L'affaire Neyret a-t-elle chamboulé la façon dont la police gère ses indics ?
Le policier lyonnais est jugé à partir du 2 mai devant le tribunal correctionnel de Paris. Son cas a-t-il fait évoluer les mentalités dans la police ? Tour d'horizon.
La scène se déroule au fond d'un café miteux. Deux hommes discutent à une table. "Tu pars où cet été en vacances ? - Je sais pas trop, j’ai regardé les prix, la moindre location est à 800 euros la semaine… - Oh, mais je peux t’arranger ça. Ma famille a des villas au Maroc, je t’en loue une à 400 euros ! - Ah oui, bah… Oui alors, je veux bien." Le futur vacancier est un policier, le loueur est son "tonton" – son informateur, en jargon policier.
Ce dialogue est fictif, interprété par un cadre de la police parisienne pour illustrer les pratiques en matière de gestion des informateurs. Selon lui, ce mélange des genres et cette trop grande proximité entre les policiers et leurs sources restent fréquents, malgré l'affaire Neyret.
Le célèbre flic lyonnais est jugé à partir du lundi 2 mai devant le tribunal correctionnel de Paris pour corruption et trafic de stupéfiants (entre autres). Il est poursuivi pour avoir protégé certains de ses informateurs en échange de cadeaux et de voyages, et pour s’être servi sur des saisies de drogue afin de rémunérer des indics.
Le "bureau central des sources"
L’affaire, qui a éclaté en 2011, a secoué le milieu policier lyonnais et au-delà. Y a-t-il pour autant un avant et un après Neyret dans la gestion des "tontons" ? "Chaque policier qui gère des informateurs a nécessairement cette affaire hors norme à l’esprit", relève Isabelle Trouslard, secrétaire nationale du syndicat Synergie-officiers. Depuis 2011-2012, des stages de gestion des sources ont été mis en place pour rappeler les règles en vigueur, indique Jean-Paul Mégret, secrétaire national du Syndicat indépendant des commissaires.
En théorie, le tournant opéré par la police dans ce domaine précède de sept ans l'affaire Neyret. En 2004, la loi Perben II encadre le recours aux indics, longtemps resté opaque et tabou. Ces derniers doivent désormais être enregistrés dans un fichier, baptisé "BCS" pour "bureau central des sources", chapeauté par le Siat, le service interministériel d’assistance technique, dont les locaux sont situés à Nanterre. "Les noms des informateurs sont codés, avec la date de naissance, deux lettres du prénom et du nom, explique Jean-Paul Mégret. Le lieu des serveurs informatiques est confidentiel ; il y a des vies en jeu."
Seules "la justice et l'Inspection générale de la police nationale peuvent consulter les dossiers en cas d’enquête administrative ou judiciaire", note de son côté Frédéric Veaux, directeur central adjoint de la police judiciaire, dans Libération. "Avant son inscription au fichier, l’informateur doit faire l’objet d’un certain nombre de vérifications. On évalue son profil, son casier judiciaire, ses motivations personnelles, ses risques d’exposition dans les procédures."
"Révolution copernicienne" ?
Surtout, un policier ne doit plus gérer seul sa source dans la confidentialité d'un rendez-vous tenu secret. La gestion d’un informateur se fait à deux, avec un retour régulier à l’autorité hiérarchique. "C’est une fausse idée de croire que rencontrer son informateur tout seul est plus efficace", estime un commissaire parisien.
La rémunération des indics est, elle aussi, régulée. "Les critères, c’est l’investissement de la source et le risque pris", poursuit-il, évoquant un seuil de "1 000 euros". "En dessous, c’est 90% des affaires. Exemple type : un policier de la BAC qui rémunère 500 euros un tonton qui lui apporte une nourrice [personne chargée de garder la drogue chez elle] et deux dealers, avec 300-400 g de shit saisis." Pour les 10% restants, les tarifs peuvent se chiffrer entre 5 000 et 10 000 euros en contrepartie d'un bon renseignement sur un gros trafic de drogue, précise le journaliste Christophe Cornevin, auteur du livre Indics : plongée au cœur de cette France de l'ombre qui informe l'Etat (Flammarion, 2011).
La bourse aux indics pourrait s'envoler jusqu'à 100 000 euros pour des informations concernant certains dossiers d'envergure internationale ou d'une très haute sensibilité politico-policière.
Ce barème officieux figure dans une charte d'une vingtaine de pages, distribuée dans les services de police après l'affaire Neyret pour figer noir sur blanc les obligations en matière de gestion d'informateurs. "Il a fallu une révolution copernicienne pour faire entendre à certains qu’une source ne pouvait pas devenir un ami", souligne le commissaire parisien. En 2004, Michel Neyret avait qualifié la nouvelle législation sur les indics de "Bibi Fricotin", se souvient le journaliste Richard Schittly dans son livre consacré à "la chute" de la star de l'antigang. L'ancien flic faisait-il alors figure d'exception ou incarnait-il une génération de policiers biberonnés aux tontons ?
