Manque de moyens, de formation, de personnel… Face à la violence en psychiatrie, des soignants démunis
C'était un soir de 2015, en début de garde, aux urgences psychiatriques d'un hôpital parisien. Camille, pédopsychiatre alors en deuxième année d'internat, est appelée en renfort vers 19 heures. L'alarme sonne pour canaliser un patient en crise, "très excité, [et] qui ne supportait pas qu'on puisse l'enfermer", se remémore la jeune femme. "C'est monté très vite dans les tours." Les soignants mobilisés ne cherchent pas à contenir le patient. Libre de ses mouvements, celui-ci fond sur la jeune femme. "Il m'a fracassé le crâne contre un mur dans le couloir. J'ai été opérée d'une triple fracture de la face déplacée", souffle la médecin, la voix tremblante.
Depuis 2005, l'Observatoire national des violences en milieu de santé (ONVS) recueille des signalements d'agressions, comme celle vécue par Camille. En 2021, cette entité a reçu 19 328 signalements sur une plateforme dédiée, parmi lesquels 84% des victimes déclarées sont des soignants (document PDF). Avec 22,2% des signalements déposés cette année-là, la psychiatrie est le domaine le plus touché. Ces chiffres reposent sur les déclarations des soignants et ne rendent pas compte des plaintes et des enquêtes en cours. Afin de mieux protéger les soignants, une concertation a été lancée jeudi 16 février par la ministre déléguée auprès du ministre de la Santé et de la Prévention, Agnès Firmin Le Bodo, avec l'objectif d'aboutir à un plan de lutte avant l'été.
Des atteintes physiques rares, mais à l'impact psychologique important
Paula* est aide-soignante dans une unité fermée de pédopsychiatrie à Paris. La jeune femme, récemment diplômée, supervise les repas, l'hygiène et de la sécurité des patients aux côtés des infirmiers. Souvent confrontée à des situations de crise, elle est coutumière des menaces, crachats et autres griffures qui visent les membres de son unité. "Il vaut mieux avoir la tête dure pour faire mon métier", souffle l'aide-soignante de 25 ans. "On peut se prendre des chaises, ça jette du mobilier dans les chambres…"
En psychiatrie, les violences physiques représentent 38% des signalements faits en 2021. "Si la majorité des patients ne sont pas dangereux, certains présentent un risque accru de violence", précise le dernier rapport en date. La Haute autorité de santé, s'appuyant sur une étude internationale, estimait en novembre 2016 (document PDF) que 2% des patients traversaient de manière répétée des moments de violence. Si les atteintes physiques sont heureusement le plus souvent bénignes, "l'impact psychologique de ces épisodes sont importants", souligne l'autorité publique. Les accès de brutalité concernent souvent les patients hospitalisés sans leur consentement, admis à la demande d'un représentant de l'État ou d'un directeur d'établissement : ces profils sont susceptibles de devenir "hétéro-agressifs", c'est-à-dire de s'attaquer à un autre patient ou à un membre du personnel hospitalier.
Peu d'outils sont donnés aux aide-soignants lors de leurs études, qui ne durent qu'un an. Sur la question de la violence, bien qu'omniprésente en psychiatrie, Paula estime avoir été trop peu préparée. Katia Lupanof, formatrice en Institut de formation des aides-soignants (Ifas), admet que le cursus de base constitue un socle à renforcer obligatoirement une fois en institution. "Si on voulait vraiment bien former les aides-soignants, il faudrait qu'ils passent une année complète en Ifas", jauge Katia Lupanof. La formatrice estime que la question de la violence doit à la fois se travailler en institution et au sein d'une équipe. "Il y a une obligation d'augmenter ses compétences par l'expérience", assure-t-elle. Au sein de son service, Paula n'a reçu que deux journées de formation continue en deux ans. "Nous nous battons pour des draps et des sacs-poubelles... Face à cela, la formation passe à la trappe", fustige la jeune femme.
"Des effectifs réduits à peau de chagrin"
En 1992, le diplôme d'infirmier en soins psychiatriques a disparu pour fusionner avec le diplôme d'Etat infirmier, plus généraliste. Une décision que Camille déplore. "Être infirmier psychiatrique ne s'invente pas. C'est fou qu'on ne forme pas [ces personnels] de manière plus spécifique", s'étonne la pédopsychiatre.
Infirmier spécialiste clinique et membre du conseil du Syndicat National des professionnels infirmiers (SNPI), François Martineau s'estime chanceux d'avoir appris sur le terrain auprès d'infirmiers en soins psychiatriques. Ces derniers lui ont enseigné "des méthodes de désescalade de la violence." Convaincu que ce type de tutorat subsiste lors des stages dans certains établissements, il regrette toutefois un "apport initial en psychiatrie insuffisant", et une "transmission entre pairs qui ne se fait plus correctement, avec des effectifs réduits à peau de chagrin."
