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RECIT FRANCEINFO. Dernière journée de travail pour le médecin de Waldwisse, qui laisse un désert médical derrière lui

Fabien Magnenou le samedi 8 avril 2017

 (FABIEN MAGNENOU / FRANCEINFO)

"Vous êtes venus en autobus ? Je vous préviens, je ne fais pas de tarif de groupe." Il n'est pas encore 8 heures et la salle d'attente est déjà pleine. Aujourd'hui, c'est la der des ders. Près de quarante ans après avoir ouvert son cabinet à Waldwisse (Moselle), le docteur Jean-Claude Courte s'apprête à raccrocher la blouse et le stéthoscope. Le sexagénaire a bien remué ciel et terre, mais personne n'a voulu lui succéder dans ce petit village de 900 habitants, blotti à une encablure de la frontière allemande. Malgré ses plaisanteries et son œil rieur, le médecin de campagne confie qu'il part "les larmes aux yeux, le cœur gros et la rage au ventre".

"En transhumance sans berger"

Dans la matinée, une vingtaine de patients consulteront le Dr Jean-Claude Courte. (FABIEN MAGNENOU / FRANCEINFO)

Certains patients sont juste venus récupérer leur dossier médical. "On est en 2017 et il faut que je vienne avec une clé USB, relève Guy Kegel, le sourire amer. Regardez, je l'ai achetée 9 euros. A 59 ans, je vais maintenant courir dans la nature." Lui et les autres doivent désormais dégoter un nouveau médecin traitant. Et c'est loin d'être évident. "Dans un village voisin, des médecins ont déjà refoulé des gens d'ici, et même des enfants. Ils disent qu'ils n'ont plus de place", raconte Denis. Salarié dans une entreprise allemande, il mise beaucoup sur son médecin du travail. "Avec le départ du docteur, c'est certain, nos conditions de vie vont se dégrader", souffle-t-il.

Jean-Claude Courte, 66 ans, loue les locaux – qui regroupent cabinet et habitation – à la mairie, depuis le 1er janvier 1978. Par deux fois, il s'est associé avec un confrère dans une société civile professionnelle (SCP). La moitié de la patientèle, des honoraires, et la possibilité de prendre des congés. Bref, "que du bonheur". Pendant sept ans, il a trouvé une remplaçante pour ses vacances. Puis d'autres, quelques semaines, ici et là. Et puis, patatras. A Noël, le dernier a jeté l'éponge. Pour continuer, Jean-Claude Courte aurait dû tirer une croix sur ses congés. "J'aimerais que les habitants comprennent que je ne peux pas faire autrement, insiste-t-il, presque coupable. Je veux partir la tête haute. Si je continue quelques semaines de plus, je risque de faire un burn-out."

Au fil des ans, l'ouïe du docteur a diminué, mais sa volonté n'a jamais failli. Gynécologie, pédiatrie, petite chirurgie... Un médecin de campagne touche à tout. Ses interventions lui ont même valu le surnom de Wunnedoktor, "le médecin des plaies". Sur les coups de 10 heures, c'est au tour de Guy Kegel. Le médecin saisit sa clé USB, charge le dossier, signe quelques ordonnances pour des médicaments. Le silence est pesant. "Vous savez docteur, vous avez fait votre job, finit par lâcher le patient. On part en transhumance, mais on n'a plus de berger." Dans la salle d'attente, Jérôme Lenninger enrage contre les pouvoirs publics. Cet exploitant agricole de 30 ans a le sentiment d'être délaissé, voire oublié.

Si demain, on met une bête malade dehors, toutes les associations animales vont nous dénoncer aussitôt. Et ici, il y a pléthore de vétérinaires qui se tirent la bourre. En revanche, nous, les humains, on n'a pas de médecin. On sera moins bien soignés que les bêtes. Il n'y a pas un problème ?

