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"Un arsenal législatif pas adapté à la crise sanitaire" : comment les organisateurs de fêtes clandestines sont-ils jugés dans le contexte de Covid-19 ?

L'organisation de fêtes rassemblant plusieurs dizaines, voire centaines de personnes, en plein couvre-feu et en dépit des mesures sanitaires, déclenche à chaque fois de nombreuses réactions. Mais leurs organisateurs sont-ils réellement condamnés ?

Article rédigé par Noémie Bonnin
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6min
Une rave-party avait été organisée pour le Nouvel An à Lieuron (Ille-et-Vilaine). (MARC OLLIVIER / MAXPPP)

Rave-party du Nouvel An près de Rennes, soirée géante à Marseille, fête clandestine à Reims, Toulouse, Lyon, ou encore Tours... À chaque fois, ces évènements, organisés malgré les restrictions sanitaires liées à l'épidémie de Covid-19 font la une des médias, les choux gras des réseaux sociaux et provoquent de vives condamnations de la part des leaders politiques. Mais que deviennent vraiment les organisateurs de ces soirées ? Sont-ils condamnés ? Sur quels motifs ? Ces procédures reflètent en réalité une grosse part de communication politique, selon certains experts.

"Une interprétation de la loi à la limite de la déformation"

Huit mois d'emprisonnement, dont quatre avec sursis pour l'organisateur d'une fête dans un showroom à Reims. Quatre et six mois de prison pour les initiateurs d'une soirée géante à Marseille. Trois mois d'emprisonnement avec sursis pour avoir lancé un "apéritif sonore" à Lyon, qui a finalement réuni 300 personnes... Les premières condamnations après ces événements festifs en pleine pandémie sont tombées.

Pour toutes ces affaires déjà jugées, le motif de "mise en danger de la vie d'autrui" n'est pas toujours retenu. Et quand il l'est, ce n'est jamais le seul. Pour une simple raison : c'est une qualification loin d'être évidente à prouver. "Ce sont des termes qui font peur, qui font de l'effet sur la population, décrypte Avner Doukhan, avocat au barreau de Paris. Mais pour moi, c'est une infraction qui ne tient pas." Le spécialiste rappelle que l'interdiction de se réunir à plus de six ne concerne pas les fêtes privées.

Par ailleurs, le lien entre l'organisation d'une fête et le "risque immédiat de mort ou de blessure de nature à entraîner une mutilation permanente" (selon l'article 223-1 du Code de procédure pénal) est difficile à établir. Il faudrait prouver que l'organisateur a mis face à face un individu atteint du Covid-19 et une autre personne, qui risque de faire une forme grave de la maladie. D'autant que les fêtes rassemblent des personnes plutôt jeunes, moins exposées justement à ces formes graves.

Des condamnations "vouées à l'échec"

"Le simple fait d'organiser une fête clandestine chez soi n'est pas, d'un point de vue strict, constitutif de 'mise en danger de la vie d'autrui', contrairement à si je traverse la ville à 150 km/h avec ma moto ou ma voiture", complète le professeur de droit public à l'université de Lille Jean-Philippe Derosier. "À mon avis, les condamnations pour 'mises en danger de la vie d'autrui' sont vouées à l'échec", affirme également Evan Raschel, professeur de droit pénal à l’université de Clermont-Auvergne. "Ou alors il faudrait une interprétation de la loi qui est plus que de l'interprétation large, c'est à la limite de la déformation", poursuit-il.

"Le risque, c'est d'élargir le prisme de certaines infractions pour leur faire dire ce qu'elles ne disent pas."

Avner Doukhan, avocat

à franceinfo

L'une des preuves que ce motif de "mise en danger de la vie d'autrui" est fragile dans notre contexte sanitaire actuel, c'est que toutes les procédures ne vont pas au bout, loin de là. "Je sais qu'il y a pas mal de procédures où des personnes placées en garde à vue sur des délits de mise en danger de la vie d'autrui ont abouti à des classements sans suite", raconte maître Doukhan. "L'arsenal législatif qu'on a aujourd'hui n'est peut-être pas adapté à la crise sanitaire qu'on traverse. C'est là qu'en réalité, je trouve que la crise sanitaire met à mal l'État de droit dans lequel on vit", estime-t-il.

Malgré tout, quelques personnes ont bien été condamnées pour des fêtes clandestines. Mais à chaque fois, avec ou pour d'autres fondements retenus que celui de "mise en danger de la vie d'autrui". À Reims, l'homme condamné à huit mois d'emprisonnement dont quatre avec sursis a été jugé notamment pour "travail dissimulé" et "infraction à la législation sur les débits de boisson". À Marseille, pour "complicité de travail dissimulé". "Cela pourrait être aussi par exemple 'tapage nocturne', ou 'consommation de stupéfiants'", poursuit le pénaliste Evan Raschel. "Mais dans ce cas-là, on retombe sur du droit commun. Et on voit bien que c'est un dévoiement du droit commun."

"Une dimension de communication politique"

Pourquoi, alors, ce motif de "mise en danger de la vie d'autrui" est-il si souvent mis en avant, s'il est si difficile à prouver ? "C'est une forme de communication politique de la part des autorités, y compris des autorités judiciaires, pour essayer de donner un sentiment de gravité", analyse Evan Raschel.

"Il y a incontestablement une volonté de marquer le coup", acquiesce Jean-Philippe Derosier. "Il y a une dimension de communication politique très forte. Dans le droit pénal et dans les peines en général, il y a différents objectifs, ce n'est pas que la sanction, il y a aussi la dimension dissuasive. Dans la communication que fait le gouvernement, il cherche à dissuader les uns et les autres d'organiser ces fêtes."

"Les procès qui sont intentés sont des procès pour l'exemple."

Jean-Philippe Derosier, professeur de droit public

à franceinfo

D'autant que le temps de la justice joue en faveur des autorités. Un organisateur de soirées peut être interpellé, placé en garde à vue, mis en examen, parfois même (exceptionnellement) placé en détention provisoire. Même si la condamnation, au bout du compte, est faible, notamment parce que le motif de "mise en danger de la vie d'autrui" n'a pas tenu, la procédure a déjà en partie joué son rôle. "Les poursuites, c'est déjà assez contraignant. C'est le pari fait par les autorités : essayer de décourager ce type de comportement, assure l'avocat Avner Doukhan. Dans la plupart des affaires, hormis quand il y a des comparutions immédiates, les jugements auront lieu dans longtemps, quand on parlera moins de Covid. Ce qui est important, c'est de marquer l'immédiat." D'où l'utilité, aux yeux des autorités, d'invoquer aujourd'hui ce fameux motif de "mise en danger de la vie d'autrui", même si, au final, il n'est pas retenu au moment du jugement.

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