"Ça se passe comme ça depuis Vidocq"
Au sein de l'institution, les avis divergent. Pour Isabelle Trouslard, le cas Neyret reste atypique : "Ce n'est pas une affaire emblématique de la gestion des tontons." Même son de cloche du côté de Jean-Paul Mégret, qui y voit "la dérive" d'un homme seul et non d'un système. "La police a fait n’importe quoi jusque dans les années 1990 !" juge au contraire un cadre de la maison, raillant cette idée reçue "façon flic à l'ancienne" – "J'ai un tonton donc je suis un grand flic." Pour ce pénaliste parisien, la culture de l'indic est solidement ancrée dans l'histoire de la police française : "Ça se passe comme ça depuis Vidocq !" lance-t-il en référence à ce bagnard devenu policier, puis détective au XIXe siècle.
La réforme, je n’y crois pas trop. Et Neyret n’est sûrement pas un cas isolé.
A voir les récentes affaires dont les bœuf-carottes, puis la justice ont été saisis, il est manifeste que les relations borderline entre les policiers et leurs informateurs ne se sont pas arrêtées avec l'affaire Neyret. La plus spectaculaire en date est la saisie de sept tonnes de cannabis à Paris, en octobre 2015, par les douanes. Problème : le trafiquant importateur de la drogue n'était autre qu'un indic de l’Office central de lutte contre le trafic de stups. Comme l'explique i-Télé, il s'agissait d'une "livraison surveillée", une technique destinée à interpeller les grossistes qui se répartissent la marchandise.
Si la livraison contrôlée est autorisée par la loi en France, la provocation à la vente de drogue est interdite. Entre les deux, la limite est parfois ténue. En outre, le trafiquant-informateur ne doit pas être favorisé dans son commerce, surtout s'il s'agit d'un gros bonnet. Dans l'affaire des sept tonnes, l'indicateur, Sofiane H., avait été condamné en 2011 à 13 ans de prison et deux millions d’euros d’amende pour avoir animé un trafic international de cannabis. "Un informateur doit toujours donner plus gros que lui, analyse un ancien ponte des stups. Sinon, le gars va dénoncer ses concurrents pour prendre le monopole."
Un vrai débat au sein de la lutte antidrogue
Selon cette source policière, un vrai débat agite toujours la direction centrale de la police judiciaire, dont dépend la lutte antidrogue (en-dehors des douanes) : "Ceux qui gèrent des affaires très importantes et internationales pensent qu’il faut s’affranchir de certaines règles, d’autres ne sont pas d’accord." Ces liaisons dangereuses sont propres aux stups, plus régulièrement mis en cause dans des affaires, comme le rappelle Le Monde. En cause, selon l'ancien des stups, la politique du résultat. "Un certain nombre de grands directeurs et de ministres ont pris plaisir à poser sur les photos, sans s'interroger sur le dessous des cartes."
"Dans le terrorisme, la gestion des informateurs est plus rigoureuse et pointilleuse. Ce ne sont pas les mêmes flics, ni les mêmes enjeux", relève le commissaire parisien.
Les informateurs, c’est la police des fainéants. On peut faire de belles affaires sans.
"Et puis quand on a une info via une source, c'est beaucoup de boulot pour la faire rentrer en procédure sans compromettre l'informateur", poursuit-il. Ce fameux "renseignement anonyme" qui figure dans les PV est souvent contesté par les avocats. "C'est une zone noire qui laisse la porte ouverte à toutes les magouilles", martèle dans Le Parisien Thomas Bidnic, qui défend un policier dans l'affaire Neyret. "Dans un dossier, j'ai par exemple découvert que le renseignement qui avait initié l'enquête provenait d'une écoute illégale", ajoute son confrère Yassine Yakouti dans le quotidien.
Une liste noire européenne
"C’est très compliqué, car c’est une matière humaine, reprend Isabelle Trouslard. C’est toujours plus facile sur le papier, mais il n’y a pas de système idéal." Et de résumer l'enjeu des informateurs : "Il faut que le coût pour la société soit moindre que ce que cela lui rapporte." Le défi est européen. "En cas de problème, un informateur peut être placé sur une 'liste noire' qu’on partage avec Europol", expliquait Frédéric Veaux dans Libération.
Jean-Paul Mégret préconise des évolutions pour minimiser encore les risques de dérapage : obliger, par exemple, le policier à changer de "matière" au bout d'un certain temps. "Plus les relations sont anciennes, moins le policier est à même d'être lucide par rapport à son informateur." Il suggère également de valoriser, par un système de primes, ceux qui traitent avec des tontons : "Il y a des contraintes, notamment pour la famille, polluée par des appels nuit et jour." Selon le représentant syndical, il est aussi important de "détecter les signaux de faiblesse chez certains enquêteurs", qui peuvent être sujets à une fascination pour l’argent à force de fréquenter la voyoucratie. Le commissaire se veut malgré tout optimiste : "On a encore des failles, mais on a avancé."
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