GRAND FORMAT. "On ne voulait pas d'un village sans âme" : dans le Morbihan, Laury et Loïc ont relancé le dernier commerce de Silfiac
La nuit est encore noire à Silfiac, petit village du Morbihan, en ce début du mois de février. Il est 7 heures et Laury Coyaud, cheveux bruns retenus en haut de la nuque, s’affaire derrière les stores en PVC de La Belle Epoque. Il y a une semaine, elle et son mari Loïc ont concrétisé un projet un peu fou : rouvrir ce bar-épicerie, fermé depuis près d’un an. L’établissement, à la façade de lambris blanc et rouge, est le dernier commerce du bourg de 460 habitants, situé en plein cœur de la Bretagne.
"On a voulu faire notre part"
Le jour se lève à peine quand les premiers clients passent le pas de la porte de La Belle Epoque. Les baguettes tout juste livrées par Olivier, l'artisan-boulanger du village, partent comme des petits pains. Parmi la clientèle matinale, beaucoup de parents d'élèves venus déposer leur enfant à l'école, de l'autre côté de la rue. Le bâtiment est, avec le commerce, la seconde fierté du bourg, pour avoir su préserver ses trois classes. Les deux enfants de Loïc et Laury – Enora, 9 ans, et Anaël, 7 ans – y sont d'ailleurs scolarisés.
A La Belle Epoque, on trouve de tout : en plus du dépôt de pain, l'établissement dispose d'un rayon fruits et légumes, fournis par Loïc et d'autres producteurs locaux, d'un coin épicerie, d'une vitrine de produits frais, d'un bar-tabac et fait aussi office de dépôt bancaire. "J'avais envie que les gens n'aient pas toujours à prendre leur bagnole pour faire les courses", sourit Laury, en soulevant une cagette de choux en cette matinée d'hiver.
Pourtant, les Silfiacois ont l'habitude. L'an passé, l'ancienne propriétaire de La Belle Epoque (alors baptisée Chez Véro), rongée par des rhumatismes et affaiblie par une chute, a soudainement fermé le bar-épicerie sans avoir trouvé de repreneur. A l'époque, le village accuse le coup : de mémoire collective, le magasin a toujours existé. Pendant des mois, les habitants parcourent une vingtaine de kilomètres aller-retour pour acheter leur baguette à Cléguérec, la commune la plus proche qui dispose encore d'une boulangerie. Loïc et Laury, arrivés de Haute-Savoie huit mois auparavant, se désolent.
Quand le dernier commerce du village ferme, on sait bien qu'ensuite ça sera l'école et qu'il n'y aura plus rien.
"On n'était pas venu chercher un village sans âme, donc on a voulu faire notre part", se souvient le trentenaire aux yeux bleus et aux longs cheveux châtains.
"Je n'ai pas envie d'assassiner les gens"
Un an avant, le couple et ses deux enfants avaient pourtant choisi de "se poser" en pleine campagne bretonne, après avoir eu un "coup de foudre" pour un ancien lavoir qu'ils ont depuis rénové. Objectif : revenir à leurs premières amours, les légumes. En Haute-Savoie, Laury était assistante de direction dans une grande enseigne bio. Loïc, diplômé d'un CAP mécanique, avait hérité de son beau-père une passion pour le maraîchage. Mais une rentabilité trop "aléatoire" le pousse en 2014 à troquer son activité agricole contre un boulot de soudeur dans une usine Thalès. Son ennui professionnel, le rythme de vie "un peu trop trépidant" du couple aux horaires discordants et "la mentalité bling-bling" des frontaliers convainquent alors la famille de changer de vie.
Leur plan initial est vite abandonné. Sollicités par le maire Serge Moëlo à la fermeture de Chez Véro, Loïc et Laury acceptent de vendre une fois par semaine leur production dans les locaux de la mairie. Succès immédiat – et prévisible, dans un village où, depuis le début des années 2000, de nombreux néo-ruraux sont venus s'installer en quête d'un "retour à la terre". L'élu, engagé pour la prospérité du bourg depuis son élection en 1989, les incite alors à passer au niveau supérieur : reprendre le bar-épicerie.
Face à un truc comme ça, tu réfléchis deux secondes et tu fonces. C’est le naturel qui revient au galop !
Celle qui a déjà convaincu ses enfants d'arrêter de manger du Nutella pour éviter l'huile de palme, vise désormais plus large : "J'aimerais que mes clients décident de consommer autrement." Et de justifier, en remplissant ses rayons, l'air de rien : "Je n'ai pas envie d'assassiner les gens."
En novembre, l'Etablissement public foncier de Bretagne rachète donc le commerce, en attendant que le couple puisse lui-même en devenir propriétaire. Un mois de travaux plus tard (isolation, peinture, parquet, étals créés par Loïc…), le bar-épicerie rouvre. Sur la façade, le prénom de l'ancienne propriétaire a laissé place aux lettres déliées de La Belle Epoque. Un nom "nostalgique" en référence "au temps où il y avait beaucoup de commerces dans le bourg", glisse Laury.
"On n'avait plus de lieu où se retrouver"
Comme chaque matin depuis une semaine, La Belle Epoque ne désemplit pas ce vendredi. Accoudés au bar face à un café fumant, Corinne et Nigel, un couple de Britanniques installés à Silfiac depuis dix ans, se remémorent les mois qui ont suivi la fermeture de Chez Véro. "On a senti que le village était mort", lâche avec un accent du Yorkshire la quinqua blonde, qui gère avec son mari depuis leur domicile un magazine à destination des parents britanniques. Pour apprendre le français, ils ont pris l'habitude dès leur installation de passer ici quotidiennement. Mais quand Véro a rendu les clés, les habitants "n'avaient plus de lieu où se retrouver".
