ENQUETE FRANCEINFO. "C’est pire qu’une drogue" : le combat sans fin d'un pédophile contre ses pulsions
"Je suis certain que je ne récidiverai pas, si je retouche un seul cheveu d’un gamin, je serai inexcusable." Silence. "Mais, est-ce que j’aurai la force de dire non à un gamin de 15 ans ? C’est sûr que je n’irai pas le chercher. Mais si on me provoque…" Stéphane*, 58 ans, n’élude rien de ce qui le hante depuis ses 14 ans. Son attirance pour les petits garçons est allée jusqu’au passage à l’acte, à plusieurs reprises, avec des victimes âgées de 12 à 15 ans. Incarcéré dès 2011, il a été condamné en 2013, à cinq ans de prison pour agressions sexuelles sur mineurs. Libéré en 2015, il a retrouvé du travail, s’est réconcilié avec sa famille et respecte son suivi socio-judiciaire. Mais son trouble est toujours là .
Nous sommes entrés en contact avec lui après l'affaire Angélique, du nom de cette jeune fille de 13 ans, violée et tuée en avril 2018 par un homme déjà condamné vingt-deux ans plus tôt pour "viol avec arme sur une mineure de moins de 15 ans". Après ce meurtre, la question du suivi et de la réinsertion des personnes condamnées pour pédophilie est revenue dans le débat public. Stéphane nous a raconté son expérience, sa vie régulée par son attirance pour de jeunes garçons et son impuissance face à ces pulsions qui le rongent.
Quand nous le rencontrons, ces dernières se manifestent ouvertement. "Tout en vous parlant, je regarde autour pour voir si personne ne peut me perturber." Quelques minutes plus tard, un couple accompagné d’un petit garçon d’une dizaine d’années traverse la place du palais de justice de Nice (Alpes-Martimes) où il nous a donné rendez-vous. Stéphane interrompt la conversation. Il tire une paire de lunettes de sa chemisette. Grand et mince, il se voûte légèrement pour regarder. "Non, ça va, il est gros, je suis rassuré." Lui préfère les jeunes garçons sveltes et musclés. La scène se répétera plusieurs fois durant la conversation. "C'est pire qu’une drogue, souffle-t-il. Quand je me vois de l’extérieur, je me trouve dégueulasse. Un gros porc qui a touché des enfants."
"Tous ces fantasmes dans la tête, ça rend fou"
Stéphane se souvient parfaitement du jour où tout a commencé. "C’était la rentrée de 3e, je n’avais pas encore 15 ans et j’ai été violemment attiré par un petit gamin de 6e, un petit blond avec une coupe à la Mireille Mathieu." En plein cours de maths, il comprend. "J’en suis tombé dans les pommes, j’ai réalisé que je n’étais pas amoureux des filles mais que j’étais attiré par les petits garçons." Stéphane ne vit plus que pour le quart d’heure où, à la cantine, il croise le garçonnet et lui "apprend des tours de cartes". "Je suis encore traumatisé par lui aujourd’hui."
Ses résultats scolaires en pâtissent et l’adolescent se renferme sur lui-même. "J’aurais dû être repéré dès la 3e, fulmine-t-il. Un jour, la prof d’anglais s’est foutue de moi parce que je parlais à un camarade. Elle a dit devant tout le monde 'regardez, Stéphane parle !' Elle avait vu que je ne parlais pas du tout mais n’a rien signalé." Ses parents, qui évoluent dans un milieu aisé, ne remarquent rien. "Mon père me reprochait de faire pleurer ma mère à cause de mes résultats scolaires. Ils prenaient mon mal-être pour de la fainéantise", relève-t-il.
L’été de ses 18 ans, il devient animateur dans une colonie de vacances du sud de la France. "Évidemment, ç'a été le terrain de mes expériences." Stéphane encadre une vingtaine d'enfants de 11 ans. L’un d’eux attire immédiatement son attention.
