: Vrai ou faux Fin de vie : l'aide à mourir concerne-t-elle surtout les patients "pauvres" à l'étranger, comme l'affirment des députés français ?
C'est l'un des arguments des opposants au projet de loi sur la fin de vie : l'aide à mourir risquerait de pousser en priorité les malades les plus précaires à abréger leur vie, faute de ressources suffisantes pour surmonter les épreuves liées à leur pathologie. "Quand on est pauvre, oui, la fin de vie est plus difficile que quand on est riche. Et, oui, cela peut inspirer des idées d'en finir", a avancé le député LR Philippe Juvin, lundi 27 mai, au premier jour de l'examen du texte.
Le chef des urgences de l'hôpital parisien Georges-Pompidou, qui redoute que cette loi s'applique "essentiellement à des gens vulnérables, pauvres et isolés", a interpellé ses collègues parlementaires, à la tribune de l'Assemblée nationale, au sujet des suicides assistés aux Etats-Unis.
"Posez-vous la question : pourquoi, dans l'Oregon, la majorité des suicidés sont parmi les plus pauvres ?"
Philippe Juvin, député LR des Hauts-de-Seineà l'Assemblée nationale
Le matin même, dans les colonnes du Figaro, la députée Astrid Panosyan-Bouvet citait aussi la situation outre-Atlantique. "Au Canada et en Oregon, ce sont les patients d'un niveau de vie modeste qui ont tendance à réclamer l'aide à mourir", affirmait l'élue Renaissance. Le lendemain, sur LCP, au tour du député LR Yannick Neuder : "Quand on regarde le recours au suicide assisté, on s'aperçoit que c'est beaucoup des personnes qui sont dans des difficultés socio-économiques importantes."
Qu'en est-il vraiment ? Les données disponibles aux Etats-Unis, au Canada et dans plusieurs pays européens tendent à démontrer qu'il n'existe pas de surreprésentation des plus modestes parmi les patients ayant recours au suicide assisté ou à l'euthanasie. Au contraire, certaines études suggèrent une surreprésentation des catégories les plus aisées.
Dans l'Oregon, des morts très diplômés
Direction l'Oregon, dans le nord-ouest des Etats-Unis, où le suicide assisté est autorisé depuis 1997. La plupart des malades qui y recourent seraient "parmi les plus pauvres", assure Philippe Juvin. Contacté par franceinfo, l'élu des Hauts-de-Seine dit tirer cette conclusion du rapport annuel publié par les autorités locales (en PDF). Selon ce document, 78% des patients ayant mis fin à leur jour par suicide assisté en 2023 bénéficiaient d'une assurance-maladie publique (Medicare ou Medicaid), tandis que 22% étaient dotés d'une assurance privée. "Je ne connais pas bien le système assurantiel américain, mais l'assurance publique, c'est pour les plus pauvres", affirme le député.
La réalité est plus nuancée. Le dispositif Medicaid est bien destiné aux personnes à faibles revenus, mais le programme Medicare est ouvert à tous les Américains âgés d'au moins 65 ans, sans conditions de ressources. Dans l'Oregon, 96,3% des personnes de cette tranche d'âge bénéficient de cette assurance, selon les données publiques. Etant donné qu'une très large majorité des patients qui font usage de l'aide à mourir ont plus de 65 ans, il paraît normal que ceux-ci soient en grande partie couverts par une assurance santé gouvernementale.
Le rapport annuel de l'Oregon ne comporte aucune mention des revenus des malades, ce qui aurait permis de trancher la question. En revanche, on y apprend que "près de la moitié" des morts par suicide assisté en 2023 "avaient un diplôme de niveau licence ou supérieur". A titre de comparaison, un tel niveau d'éducation n'est atteint que par un tiers environ de la population générale de l'Etat, selon le recensement officiel. Or, les catégories les plus éduquées s'avèrent aussi être celles qui affichent les revenus les plus élevés. On peut donc avancer que ce sont les plus aisés, et non les plus pauvres, qui se tournent davantage vers l'aide à mourir dans l'Oregon, comme le conclut d'ailleurs le think tank français Terra Nova.
Au Canada, "des gens bien nantis"
L'Oregon ferait-il figure d'exception ? "Aux Etats-Unis, on a constaté une surreprésentation des pauvres dans les demandes d'aide active à mourir", a mis en garde la députée MoDem Maud Gatel, le 24 mai, sur le site Le Journal. Pourtant, une étude publiée en 2022 à l'échelle nationale vient, là encore, contredire cette affirmation. Dans les neuf Etats américains disposant de données publiques sur les bénéficiaires de l'aide médicale à mourir, "nous avons découvert une surreprésentation des individus très éduqués, une variable qui peut être associée au statut socio-économique", souligne auprès de franceinfo l'autrice principale, Elissa Kozlov, chercheuse à la Rutgers School of Public Health, dans le New Jersey.
Au Canada, où l'aide à mourir est légale depuis 2016, des travaux menés sur la période 2016-2018 dans l'Ontario, la province la plus peuplée du pays, ont abouti à des conclusions similaires : "Les personnes appartenant à des catégories traditionnellement vulnérables (d'un point de vue économique, linguistique, géographique ou résidentiel) étaient largement moins susceptibles de recevoir une aide médicale à mourir". L'infographie qui suit, tirée de leurs données, permet d'observer une sous-représentation des plus pauvres.
