GRAND FORMAT. Comment un soldat mort pour la France à Verdun a fini par être identifié grâce à la science
Stop !" Les mâchoires de la pelleteuse cessent de croquer une terre truffée d'obus. Ce 6 mai 2015, vers 8h30, trois ensembles d'ossements affleurent dans le secteur sud-est du Mémorial de Verdun, à Fleury-devant-Douaumont (Meuse). La procédure est rodée. Ici, dans la zone rouge de Verdun – champ de bataille de 120 000 hectares – une vingtaine d'ossements de poilus sont découverts chaque année. Parfois plus, quand une année de pluie succède à une année de sécheresse par exemple. Les ouvriers contactent aussitôt les gendarmes, puis le docteur Bruno Frémont accourt en tenue de légiste. Il doit s'assurer qu'il ne s'agit pas d'un animal ou d'un corps plus récent – après tout, le tueur en série Michel Fourniret a vécu de longs mois à Verdun.
Il ne le sait pas encore, mais il vient de mettre au jour la dépouille d'un sergent dénommé Claude Fournier. Il faudra trois ans d'enquête et d'analyses pour que ce soldat français de 14-18 soit le premier à être identifié grâce à ses empreintes génétiques. Et qu'il soit inhumé, mercredi 21 février, dans la nécropole nationale de Douaumont.
Un nom de victime, trois squelettes
Les équipes plongent dans un trou de deux mètres de profondeur, creusé dans la glaise pour accueillir une cuve d'assainissement, dans le cadre du réaménagement du Mémorial. La cavité a ouvert une véritable faille temporelle. Godillots à clous, boutons d'uniforme, pipes, sacoches de balles Lebel, baïonnettes Rosalie, Bible, lorgnons, casque Adrian... et une fiole d'alcool à la menthe Ricqlès. Bruno Frémont dégage le bouchon d'argile et passe le nez au-dessus du goulot, avant d'entamer une partie de puzzle. Après quelques efforts, il réappareille trois squelettes entiers sur des draps blancs. Mais quelque chose le chiffonne encore : où sont passées les plaques militaires ?
Le médecin demande aux ouvriers du chantier et des sépultures militaires d'ausculter la terre déblayée, déjà déplacée à une centaine de mètres pour un terrassement. Après quelques minutes, ils découvrent un petit bout de métal en zinc frappé d'un nom : "Claude Fournier". Le lieu d'incorporation figure au dos : "Mâcon". Les soldats de la première guerre mondiale portaient deux plaques militaires sur eux : l'une autour du cou (ou dans leur porte-feuilles), l'autre au poignet. A la mort d'un compagnon, les soldats débarrassaient parfois la dépouille de ses effets personnels et d'une des plaques pour les restituer à la famille.
Bruno Frémont dispose d'un nom mais, pour l'heure, impossible de l'attribuer formellement à l'un des trois squelettes. L'analyse des os longs permet simplement d'estimer leurs tailles : 1,66 m, 1,73 m et 1,78 m. A en juger son état dentaire, la soudure de l'extrémité interne de la clavicule et quelques signes d'arthrose, l'un d'eux devait être plus âgé que ses compagnons d'infortune. Ces deux-là ont été fauchés par la guerre à une vingtaine d'années, sur le talus du chemin de fer, lors des violents combats qui ont vu Fleury changer de main à dix-sept reprises. Comme eux, 160 000 soldats français ont été tués ou ont disparu lors des 300 jours de la bataille de Verdun, quand un obus pleuvait toutes les trois secondes.
En fin d'après-midi, le médecin légiste adresse un cliché de la plaque à Frédéric Plancard, journaliste à L'Est Républicain, qui est passé plus tôt au Mémorial. "J'étais en train d'écrire que l'identification serait impossible", se souvient ce dernier, mais cette photo va changer la donne. Versé en généalogie, le journaliste a la présence d'esprit de consulter la base de données Mémoire des hommes, où il dégote la fiche du soldat Claude Fournier et son lieu de naissance : Colombier-en-Brionnais (Saône-et-Loire). Cette information n'échappe pas au Journal de Saône-et-Loire et l'impossible enquête peut rebondir, à 430 km du lieu de la découverte.