Les parents passaient déposer leurs enfants à l’école sans s’arrêter, on ne se voyait plus.
Si les souvenirs de la fermeture du petit commerce sont aussi douloureux, c'est qu'elle fût la dernière étape d'une désertification entamée bien plus tôt. En lisière de forêt de Quénécan, Silfiac s'est construit au XIXe siècle autour des forges de minerai, du charbonnage et des ardoiseries jusqu'à atteindre 1 800 habitants au tournant des années 1900. Avec la désindustrialisation, la région s'est appauvrie et peu à peu vidée. Dans la deuxième moitié du siècle, la quincaillerie, la cordonnerie puis la boucherie ont été les premières à tirer le rideau. Ces dernières années, la coiffeuse, le relais routiers et le bar-tabac ont à leur tour mis la clé sous la porte.
La conquête du milieu rural par la grande distribution n'a pas aidé. Dans un rayon de 20 kilomètres autour du bourg, on trouve ainsi pas moins de dix enseignes (Intermarché, Carrefour, Leclerc…). Pour Serge Moëlo, les commerces silfiacois ont par ailleurs été victimes du "manque de confiance dans le commerce local", même quand ils se portaient bien. "Ici, les gens ont intégré une identité négative d'eux-mêmes et de leur territoire. On se dit que le petit commerce du village va forcément fermer, alors on n'y va pas." L'histoire du village n'est pas un cas isolé : entre 1980 et la fin des années 1990, 25% à 30% des petits commerces alimentaires ont disparu des territoires ruraux (PDF).
"On a vidé huit fûts dans le week-end"
Il est 13 heures à La Belle Epoque, quand Laury, torchon sur l'épaule, prend sa seule pause de la journée. Depuis 7 heures ce matin, elle a approvisionné les rayons, réceptionné les livraisons de ses producteurs, servi les clients au bar et à l'épicerie, changé un fût de bière… Le tout en distribuant des sourires et tentant de mémoriser les prénoms des uns et des autres.
Le rythme imposé par les multiples composantes du commerce (le pain le matin, l'épicerie toute la journée et le bar le soir) est infernal et mobilise 13 heures par jour celle que ses anciens collègues surnommaient "superwoman". Si Loïc prend sa part du fardeau, il doit aussi lancer cette semaine les plants de la prochaine récolte de légumes, et réparer le camion. Il y a deux jours, Laury a fait une sortie de route au volant du Traffic familial, après avoir croisé un chevreuil. Le pare-chocs est foutu, mais la famille, qui s'est endettée de 30 000 euros pour les travaux et les stocks du magasin, n'a pas les moyens de faire réparer le véhicule par un garagiste.
Après avoir avalé un en-cas à la va-vite, la vaillante gérante déverrouille sa porte pour la seconde fois de la journée. En début d'après-midi, plusieurs grands-mères passent faire leurs courses au calme, avant que le flot des écoliers sortis de classe n'inonde le bar, en cris et en chocolats chauds. Les producteurs locaux qui alimentent le magasin en jus de pomme, farine ou fromage de chèvre passent aussi une tête, inquiets de l'écoulement de leurs stocks. Bientôt, les retraités du village s'installent au comptoir, eux qui s'étaient résignés en attendant la saison de la pétanque à parcourir des kilomètres pour avaler leurs galopins de bière ou leurs verres de rosé. Et puis il y a ceux qui ont fait de la route, comme Didier et son fils, pour venir découvrir ce bar-épicerie étonnant, entrevu à la télévision régionale ou dans le journal. Le soir venu, une foule hétéroclite de jeunes et d'anciens vient prendre l'apéro, en cette veille de vacances scolaires.
Autour du comptoir, on se plaint du temps affreux – "En Bretagne, il ne pleut que sur les cons" – et on prend le pouls du village – "L'enterrement de Jacky sera lundi". Surtout, on se réjouit d'avoir enfin un lieu pour se croiser. "Un commerce, c'est là où on se parle finalement", acquiesce Melchior, jeune collégien à la crinière blonde qui se voit déjà traîner ici avec ses copains.
Bilan de cette journée : 958 euros de chiffre d'affaires, également réparti entre le magasin et le bar. Un montant "bien au-delà de nos attentes", se réjouit, prudente, Laury, en faisant les comptes de la journée. Pour la suite, le couple a déjà des projets : racheter l'espace au-dessus du bar, dans lequel vivent encore Véro et son mari, afin d'aménager un espace billard, organiser des soirées "au moins une fois par mois" en proposant à des food-trucks de servir, relancer le four à pain pour y cuire des pizzas...
Pour la soirée de "passation" entre anciens et nouveaux gérants, Loïc et Laury avaient déjà innové en conviant un groupe de musiciens. Ils espéraient séduire le chaland : l'affaire a trop bien marché. "On a servi 500 pressions dans la soirée et on a vidé huit fûts dans le week-end", se rappelle Laury, pas tout à fait remise de la fatigue de ce soir-là. Pour gérer le flux continu de commandes, Véro et son mari, les ex-propriétaires, et deux anciens commerçants de Silfiac sont passés derrière le bar afin d'épauler le couple débutant. Il aura fallu douze mains pour étancher la soif de leurs voisins. Et leur envie de renouer du lien.
Mathilde Goupil