"Les personnes qui bénéficient de l'aide médicale à mourir (...) sont généralement des gens bien nantis, privilégiés", a confirmé l'auteur principal de cette étude, James Downar, lors d'une audition devant les députés canadiens en 2022. Selon ce professeur de soins palliatifs à Ottawa, "il n'existe absolument aucune donnée permettant de conclure que le recours à l'aide médicale à mourir serait (...) le résultat, dans quelque mesure que ce soit, d'un accès insuffisant aux soins palliatifs, d'un dénuement socio-économique ou d'un isolement quelconque".
Outre-Atlantique, toutefois, des histoires de patients défavorisés réclamant une aide à mourir ont été régulièrement médiatisées, entretenant des inquiétudes autour de morts choisies faute de ressources ou de logement adapté à la maladie. Dans l'Oregon, le coût des traitements médicaux est cité par les médecins comme étant l'un des facteurs ayant pu motiver la demande de leur patient pour près d'un suicide assisté sur dix. Il s'agit cependant du facteur le moins souvent avancé, loin derrière la dépendance, la perte de dignité ou la douleur.
En Europe, "pas plus de personnes défavorisées"
Confrontés aux conclusions des études publiées outre-Atlantique, les députés français et leurs équipes plaident "une erreur de bonne foi" ou reconnaissent n'être "pas allés vérifier" par eux-mêmes certaines informations. Plusieurs d'entre eux renvoient aussi vers une étude canadienne où il apparaît que les demandeurs d'aide à mourir sont majoritairement issus de quartiers peu favorisés. Aucun élu ne relève toutefois que cette étude porte sur un seul hôpital de l'Ontario, ce qui limite la portée de ses résultats.
En Europe, leurs craintes sont-elles fondées dans les pays où l'euthanasie et le suicide assisté sont admis ? De nouveau, malgré l'absence de données officielles sur le profil socio-économique des patients, plusieurs travaux tendent à démentir l'hypothèse d'une surreprésentation des plus précaires. En Suisse, où la quasi-totalité des suicides assistés sont pratiqués par l'intermédiaire d'associations spécialisées, une équipe de chercheurs a exploité les informations collectées entre 2003 et 2008. Les résultats publiés en 2014 confirment les tendances internationales : les taux de recours les plus élevés sont observés "parmi les gens plus éduqués, dans des zones urbaines (...) et dans des quartiers plus aisés". En Belgique, une enquête conduite en 2013 a également mis en évidence une part écrasante de diplômés de l'enseignement supérieur parmi les demandeurs d'euthanasies.
De même, aux Pays-Bas, "nous ne voyons pas plus de personnes défavorisées, mais plutôt un miroir fidèle de la société néerlandaise", assure à franceinfo le porte-parole des commissions régionales de contrôle de l'euthanasie, Jeroen Recourt. "Les plus pauvres et vulnérables ne sont pas surreprésentés parmi les personnes mourant avec une aide médicale", nous confirme Margaret Pabst Battin, autrice principale d'une étude croisée sur les Pays-Bas et l'Oregon en 2007. "C'est l'inverse", avance cette chercheuse.
"Ceux qui obtiennent l'aide médicale à mourir sont des gens relativement privilégiés, dont on dit parfois qu'ils ont l'habitude d'obtenir ce qu'ils veulent."
Margaret Pabst Battin, professeure à la University of Utah (Etats-Unis)à franceinfo
Comment expliquer que les premiers bénéficiaires de l'aide à mourir soient les plus favorisés, et non les plus pauvres, comme redouté ? En Belgique, une étude de 2013 a montré que le cancer était la première cause de mortalité chez les plus éduqués, tandis que les moins diplômés étaient avant tout exposés à d'autres affections cardiovasculaires ou respiratoires. Or, le cancer, du fait de ses symptômes plus lourds et de sa plus grande prévisibilité, est "fortement associé à l'euthanasie", ce qui pourrait permettre de comprendre certains écarts socio-économiques observés.
Une inégalité d'accès au monde médical
Plusieurs experts voient toutefois dans la sous-représentation des plus pauvres le signe d'une inégalité d'accès au monde médical. Les plus aisés en maîtriseraient mieux les codes et oseraient davantage s'y affirmer. "Aux Etats-Unis, pour avoir recours à l'aide médicale à mourir, il faut en avoir entendu parler, trouver qui la prescrit, caler des rendez-vous, identifier les pharmacies qui préparent les produits...", rapporte la chercheuse Elissa Kozlov.
"Cela demande beaucoup de ressources, pas seulement financières."
Elissa Kozlov, professeure adjointe à la Rutgers School of Public Healthà franceinfo
S'y ajoute, selon elle, le fait que "la plupart des demandeurs doivent payer de leur poche les ordonnances d'aide à mourir", potentiellement dissuasives, avec des formules "tout compris" allant de 500 à 5 000 dollars dans l'Oregon, rapporte Le Monde. Autant d'éléments qui peuvent éclairer le débat en France, sans pour autant préjuger des conséquences que l'introduction de l'aide à mourir pourrait avoir dans le pays.
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