Monsieur le maire mène l'enquête
Le maire de Colombier-en-Brionnais, Jean-Paul Malatier, n'en revient toujours pas. "Quand j'ai lu l'article, j'ai bondi de ma chaise et j'ai filé aux monuments aux morts." Le nom de Claude Fournier est bien gravé sur la liste des 34 Colombigeois morts pour la France, tout en haut de la colonne de droite. L'élu épluche les registres d'état-civil, interroge les anciens et explore les arbres généalogiques à la recherche de proches. Mais à chaque fois, mauvaise pioche. Une petite-nièce, Claudia Palluat-Montel, finit par se manifester et conseille à l'élu de creuser dans la région de Lyon. Avec l'aide du Souvenir français, une association dédiée à la mémoire des guerres, il finit par trouver le nom d'un petit-fils : Robert Allard.
"Monsieur, je suis le maire de Colombier-en-Brionnais. Nous avons peut-être retrouvé le corps de votre grand-père." Le téléphone vissé à l'oreille, le septuagénaire tombe des nues. Le nom de la commune lui rappelle quelques souvenirs d'enfance, mais quand même... L'œnologue à la retraite pense immédiatement à sa mère Jeanne, morte en 2011 à 101 ans. Elle n'était âgée que de 4 ans quand son père est parti à la guerre. Verdun ? Chemin des Dames ? La famille n'a jamais connu la bataille qui a scellé son destin. "Son grand regret était de ne jamais avoir retrouvé le corps de son père. A quelques années près, elle aurait su..."
Jean-Pierre Malatier veut honorer la mémoire de l'enfant du village. "J'ai aussi pensé à mon grand-père, qui a fait aussi cette guerre." Le 6 août 2016, une cérémonie rend hommage à l'enfant du pays. Robert Allard descend de voiture à l'entrée du village, avec sa femme et sa fille. Le maire a vu les choses en grand. Des enfants, des administrés, une partie du conseil municipal, des anciens combattants... Une rétrospective est projetée dans la mairie et des intervenants de l'Office national des anciens combattants prennent la parole sous une tente. Le petit-fils du sergent dépose une gerbe devant le monument aux morts. "C'est impressionnant de voir un tel rassemblement, mais on était comme chez nous."
Après la cérémonie, Hervé Cardon, membre du Souvenir français, parvient à reconstituer l'histoire du soldat, depuis sa naissance au hameau du Bois-Bardot, le 27 novembre 1880. Dans une notice biographique, il conte la vie de ce fils de cultivateurs qui se rend à pied à l'école. A 21 ans, Claude Fournier remplit ses obligations militaires au 10e régiment d'infanterie de Mâcon, avant d'être libéré en 1904, au terme des trois ans de service prévus par la loi militaire de 1889. Puis, il quitte la campagne, épouse une lingère et travaille comme jardinier chez des patrons de la région lyonnaise. Mais en 1914, le réserviste est rattrapé par la guerre, comme tant d'autres Français. Claude Fournier est mobilisé au 134e régiment d'infanterie de Mâcon, jusqu'à sa mort à Verdun.
L'ADN à la rescousse
Une fiche militaire mentionne la taille du sergent : 1,66 m. Malgré de fortes présomptions, Bruno Frémont est dans l'incapacité d'attribuer avec certitude la plaque militaire au squelette découvert à Fleury. Après des mois d'attente, le ministère de la Défense accepte finalement le principe d'un test ADN. Il était moins une. "Quelques jours plus tard, les trois squelettes devaient être inhumés pour le 11-Novembre", se souvient Bruno Frémont. Avec sa consœur Tania Delabarde, il réappareille les ossements enchevêtrés dans la chambre mortuaire stérile. Sur chacun des squelettes, il prélève un fragment de fémur et une dent en bon état, sans carie ni fissure.
