aussi. J'ai finalement sauté le pas le 25 janvier : j'ai reçu ma première injection.
Arnaud Fontanetépidémiologiste à l'Institut Pasteur et membre du Conseil scientifique
"Les seuls effets secondaires qui ont été observés, ce sont des réactions allergiques graves – les chocs anaphylactiques – et c'est un cas pour 100 000 avec le vaccin Pfizer et un cas pour 1 000 000 avec le Moderna."
Ces chiffres contribuent vraiment à renforcer la confiance, surtout pour ces nouveaux vaccins qui utilisent la technologie de l’ARN messager.
Une résidente en Ehpad reçoit une dose du vaccin contre le Covid-19 de Pfizer-BioNTech dans un centre hospitalier de Vannes (Morbihan), le 7 janvier 2021. LOIC VENANCE / AFP
Olivier Terrier virologue au Centre international de recherche en infectiologie (Ciri), à Lyon
"Il y a beaucoup de pédagogie à faire : qu'est-ce qu'un vaccin ? En quoi ça consiste ? Il ne faut pas laisser de zones d'ombre, car sinon, c'est le terreau de tous les délires complotistes."
On a un énorme travail à faire, nous les chercheurs, pour essayer d'atténuer cette défiance et faire en sorte que les gens choisissent de se faire vacciner ou non en connaissance de cause, pas pour des raisons déconnectées des faits et de la science.
Monica Mazigh médecin généraliste à Nice Chez les plus jeunes, ils sont carrément contre l'idée de se faire vacciner. Ils ont vraiment peur d'avoir des complications dans vingt ans. Et puis, il y a toujours cette idée conspirationniste qu'on vous injecte un poison.
Astrid Vabret cheffe du service de virologie au CHU de Caen (Calvados) et spécialiste des coronavirus Jusqu'en octobre-novembre, on se disait que, finalement, ce virus ne mutait pas beaucoup. Et puis boum : les nouveaux variants arrivent. Mais pour nous les virologues, ce n'est pas une surprise.
"Il y a un vent d'intérêt pour ces variants parce qu'on veut les tenir responsables de l'échec de certaines politiques sanitaires."
Boris Johnson, le Premier ministre britannique, a expliqué que ce n'était pas de sa faute s'il y avait eu une reprise de l'épidémie après les fêtes : c'est la faute du variant. Il a aussi dit qu'il tuait plus, alors que ce n'est absolument pas prouvé.
De la même manière, on remet en cause l'efficacité des vaccins sur les variants, alors qu'il n'y a pas de données solides sur le sujet. Le Covid souffre du fait que, dès qu'une donnée sort, même si elle n'est pas de bonne qualité, on saute dessus. Et on fait croire n'importe quoi aux gens.
Arnaud Fontanetépidémiologiste à l'Institut Pasteur et membre du Conseil scientifique Actuellement, les données montrent que les vaccins protègent contre les formes graves du Covid-19 mais il y a encore très peu de données sur l'impact du vaccin en termes de transmission du virus. D'ici fin mars, on aura cinq millions de vaccinés. Ce ne sera pas suffisant pour juger de l'effet du vaccin sur la circulation du virus. Il faudra attendre le deuxième trimestre pour avoir des données solides.
Monica Mazigh médecin généraliste à Nice L'arrivée des variants a renforcé l'envie de se faire vacciner. Déjà parce qu'ils sont bien plus contagieux. Mais aussi parce que beaucoup craignent que des mutations plus méchantes, plus violentes, ne finissent par émerger. Donc ils préfèrent s'en prémunir.
Bruno Lina directeur du laboratoire de virologie des Hospices civils de Lyon et membre du Conseil scientifique Charge à nous, les défenseurs du vaccin, de réinstaurer un climat de confiance en disant : "Voilà ce qu'ils peuvent faire, voilà ce qu'ils ne peuvent pas faire, voilà les échecs qu'on aura". Ce n'est pas un produit miracle, mais il est terriblement indispensable.