Plusieurs syndicats de psychiatrie se sont mobilisés en novembre 2022 à Paris pour alerter sur la pénurie de médecins et d'infirmiers, qui toucherait selon leur décompte "cinq établissements sur six". Dans ce contexte, exercer dans une unité où l'on compte une trentaine de soignants pour vingt patients est une "exception à la règle" estime Sandra Mandez, qui bénéficie de telles conditions dans son métier d'infirmière dans une unité pour malades difficiles. Un tel ratio de soignants par patients permet d'anticiper le passage à l'acte : "La violence est présente en unité pour malades difficiles, mais elle est très bien canalisée. Les patients sont constamment occupés, on les calme avant que la crise n'explose."
Une proposition de loi, votée par le Sénat le 1er février, vise à introduire un ratio minimal de soignants par patient et par spécialité dans les établissements publics de santé. "La psychiatrie sera concernée", assure le sénateur Bernard Jomier (PS), auteur de la proposition de loi. À l'heure actuelle, ces ratios existent dans des services comme la réanimation et les soins critiques, "mais pas en psychiatrie", déplore le sénateur. Mais même en cas d'adoption du texte par l'Assemblée nationale, il faudrait attendre encore quatre ans avant une entrée en vigueur de ces quotas. "Le texte donne deux ans à la Haute Autorité de Santé pour établir une fourchette par spécialité, et deux autres années pour préciser les quotas", ajoute Bernard Jomier.
"J'étais seule face à la plainte"
Samuel Lepastier, psychiatre en région parisienne, souligne qu'il "n'existe pas de traitement miracle contre la violence". Pour la limiter, le praticien prône l'accompagnement humain, car "plus on écoute les patients, moins ils passent à l'acte." Mais lorsque l'agression a lieu, les professionnels de santé cherchent rarement réparation. En 2021, 78% des signalements n'ont pas été suivis d'une démarche judiciaire, selon l'ONVS. L'Observatoire relativise tout de même ce taux, expliquant que les établissements de santé ne sont pas forcément avisés des dépôts de plainte, tout comme des suites judiciaires qui en découleraient.
Le silence autour des questions de brutalité s'explique en partie par la difficulté d'être à la fois soignant et victime. "Parler de violences, c'est tabou, confie Camille. C'est comme si on devait tout supporter." Quatre jours après son agression de 2015, en sortant de l'hôpital, la pédopsychiatre se rend au commissariat pour déposer plainte. L'officier de police judiciaire exige le nom du patient. A-t-elle le droit de le divulguer ? "Ma direction n'a pas su me le dire", se souvient-elle. "Je n'avais pas du tout connaissance de mes droits et des démarches à suivre. J'étais seule dans la plainte", soupire la jeune femme.
En tant qu'interne, Camille aurait pu bénéficier de la protection fonctionnelle, une mesure qui astreint l'administration à "protéger l'agent, lui apporter une assistance juridique et réparer les préjudices qu'il a subis", précise l'ONVS. La pédopsychiatre ne connaissait pas l'existence du dispositif. "Elle a été mal conseillée à l'époque", estime Me Caroline Benhaim, avocate spécialisée en droit de la santé, pour qui ces problèmes sont moins fréquents dans le privé, "où les informations sur les procédures circulent mieux".
"Je ne pourrais peut-être plus travailler"
Après avoir changé d'établissement, Camille finit par persévérer dans sa plainte, soutenue par la suite par sa sœur avocate qui accepte de la représenter. En février 2019, quatre ans après son agression, le patient est reconnu pénalement responsable et condamné pour "violence sur une personne chargée de mission de service public". La psychiatre garde des séquelles : victime de stress post-traumatique, elle n'a jamais pu travailler à nouveau en psychiatrie adulte ou adolescente et redoute une nouvelle agression. "Je ne pourrais peut-être plus travailler. C'est ma grande crainte", confie-t-elle d'une voix blanche.
Contacté par franceinfo, le cabinet de la ministre Agnès Firmin-Le Bodo, qui vient de lancer une concertation sur le sujet, affirme que "l'accompagnement des soignants dans leurs démarches juridiques fera partie des points d'attention des travaux". Des solutions secteur par secteur ne sont toutefois pas envisagées, car "tous les soignants sont concernés par la question des violences en milieu de santé, quelle que soit leur profession". Des conclusions sont attendues pour la mi-mai. Le président du Syndicat des psychiatres français, Maurice Bensoussan, espère des moyens supplémentaires : "Il faut des pistes pour arriver à briser le silence et traiter chaque incident. C'est comme cela qu'on sortira de la violence".
*Le prénom a été modifié.
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