Les échantillons sont envoyés à Christine Keyser, chercheuse à l'université de Strasbourg. Bonne nouvelle : la docteure en biologie moléculaire découvre des prélèvements dentaires et osseux de bonne qualité. Un échantillon de l'ADN de Robert Allard est prélevé, puis comparé à celui des ossements anonymisés. L'analyse porte sur des marqueurs habituellement utilisés en médecine légale : les microsatellites STR (short tandem repeats), dont la longueur varie selon les individus. L'analyse est probante : à 99,95%, le squelette n°1 est bien celui du sergent. Liée au saut générationnel entre le sergent et son petit-fils, la marge d'erreur est faible, mais elle chiffonne tout de même la chercheuse, qui veut en avoir le cœur net.
Christine Keyser s'intéresse alors aux marqueurs uniparentaux. L'option du chromosome Y est écartée, car Robert Allard a perdu son père et son frère. Faute de lignée directe, l'experte tente le coup avec l'ADN mitochondrial, qui est uniquement transmis en ligne maternelle. Après examen de l'arbre généalogique, elle n'a guère le choix : une nouvelle fois, Claudia Palluat-Montel est appelée à la rescousse. L'octogénaire accepte un prélèvement qui corrobore le premier test et permet de lever les derniers doutes. Bruno Frémont prévient Robert Allard en début d'année 2017 – "J'ai cru qu'il avait fait un malaise à l'autre bout du fil. J'ai ressenti un deuil transgénérationnel."
A l'été 2017, les travaux font même l'objet d'une communication scientifique, lors du 50e Congrès de médecine légale. En effet, c'est la première fois qu'un poilu français est identifié grâce à son ADN. Mais ces techniques modernes ont déjà été mobilisées à grande échelle par les autorités australiennes. Des prélèvements ont déjà permis de rendre leurs noms à 150 des 250 soldats australiens découverts en 2009 dans une fosse commune creusée par les Allemands au terme de la bataille de Fromelles (Nord), les 19 et 20 juillet 1916. "Compte tenu du nombre de soldats encore sous terre, il est difficile d'envisager des tests à grande échelle pour les Français", nuance toutefois Philippe Lenglet, président du comité local du Souvenir français dans le Brionnais (Saône-et-Loire).
Le sergent dévisagé par les experts de la gendarmerie
"Les bourrelets sus-orbitaires et les apophyses mastoïdes sont développés. Sexe maculin." A Pontoise (Oise), Franck Nolot s'affaire autour d'un crâne dans les locaux de l'Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale (IRCGN). Le sergent a désormais un nom, une dépouille et une descendance, mais il reste encore à lui rendre un visage. Robert Allard, en effet, a perdu ses archives familiales dans l'inondation de son garage en 2015. Claudia Palluat-Montel et Hervé Cardon ont bien trouvé un cliché jauni, avec au dos la mention "Claude Fournier", mais quinze soldats figurent sur la photographie (en ouverture de cet article). Un nom, plusieurs hypothèses. Réquisitionnés pour les besoins de l'enquête, les experts entrent en piste pour un nouvel épisode.
Le crâne fait l'objet d'un scan 3D optimisé pour les ossements. A l'aide d'un logiciel, l'équipe positionne ensuite 78 points anthropologiques (épine nasale, glabelle...) sur le volume obtenu par imagerie. A ce stade, l'adjudant Franck Nolot dispose d'un visage neutre, gris et lisse. Ses collègues en génétique vont finir de brosser le portrait, car ils peuvent prédire la couleur des yeux, des cheveux et de la peau à partir de l'ADN. Prélèvement de dent. Nettoyage. Broyage. Extraction de l'ADN. Le capitaine Amaury Pussiau travaille sur 41 "sites" (SNP) bien identifiés, répartis sur une douzaine de gènes. Pour y parvenir, l'institut est équipé d'un séquenceur dernier cri, dont disposent uniquement la police et deux laboratoires privés en France.
Chaque caractère physique recherché dépend de plusieurs SNP, qu'il faut tous étudier. "Par exemple, le SNP nommé rs12913832 localisé dans un intron du gène HERC2 sur le chromosome 15 est analysé en raison de son association à la couleur bleue ou marron des yeux", explique l'expert. Conclusions ? Claude Fournier avait les yeux bleus (probabilité de 90%), la peau claire (99-100%) et les cheveux blonds (78%). Ces données sont alors transmises à l'équipe de l'adjudant Franck Nolot, qui habille le visage neutre avec ces nouveaux éléments. L'éventuel assombrissement des cheveux blonds, lui, est impossible à prévoir, car il dépend de variations de taux d'hormones et de facteurs biologiques encore inconnus. Les experts varient donc les teintes dans leurs portraits, et ajoutent également des moustaches à la mode des poilus.
