Entre la France et le Bénin, le casse-tête des restitutions d'œuvres "collectées" durant la période coloniale
Il y a près d'un an, Emmanuel Macron avait fait part de sa volonté de restituer au continent africain des œuvres d'art aujourd'hui conservées en France. Une commission doit lui remettre un rapport sur le sujet, afin de mettre en chantier ces retours. Mais la question reste sensible et agite le monde des musées, des défenseurs et des collectionneurs.
C'est un rapport très attendu dans le milieu de l'art. Après huit mois de travaux, Bénédicte Savoy – historienne de l'art, membre du Collège de France et enseignante – et Felwine Sarr – écrivain, économiste et musicien sénégalais – doivent rendre, vendredi 23 novembre, leurs préconisations sur la possible restitution aux pays africains d'œuvres conservées en France. Le musée parisien du quai Branly est particulièrement concerné, lui qui abrite plusieurs œuvres emblématiques de l'art classique du royaume du Dahomey, situé dans l'actuel Bénin. Ce pays réclame le retour de pièces de son patrimoine, mais la démarche suscite de nombreux débats.
L'expédition d'Alfred Dodds et la chute d'Abomey
Pour comprendre cette requête, il faut remonter à la fin du XIXe siècle. Tout débute avec l'expédition du général métis Alfred Amédée Dodds, issu d'une riche famille de Saint-Louis du Sénégal et formé à Saint-Cyr. Missionné par Georges Clemenceau, l'officier parvient à prendre la ville d'Abomey au roi Béhanzin, en 1892. Plus au nord, la ville de Kétou célèbre cette "libération", car nombre de ses habitants avaient été réduits en esclavage par le souverain, mais cet épisode marque également le début du protectorat français, avec son lot d'injustices et de violences.
Lors de cette campagne, des pillages ont cours et le général évoque lui-même un partage d'objets à la fin de la "colonne", dans une lettre adressée à son frère après la reddition du roi, deux ans plus tard. Ces pièces sont ensuite vendues à des particuliers ou données à des institutions, à commencer par le musée d'ethnographie du Trocadéro.
Aujourd'hui, les principales œuvres de l'art classique béninois sont rassemblées dans des collections en Angleterre, en Allemagne, en Autriche et surtout en France. Le musée du quai Branly compte à lui seul 6 000 pièces du pays africain, parmi lesquelles les portes du palais d'Abomey, des statues royales et des trônes. L'ambassadeur du Bénin auprès de l'Unesco, Irénée Zevounou, estime que plus de 90% des objets patrimoniaux béninois sont aujourd'hui conservés en France, un chiffre difficile à vérifier.
Certaines de ces pièces ont été acquises en bonne et due forme, mais d'autres ont une origine douteuse, parfois liée à des pillages. "C'est une question de justice", estime Louis-Georges Tin, président d'honneur du Cran (Conseil représentatif des associations noires) et favorable aux restitutions. Nous parlons d'objets volés lors de crimes coloniaux."
"Ces biens ont une âme et doivent revenir"
En 2013, l'association lance une campagne lors d'une visite de presse du musée parisien, avant de remuer ciel et terre pour défendre le principe des restitutions : saisine du Conseil des droits de l'homme, voyages au Bénin, lettres des rois et leaders traditionnels d'Afrique... Trois ans plus tard, elle obtient satisfaction. Le Bénin devient le premier pays africain à formuler une demande officielle à la France, à la suite de l'initiative du Cran. En parallèle des canaux officiels, Louis-Georges Tin va lui-même récupérer la lettre cachetée au ministère des Affaires étrangères béninois avant de sauter dans l'avion pour Paris pour la déposer au Quai d'Orsay. Mais le gouvernement de Jean-Marc Ayrault oppose une fin de non-recevoir.