Jérôme Lenninger, agriculteur

La course aux kilomètres

Avec le départ de Jean-Claude Courte, les patients devront faire davantage de route pour consulter un médecin. Un réel problème pour les personnes âgées.  (FABIEN MAGNENOU / FRANCEINFO)

Où dénicher un médecin désormais ? La meilleure option se trouve à Waldweistroff (10 km), mais les trois médecins travaillent dans un cabinet déjà très sollicité. "Il faut écrire sur un tableau pour prendre son tour, explique Jean-Claude Courte, en jetant un regard par-dessus ses lunettes. Un jour, un patient a remplacé un nom par le sien, ce qui a déclenché une altercation." Un peu plus loin, à Sierck-les-Bains (16 km), deux sœurs médecins, qui exercent à mi-temps, refusent les nouveaux patients. Et parmi les cinq autres médecins, l'un a 78 ans, l'autre, 63 ans, et un autre part l'an prochain. A Bouzonville (18,5 km), il en reste quatre – un cinquième est mort la semaine précédente. A Berg aussi (24 km), l'unique docteur devrait bientôt partir. Quant aux urgences, elles se trouvent à Thionville, à 40 km. Le bout du monde. 

Sans véhicule, c'est encore pire. "Je ne peux plus conduire, soupire Roland, 76 ans, ancien sidérurgiste. Mon épouse a été opérée à cœur ouvert. Sans médecin, on se sent en danger." Une angoisse partagée par Stéphanie Rastoka, "inquiète pour [sa] mère hémiplégique et alitée". La malade doit se rendre au cabinet de Waldweistroff pour valider son inscription auprès d'un nouveau médecin traitant. "Elle est incapable de se déplacer, ils ne se rendent pas compte. Je ne peux pas affréter une ambulance spécialisée, personne ne remboursera !" Le médecin lui conseille d'organiser un convoi et d'appeler la presse, pour dénoncer l'absurdité de la situation. Ici, tout le monde connaît son fort caractère.

Avec le départ de Jean-Claude Courte, les habitants de Waldwisse sont désormais au-delà de la moyenne nationale de 8 minutes pour se rendre chez un généraliste. De quoi peser sur la qualité des soins. Quand l'offre est peu présente, les patients ont, en effet, "une plus faible probabilité de recourir à un généraliste dans l’année", soulignait, en 2016, (PDF) l'Institut de recherche et documentation en économie de la santé (Irdes). 

"Pourquoi la campagne ne plaît pas aux jeunes ?"

Le médecin Jean-Claude Courte consacre certains après-midi de la semaine aux visites, comme ici, à Kirschnaumen. (FABIEN MAGNENOU / FRANCEINFO)

Au total, une vingtaine d'habitants défilent dans le cabinet du futur retraité durant cette matinée. Mais Jean-Claude Courte est contrarié. A cause d'un retardataire, il a manqué le reportage du "13 Heures" de Jean-Pierre Pernaut sur TF1 qui lui était consacré. Après le déjeuner, il se replonge dans les cartes d'adieux. Il glisse une lettre entre nos mains, incapable de la relire. "Vous m'avez permis de ne pas ressembler à Albator en recousant mon menton à la veille de la rentrée, écrit la patiente à l'encre bleue. Quand je vois les cicatrices de la plupart de mes amis, je sais que vous avez fait de la haute couture. Soyez la voix des taiseux, oubliés, condamnés à disparaître." Ces derniers jours, Jean-Claude Courte a peu dormi. Il reconnaît "beaucoup de tension" et accuse un peu le coup.

Le vendredi après-midi est réservé aux visites. Direction Kirschnaumen, à travers les routes départementales du secteur, dont le médecin connaît la moindre courbe – "juste de la tôle froissée, lors de deux accidents, en quarante ans. Il y avait de la neige, c'est de ma faute". Vers 15h30, Jean-Claude Courte frappe à la porte. Elise, 79 ans, se remet tout juste d'une opération. "Mais comment je vais faire ? Votre départ me fait mal au cœur." Elle n'a pas de voiture et devra solliciter sa fille, ou alors prendre un taxi. "Mais pourquoi les jeunes médecins ne viennent pas, docteur ? La campagne ne leur plaît pas ?", lance-t-elle. L'ancienne remplaçante du médecin, Déborah Kastler, qui se souvient de "patients formidables", avance quelques éléments d'explication.