C'est la première fois que l'institut associe une reconstitution faciale avec une détermination des caractères physiques par ADN. "On se disait que c’était dommage de faire de la reconstitution faciale sans fournir ces éléments objectifs", résume le capitaine Amaury Pussiau. Pour l'heure, il est impossible de prédire génétiquement la taille, le poids, la morphologie du visage... ou un début de calvitie. Mais, dans quelques années, l'ensemble des SNP associés seront sans doute localisés avec fiabilité. Au mois de novembre, Robert Allard reçoit finalement ces images des mains du chef d'escadron Jean-Paul De Azevedo. Emu aux larmes, le petit-fils est sonné. "C'est impressionnant. Tout ce qui a pu se passer auparavant se concrétise enfin."
Un "cold-case" résolu, mais 80 000 dossiers en attente
Malheureusement, il sera difficile, voire impossible, d'en apprendre davantage sur les circonstances de la mort du sergent, le 4 août 1916. La veille, sa division s'était emparée du talus du chemin de fer, à la lisière sud-est de Fleury, avant que les Allemands ne reprennent le village. L'os temporal du sergent présente une fracture – conséquence d'un éclat d'obus ? – et la présence de pupes d'asticots suggère qu'il n'a pas été enterré dans l'immédiat. Selon Bruno Frémont, le corps a dû rester au moins plusieurs jours à l'air libre, peut-être entre deux feux, avant d'être inhumé ou enterré par un bombardement. Aujourd'hui encore, 80 000 poilus reposeraient d'ailleurs sous terre dans la zone rouge de Verdun.
Le sergent Claude Fournier est le symbole d'un drame français. Après la guerre, les familles de soldats peinent à faire leur deuil, en l'absence de dépouille. Face à la tâche colossale, l'Etat a rapidement renoncé à chercher les corps. Pour leur rendre hommage, des ossements de Verdun sont toutefois transférés sous l'Arc de Triomphe, dans la tombe du Soldat inconnu. "A la mort d'un soldat, la famille récupérait souvent une photo au régiment, soit pour la faire agrandir et l'encadrer, soit pour glisser une image pieuse dans le livre de messe", explique Hervé Cardon. Il a d'ailleurs retrouvé ce cliché, enfoui dans un carton de Claudia Palluat-Montel.
Fallait-il inhumer Claude Fournier avec sa fille ? Ou parmi les siens ? Robert Allard a longtemps hésité, avant de trancher pour la nécropole de Fleury-devant-Douaumont. Claude Fournier est finalement inhumé un 21 février 2018 avec les deux dépouilles anonymes retrouvées en même temps que lui, cent deux ans jour pour jour après le début de la bataille de Verdun. "J'ai accepté de faire toutes ces démarches pour ma mère, par devoir familial, mais aussi pour les jeunes générations, en hommage à tous ceux qui ont donné leur vie pour la France." Le 21 février, il recevra enfin la plaque militaire de son aïeul. Le maire de Colombier-en-Brionnais, dont la ténacité est enfin récompensée, fera le déplacement avec deux cars remplis d'habitants et d'enfants des écoles.
Promu sergent pendant la guerre, Claude Fournier est décrit par ses supérieurs comme un "gradé énergique et dévoué et d’une grande bravoure", notamment lors de combats en octobre 1914 et juillet 1915. Ses faits d'armes lui valent la Croix de guerre. Fanfare et discours, drapeaux et croix blanche... Cent deux ans après sa mort, le poilu reçoit de nouveau les honneurs, après avoir été tiré de l'anonymat par une chaîne de passionnés et d'experts. Cette expérience, toutefois, restera sans doute unique en son genre. "L'Etat a fait un travail avec une valeur expérimentale et symbolique, estime Thierry Hubscher, directeur du Mémorial. Mais il est hors de question de fouiller davantage le sanctuaire." Après avoir vécu l'horreur, les soldats ont bien droit au repos.