Le Cran revient à la charge après l'élection présidentielle. "Nous avons expliqué aux nouvelles autorités que le gain politique était nul en interne – les Français se moquent du Bénin – et que le gain politique était fort à l'international", résume Louis-Georges Tin, qui évoque une rencontre avec le conseiller "Afrique" de l'Elysée en septembre. Une source diplomatique, toutefois, précise que le Cran n'a jamais fait partie des interlocuteurs de l'Elysée sur cette question, mais que le Conseil présidentiel pour l'Afrique, en revanche, a joué un rôle important. Cette structure, qui regroupe des représentants de la société civile, a été créée en août 2017 en marge des canaux institutionnels.
"C'est le fruit d'une démarche engagée avec le CPA et d'un souhait très clair du président sur cette question", ajoute-t-on, Emmanuel Macron ayant déjà entendu parler des restitutions lors d'un stage de l'ENA effectué à Abuja (Nigeria). Lors d'un discours prononcé à Ouagadougou (Burkina Faso), en décembre 2017, finalement, le président français surprend son monde en réclamant "des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique" dans les cinq ans, estimant qu'il n'existe aucune "justification valable, durable et inconditionnelle (...) à la présence d'une large part du patrimoine culturel" de certains pays en France. Cette décision est concrétisée en mars 2018, avec la création de la commission Savoy-Sarr.
Ces biens ont une âme et [doivent revenir] sur leur terre de création, exposés parmi les leurs, là où tout est en cohérence avec leur essence et où leur histoire révèle davantage leur grandeur que leur asservissement.
Patrice Talon, président de la République du Bénindiscours à l'Unesco, le 1er juin 2018
"Bénédicte Savoy et Felwine Sarr avaient un profil professionnel et sérieux et une légitimité européenne et africaine, explique-t-on de source diplomatique, pour balayer les critiques sur l'absence de conservateurs aux manettes. Pas question de faire un rapport en catimini avec des experts français, il fallait un binôme France et Afrique". Acquise au principe des restitutions, cette commission a toutefois un obstacle de taille : la loi française interdit aujourd'hui d'organiser des restitutions, car le Code du patrimoine prévoit que les collections appartenant à une personne publique sont "inaliénables". Et si la Convention de l'Unesco, signée en 1970, établit que "tout bien culturel ainsi volé" peut donner lieu à des retours, le texte ne prévoit aucun caractère rétroactif.
Deux exceptions confirment la règle, mais il avait fallu promulguer des lois spécifiques : la dépouille de Saartjie Baartman – dite "Vénus Hottentote" – a été remise à l'Afrique du Sud en 2002 et vingt crânes maoris ont été rendus à la Nouvelle-Zélande en 2010. La commission Sarr et Savoy est donc chargée de prévoir une définition juridique évitant le recours à ces dérogations, tout en respectant "notamment des dispositions du Code du patrimoine", précise le Quai d'Orsay. Pas question, par ailleurs, de restituer l'intégralité des collections. La commission doit plancher sur les critères (caractère emblématique, contexte de l'acquisition...) permettant des études au cas par cas.
Le difficile inventaire des œuvres concernées
"Il n'est pas question de rendre tout ce qui est dahoméen, concède Marie-Cécile Zinsou, à la tête d'une importante fondation d'art contemporain. Mais ce n'est pas parce que le Bénin a été colonisé pendant quelques dizaines d'années qu'il doit être privé de son patrimoine". Alors que certains évoquent une potentielle "boîte de Pandore" muséale et la multiplication de requêtes similaires, elle considère qu'il "n'est pas absurde de regarder comment ont été acquises les choses". Ce point entraîne toutefois de nombreuses questions, car il parfois difficile d'établir avec certitude l'origine des œuvres présentées en France.
Exemple au musée d'Angoulême (Charente), qui possède de nombreuses pièces béninoises. La moitié des 6 000 objets du fonds extra-européen provient du legs d'un médecin dans les années 1930. Son petit inventaire manuscrit mentionnait simplement le pays de provenance, l'appellation vernaculaire de l'objet et un commentaire sur l'usage. Cet exemple illustre la difficulté de connaître avec certitude la provenance des objets exposés dans certains musées. "Il faut donc aborder cette question avec nuance, explique la conservatrice Emilie Salaberry. Il serait en effet caricatural de considérer que tous les objets dahoméens sont issus de pillages."