A mon sens, il y a deux raisons principales à ces difficultés : la distance et la charge de travail. Médecin de campagne, c'est un sacerdoce. Je travaillais de 8 heures à 20h30.

Déborah Kastler, ancienne remplaçante de Jean-Claude Courte

Les jeunes médecins préfèrent s'installer en ville. Jean-Claude Courte a bien écrit un courrier à une jeune diplômée de Launstroff, un village voisin. "Elle ne m'a même pas répondu, elle ne veut pas en entendre parler", lâche-t-il, contrarié. Depuis 2012, un pacte territoire-santé prévoit des incitations financières pour encourager les jeunes médecins diplômés à s'installer dans les déserts médicaux. "Mais ces incitations financières ratent le coche, estime Jean-Claude Courte. Ce n'est pas un problème d'argent, mais de temps libre et de confort de vie." En effet, ce médecin de campagne gère une patientèle de 1 300 personnes, soit 450 de plus que la moyenne nationale (PDF).

Numerus clausus et préjugés sur la campagne

Jean-Claude Courte se plaint depuis des années du manque de médecins dans les campagnes, comme ici, dans un article du Généraliste paru en 1993. (FABIEN MAGNENOU / FRANCEINFO)

"En France, depuis trente ans, on tourne autour du pot, en laissant pourrir la situation, estime Jean-Claude Courte. La priorité est aujourd'hui donnée aux centres médicaux, mais les jeunes diplômés sont de moins en moins nombreux à vouloir s'installer en libéral." Les cheveux gris du médecin tombent aujourd'hui en une petite mèche dans sa nuque. La difficulté d'attirer des jeunes est d'autant plus vive que la génération du baby-boom prend sa retraite. En Moselle, 63% des médecins ont plus de 55 ans. Selon les prévisions de l'Ordre des médecins local, le département ne comptera plus que 589 docteurs en 2022, contre 875 aujourd'hui. Autant dire une bombe à retardement. 

"Tout le monde le savait, mais personne n'a anticipé. Les médecins n'ont pas été remplacés car les numerus clausus à l'université n'ont pas été adaptés en conséquence", s'agace Jean-Claude Courte. Au début de l'année, la ministre de la Santé, Marisol Touraine, a relevé de 6% le nombre de places en deuxième année de médecine, dans 26 facultés. Ces 478 étudiants supplémentaires portent le total national à 8 124, mais l'université de Nancy, la plus proche, n'est pas concernée. 

Reste une question : ces médecins supplémentaires iront-ils exercer à la campagne ? Rien n'est moins sûr. Après le départ de son associé, en 1993, Jean-Claude Courte tirait déjà la sonnette d'alarme dans Le Généraliste : "Dans 90% des cas, la première question qui m'était posée était de savoir si mon cabinet était au-dessus ou au-dessous de la Loire. Quant aux 10% restants, au seul mot de 'campagne', ça raccrochait."  Il se souvient d'un de ses professeurs de la faculté de Nancy qui déjà, à l'époque, résumait les choses assez crûment. "Il nous disait de bosser pour ne pas finir médecins de campagne et être déportés dans la Creuse, grince-t-il. Je vous passe le sens du mot 'déportés', surtout ici dans la région, mais vous voyez que la médecine générale est dévalorisée. Les campagnes aussi."

En guerre contre la liberté d'installation

La commune de Waldwisse a perdu de nombreux commerces au fil des ans. Il reste toutefois encore une école et deux boulangeries.  (FABIEN MAGNENOU / FRANCEINFO)

Face à ces atermoiments, Jean-Claude Courte a un avis bien tranché. "Le désert médical est partout en France. Il faut instaurer une contrainte géographique et temporaire, dans les campagnes mais aussi dans le 93, d'ailleurs. Si les jeunes médecins refusent de s'installer, ils devraient faire des remplacements là où on a besoin d'eux, du moins pendant quelques années." Le médecin cite volontiers les exemples de l'Allemagne, de la Norvège ou de la Russie, où les décideurs ont limité la liberté d'installation "pour raison de santé publique".

