"Charge mentale" : quatre réponses à vos amis qui assurent qu'ils partagent les tâches ménagères
Une bande dessinée de la blogueuse Emma, publiée le 9 mai, a fait un carton sur les réseaux sociaux. Elle parle d'un problème dont le nom était jusqu'ici peu connu : la charge mentale. Franceinfo fait le point pour vous, sans vous prendre la tête.
Vous, nos frères, nos cousins, nos mecs, vous avez sans doute dû voir passer cette petite bande dessinée. Postée le 9 mai, elle a déjà été partagée plus de 200 000 fois, lundi 15 mai. Emma, dessinatrice et auteure de la bande dessinée Un autre regard, nous parle de "charge mentale" et inscrit cette expression dans une revendication féministe. Ça vous agace déjà ? Franceinfo vous explique pourquoi ce n'est pas méchant, et même, pas inintéressant.
La "charge mentale", c'est quoi encore ce concept ?
La bande dessinée d'Emma, intitulée "Fallait demander", illustre une situation qu'elle juge classique. Elle arrive chez une amie alors que celle-ci est encore en train de s'occuper de ses enfants tout en gérant la préparation du repas. Quand arrive la catastrophe d'une casserole qui déborde, son compagnon jusqu'alors bien calé dans le canapé du salon lui rétorque que si elle avait besoin d'aide, "fallait [lui] demander".
C'est ça, la charge mentale : en plus d'assurer sa part des tâches ménagères, la femme a, bien souvent, la charge de l'organisation et de la répartition de ces tâches dans le foyer. Son esprit est toujours occupé à anticiper, planifier et réguler le fonctionnement d'une maison et le bien-être de ses habitants.
Et ce concept n'est pas nouveau ! Selon Sandra Frey, sociologue et politologue spécialiste des questions de genre, contactée par franceinfo, la charge mentale a été pour la première fois évoquée dans les années 1990. A l'époque, la sociologue Danièle Kergoat, spécialiste de la division sexuelle du travail, se penche sur les revendications du mouvement des infirmières. L'une de leurs demandes est que leur travail soit reconnu comme une activité qualifiée, et non comme un prolongement de leurs supposés attributs "de femmes". En poussant plus avant l'analyse des spécificités du travail dit "féminin", Danièle Kergoat met au jour cette notion de charge mentale.
Le marxisme s'est lui aussi penché sur la question. "On appelle ça, dans l'analyse marxiste, 'l'entretien et la reproduction de la force de travail'. On dévolue toujours prioritairement aux femmes la satisfaction des besoins de chacun, enfant et travailleur, la bonne marche de la maisonnée", rappelle la sociologue.
Franchement, il n'y a pas plus urgent pour les féministes, comme se battre pour l'égalité des salaires ?
Les combats ne sont pas exclusifs, hein… Et, en réalité, tout est lié. Selon Sandra Frey, "la charge mentale est invisible, mais c'est l'infrastructure du sexisme dans notre société". Elle est à la fois une cause et une conséquence de l'attribution de rôles sociaux en fonction du genre. Le fait que la femme doive être mentalement dévouée à son foyer insinue qu'elle n'est pas à sa place dans le milieu professionnel.
C'est le pendant du plafond de verre dans la vie professionnelle. Mais ce n'est pas compréhensible si on n'a pas à l'esprit, ou qu'on ne veut pas voir, la prédominance du sexisme dans la société.
Sandra Frey, spécialiste des questions de genreà franceinfo
La sociologue va même plus loin dans sa définition du phénomène : "C'est quelque chose de l'ordre de l'esclavagisme : c'est-à-dire un travail non rémunéré, nié dans sa valeur, non reconnu et illimité." Car la charge mentale mobilise en permanence les femmes, les épuise, donc les handicape.
Sandra Frey voit un lien direct entre la charge mentale et le fait pour une femme d'interrompre temporairement une carrière, souvent à la naissance d'un enfant. "Les femmes qui arrêtent leur métier pendant un an, deux ans, le revendiquent, et c'est dénoncé comme traditionaliste. Mais si on a à l'esprit la difficulté d'affronter, de subir, de durer sur le quotidien dans ces conditions – tout ça pour parfois même pas le smic – le compte est vite fait pour elles." C'est aussi une manière d'éviter le burn out.
Il y a quand même un impact positif de ce rôle permanent de chef de rang : les femmes développent de vraies capacités logistiques. Sandra Frey a mené une étude, La dimension du genre dans l'engagement politique local. Elle s'est intéressée à des femmes retirées de la vie professionnelle qui, à force de s'engager bénévolement autour de leurs enfants, sont repérées par des responsables locaux et font ensuite une carrière en politique. Problème : ce n'est pas la règle générale et, le plus souvent, on ne tient pas compte de cette potentialité.
Je fais ma part des tâches ménagères, moi. Qu'on ne vienne pas m'accuser de sexisme !
Comme le montrent les réactions suscitées par la BD sur Facebook, mais aussi les statistiques, c'est un peu plus compliqué que ça.
Une étude de l'Insee montre qu'en 2010, les femmes consacraient encore quatre heures par jour au "temps domestique", contre deux heures environ pour les hommes. Depuis 1986, l'écart a tendance à se resserrer, mais très lentement. S'il s'est réduit de 15 minutes en ce qui concerne la cuisine, il n'a diminué que de deux minutes pour ce que l'Insee appelle les tâches "diverses", catégorie qui regroupe entre autres la gestion du ménage ou l'attention portée aux autres adultes… La charge mentale, en fait.
Sous la publication d'Emma, les réactions des hommes sont nombreuses et mitigées. "Merci de m'avoir ouvert les yeux car je me suis reconnu avec le 'Si tu as besoin d'aide, tu me dis'. Nous attendons notre second enfant et même si parfois je prends des initiatives (...) je ne le fais pas tout le temps et laisse reposer la charge mentale sur ma compagne…", reconnaît un internaute. D'autres rejettent totalement le concept, comme celui-ci :Ce sont sûrement des mots écrits par les créatrices du concept fantôme de pervers narcissique", ou cet autre : "Ou l'art de faire le buzz , je trouve votre avis et vision très peu progressistes, voire même réducteurs à souhait."
La sociologue Sandra Frey a jeté un œil à ces commentaires : "Les hommes qui s'étonnent, ils sont en posture ouverte, c'est le stade 1 ! C'est normal que d'autres se sentent accusés : quand on déplace les représentations mentales, la première réaction peut être un choc."
Car la charge mentale est le fruit d'un sexisme que l'on appelle structurel, et qui est inconscient : on peut être sexiste même sans le faire exprès, parce que certains éléments de notre éducation vont dans ce sens.
Et vous pensez vraiment qu'une BD sur Facebook va changer quelque chose ?
Ça y contribue. Pour les femmes qui vivent cette situation, lire la BD d'Emma a permis de mettre des mots sur une souffrance et de se rendre compte qu'elles n'étaient ni paranoïaques ni seules.
Autre avantage : aider à parler de cette réalité à ceux qui ne la vivent pas ou ne la comprennent pas – les hommes, la plupart du temps. Et nombreux sont ceux qui acceptent de se reconnaître dans ces situations du quotidien illustrées par Emma.
Pour Sandra Frey, l'efficacité de ce petit récit est certaine : "Il n'y a pas une façon de changer les choses, il faut activer tous les leviers.Tous les gens qui auront eu accès à ce débat peuvent prendre conscience. C'est super que cette réflexion leur soit offerte, c'est un mini-mai 68."
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