Elle cite notamment le cas de costumes, textiles et chapeaux collectés par un administrateur colonial du Dahomey très proche des populations, au point d'être recadré par la France à plusieurs reprises. Quelques années plus tard, sa fille a fait don au musée de ces objets obtenus en bonne et due forme. "Je prendrais cela comme une trahison de céder des objets qui nous ont été confiés et qui sont aussi la mémoire d'une famille", résume Emilie Salaberry, attentive au contour futur des objets potentiellement concernés par des retours.
Nous ne sommes pas foncièrement contre des restitutions, mais cela peut ouvrir une brèche inquiétante. Je suis attachée à la notion d'objet ambassadeur et ces pièces peuvent également servir de supports pour l'histoire sensible et douloureuse.
Emilie Salaberry, conservatrice du musée d'Angoulêmeà franceinfo
La collection d'Angoulême ne présente pas de pièce emblématique et irremplaçable, a priori, mais d'autres collections pourraient être plus directement concernées, comme celle du musée du quai Branly. Contacté, l'établissement ne souhaite pas s'exprimer avant la remise du rapport. Par le passé, toutefois, son président Stéphane Martin n'a jamais fermé la porte à des restitutions.
"Débat manichéen et péché d'anachronisme"
Certains musées estiment que la question des restitutions ne saurait être un absolu dans le développement culturel africain. A Bruxelles, le musée royal de l'Afrique centrale – l'une des plus importantes collections africaines en Europe – multiplie les partenariats avec les pays concernés. "De la même manière, la France peut tout à fait aider l'Afrique à constituer des collections, à réaliser des financements, à imaginer des prêts…", explique le conservateur Julien Volper, farouchement opposé aux restitutions.
"Dans le cas du Bénin, n'oublions pas que le président Macron a promis en mars 2018 une aide financière importante au président Talon. Une partie des sommes évoquées (plusieurs dizaines de millions rien que pour le secteur touristique béninois) pourrait être utilisée pour acheter des objets d'art, sans vouloir en plus donner des pièces des collections nationales françaises en bonus." Plus largement, ce dernier déplore un "débat manichéen, avec le syndrome d'un méchant conservateur blanc à la mode Black Panther. Faire un procès réel à l'histoire serait un péché d'anachronisme".
Le débat actuel essaie de créer une exception pour la période coloniale, mais la question des prises de guerre n'est pas une spécificité de cette époque ou de l'Europe. Certains musées régionaux du Cameroun, par exemple, ont eux-mêmes des collections basées sur des objets rituels et des trophées de guerre.
Julien Volper, conservateur du musée royal de l'Afrique centrale, à Tervuren (Belgique)à franceinfo
La décision d'Emmanuel Macron est un "effet d'annonce" politique, estime le conservateur, qui souligne aussi la situation paradoxale d'un Etat actif pour réclamer des restitutions mais frileux quand il faut acquérir des pièces privées mises en vente sur le marché ou bien défendre et collecter un patrimoine encore accessible sur place. "Certaines pièces intéressantes sont parties dans les années 1980-90 autour de 9 000 euros, un prix accessible, souligne Julien Volper, conservateur du musée royal d'art d'Afrique centrale de Tervuren. J'ai encore vu des pièces rituelles du vaudoun béninois acquis dans ce pays légalement durant la période post-indépendance proposées à la vente au Bruxelles Art Festival”.
Marie-Cécile Zinsou évoque pourtant un réel appétit du pays pour ce patrimoine qui lui échappe. En témoigne le succès d'une exposition temporaire organisée dans sa fondation cotonoise en 2006 et consacrée au roi Behanzin, avec des pièces prêtées par le quai Branly. "Quelque 275 000 personnes sont venues dans un pays de 10 millions d'habitants, explique-t-elle. La compagnie de téléphonie locale avait envoyé un message à ses abonnés pour annoncer les derniers jours et l'armée avait dû bloquer la rue".