Son avis est d'ailleurs partagé par de nombreux patients et par le maire. "C'était le confident, le psychologue, le chirurgien...", résume Jean-Guy Magard, élu en 2014. Le départ du médecin est un nouveau coup dur, après la fermeture des quatre cafés du village, des deux banques, du garage, de l'épicerie, de la quincaillerie, de la gendarmerie… "Dans dix ou quinze ans, il n'y aura plus de petites communes", se désespère l'élu. En attendant, il ne ménage pas ses efforts : courriers à l'Agence régionale de santé, au préfet, au sous-préfet, à la CPAM, à l'Ordre des médecins… En vain. 

Après avoir consulté le conseil municipal, il a contacté des sociétés spécialisées – des "chasseurs de tête" – pour trouver un médecin et devrait signer un contrat avec l'une d'elles dans quelques jours : "Ça coûte entre 600 et 6 000 euros, selon les prestations, mais le problème, c'est qu'il n'y a aucune garantie que ça fonctionne. On ne peut forcer personne." Ironie du sort, les entreprises contactées lui ont déconseillé d'évoquer le nombre important de patients, pour ne pas effrayer les éventuels candidats. Le maire n'aurait rien contre un médecin étranger. Par le passé, d'ailleurs, Jean-Claude Courte a déjà trouvé un remplaçant roumain, pendant cinq semaines.

Les adieux d'un médecin de campagne

Installé à Waldwisse depuis le 1er janvier 1978, le médecin Jean-Claude Courte dévisse définitivement la plaque de son cabinet, à contrecœur. (FABIEN MAGNENOU / FRANCEINFO)

"Si ça continue, les gens vont se barrer des petites communes." Vers 17 heures, Jean-Claude Courte apparaît, un tournevis à la main. Pendant quelques minutes, plus de coups de gueule, d'appels en faveur d'un "ministère de la Ruralité" ou d'un "Grenelle de la médecine". Mais flotte encore le parfum de son eau de toilette Brut. Sous le soleil mosellan, le médecin dévisse lentement sa plaque dorée, toute rayée par les années. Sans prononcer un mot, il contourne trois prunus en fleur pour recouvrir le panneau du parking avec un sac poubelle, avant d'en scotcher la base. Clap de fin.

A la fin avril, il devra quitter les lieux, avant de déménager définitivement dans sa maison de Meurthe-et-Moselle. "Avec ma femme, nous y allons souvent, cela m'a permis de souffler." Vient l'heure du bilan. "En quarante ans, les médecins ont fait augmenter l'espérance de vie d'entre douze et quinze ans", se félicite Jean-Claude Courte, le sentiment du devoir accompli. Puis il souhaite "bon courage" à Sandrine Bocquet, l'une des deux infirmières libérales de la commune. "Du courage, on en a, sourit-elle. Nous allons avoir un rôle important, nous croyons au maintien à domicile." Début mars, elle s'est installée dans l'ancienne gendarmerie, refaite à neuf pour accueillir deux infirmières et deux cabinets médicaux, qui s'impatientent... sans patients ni médecins.

"Ah ah, non mais tu les as achetées où ?" Le lendemain après-midi, Jean-Claude Courte remplace in extremis ses chaussures éventrées, avant son pot de départ. Plus de 200 personnes viennent saluer leur médecin une dernière fois. Il y a du champagne et des petits fours, des sourires et des larmes. Les cadeaux sont si nombreux qu'il faudra une remorque. On recroise Guy et Stéphanie, mais pas Angèle, rencontrée dans la salle d'attente et inconsolable. Lors des discours, Chantal, l'épouse du médecin, appelle les habitants "à se mettre en guerre". Eux répètent que "de toute façon, tout le monde s'en fout de la campagne". Et quand on demande à Jean-Pierre Courte s'il croit encore au miracle, son diagnostic tombe aussitôt : "Un médecin à Waldwisse ? Je n'ai plus d'espoir pour ici."

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