"Le passé, c'est le passé"
En attendant d'hypothétiques restitutions, certains acteurs privés ont pris les devants. C'est le cas du galeriste parisien Robert Vallois, à l'origine d'un Petit Musée de la récade, ouvert en 2015 à Cotonou et dont le fonds est constitué de dons issus de collections privées. Les récades – des sceptres royaux, jadis utilisés pour authentifier les documents – sont une composante importante du patrimoine béninois. L'initiative va plus loin qu'un simple don, puisqu'un centre culturel et un musée ont été construits avec l'appui financier du Collectif des antiquaires de Saint-Germain-des-Prés.
"Je me souviens encore de mon arrivée à l'aéroport de Cotonou avec la récade du roi Glèlè, l'une des plus importantes, raconte Robert Vallois. Il y avait foule et certaines personnes avaient les larmes aux yeux". A l'époque, "personne ne parle de restitution" – un terme empreint de revanche sur l'histoire – mais tout simplement de don. "Le passé, c'est le passé", évacue l'artiste béninois Dominique Zinkpè, qui rejette l'idée d'une réparation par rapport à l'époque coloniale. Ce serait une bataille puérile de dire qu'on nous a pillés, mais j'apprécie le retour des œuvres", poursuit ce peintre et sculpteur, qui gère désormais ce lieu exceptionnel.
Les Béninois connaissent surtout leur patrimoine à travers des catalogues d'expositions, ce qui est très frustrant. Nous voyons les lieux où sont exposées les œuvres mais nous n'y avons pas accès.
Dominique Zinkpè, artiste béninoisà franceinfo
Mais restituer des œuvres ne suffit pas. Encore faut-il un écrin pour les accueillir dans des conditions optimales de conservation. "Au musée historique d'Abomey, il existe de belles œuvres [2 000 pièces authentiques, selon une estimation locale] mais pas autant qu'on pourrait attendre. Les musées existent mais ils sont vides et mal entretenus", souligne l'artiste béninois. Il y a plusieurs années, les derniers conservateurs sont partis à la retraite sans même être remplacés. De quoi susciter des interrogations sur les garanties apportées à l'accueil de nouvelles œuvres.
Interrogée à ce propos, une source diplomatique béninoise botte en touche. "Sur le principe, nous ne sommes pas tenus d'offrir des garanties à la France, car ces œuvres nous appartiennent". Un argument qui agace l'historien de l'art Didier Rykner, attaché à l'inaliénabilité des collections françaises. "Ce type de discours est scandaleux. La France doit protéger le patrimoine universel et cela la concerne." Pour Louis-Georges Tin, il faut dissocier "restitution" et "retour" physique : "Il est important que le Bénin retrouve la propriété juridique de ces objets. Si le pays d'origine n'est pas prêt, il peut toujours organiser une exposition itinérante."
Soucieux de muscler sa politique culturelle, le gouvernement béninois a annoncé la mise en chantier de trois nouveaux musées, espérés à l'horizon 2021. Mi-septembre, le président béninois Patrice Talon a aussi mis en place une commission ad hoc sur la question des retours, afin de réfléchir à l'avenir de ces œuvres. Le gouvernement béninois mise beaucoup sur le tourisme dans son développement, mais cette structure de dix experts souhaite également combler le "traumatisme que leur absence a causé dans l'éducation en Afrique", explique son vice-président Alain Godonou.
Les Français qui suivent des études d'art plastique assistent à des ateliers au Louvre ou visitent des collections d'artistes. Cela nourrit leur créativité, leur intelligence et leurs futures œuvres. Pour les Béninois, ce n'est pas possible.
Alain Godonou, vice-président de la commission béninoiseà franceinfo
Il faudra sans doute plusieurs années avant d'assister aux premiers retours. Mais le mouvement initié par le rapport Savoy-Sarr devrait être scruté par d'autres pays européens, qui pourraient être à leur tour concernés. L'association Bamko-Cran fait déjà pression sur le Parlement francophone de Belgique afin d'obtenir des retours au Congo et le Cameroun réclame des œuvres de la fondation Humboldt, qui s'installe prochainement à Berlin (Allemagne). "Ces demandes ne vont pas dépouiller les musées européens, conclut Marie-Cécile Zinsou. Leurs collections sont immenses."
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