On était parti camper deux nuits et j’ai trouvé un prétexte pour le faire dormir avec moi et une animatrice. Les chatouilles sont devenues des caresses et j’ai caressé son sexe.
Le petit garçon a un mouvement de recul, fait "un gémissement d’acceptation, mais contraint et forcé". L’animatrice n’entend rien. Le lendemain, l'enfant se comporte comme la veille. Lui se sent "coupable", a le sentiment d'"avoir trahi" l’enfant. "Ça m’a fait un électrochoc", dit-il.
Stéphane tente dès lors de se maîtriser comme il peut. "Il était dans une très grande souffrance. Il s’est même adonné à de l’automutilation pour faire passer ses pulsions", explique son avocate Alexandra Granier. Au début des années 2000, il vit dans une villa à Marseille. Dans la maison d’à côté, habite un adolescent âgé "de 14/15 ans". "Ç'a été un enfer pendant un an. J’avais tous ces fantasmes dans la tête, ça rend fou." La culpabilité le ronge. "Adepte de tendances masochistes", il se brûle "atrocement" les fesses sur son barbecue pour se punir. Il en porte encore aujourd’hui la trace.
"Je ne peux rien pour vous"
Stéphane cherche alors de l’aide auprès de son entourage. À 29 ans, il tombe en dépression. "Je me suis dit 'ma vie est foutue' et j’ai décidé de faire cadeau de ma vie à quelqu’un." Il se marie avec une non-voyante rencontrée par le biais d’une petite annonce. "Si j’avais été amoureux des femmes, ç'aurait été elle." De cette union naissent quatre enfants : une fille et trois garçons. Le quotidien familial n’apaise pas ses pensées pédophiles et les disputes avec sa femme sont régulières.
Cette dernière commence à se douter de quelque chose. "Un jour, on était en balade à Paris sur l’ancien chemin de fer à Bastille. On a croisé quatre ados en patins à roulettes dont un torse nu, en pantalon blanc." Stéphane, tout joyeux d’être à Paris, devient immédiatement silencieux et maussade, faute de pouvoir assouvir son fantasme. "Il m’a pourri l’après-midi, en dix secondes, notre week-end était foutu. Ma femme a vu mon changement d’humeur mais elle n’a pas compris pourquoi", raconte-t-il. En 1997, il lui avoue tout. "Elle m’a dit qu’elle s’en doutait, qu’elle me comprenait et que c’était horrible", se souvient-il. Sa femme, qui ne compte pas – à ce moment-là – le dénoncer, lui fait promettre de ne jamais toucher à leurs enfants. Il assure n’éprouver aucune attirance envers sa progéniture. "Je ne ressens rien pour eux, je lui ai dit de n’avoir aucune inquiétude à ce sujet."
Mais pouvoir en parler à sa femme ne suffit pas. Stéphane s’ouvre également à ses enfants. "Il m’avait raconté – quand j’avais la vingtaine – que c’était dans sa tête, qu’il n’y aurait jamais de passages à l’acte", se souvient sa fille aînée, Marine*, 29 ans aujourd'hui. "Ça m’a perturbée mais j’ai continué à lui faire confiance", ajoute-t-elle. "À moi aussi, il m’avait dit que c’était une souffrance et qu’il ne passerait jamais à l’acte", confirme son fils Marc*.
C’est dingue, je n’en reviens pas. C’était un secret de polichinelle. Il l’avait dit à son entourage, à ses amis, à ses enfants et ça n’a interpellé personne.
Le jeune homme est aujourd’hui âgé de 27 ans. "Je me souviens de l’anniversaire de mon petit-frère, il y avait tous ses copains et leurs parents. Et mon père provoquait les gamins. Il leur a dit 'vous n’êtes pas cap de vous mettre cul nu pour que je fasse une photo'. Il n’y a eu aucune réaction de la part des adultes présents."
Stéphane se tourne aussi vers le monde médical. Avant son arrestation, il consulte trois psychiatres ainsi qu'un psychologue. Sans effet. L'un de ces praticiens, recommandé par son généraliste, lui assène même : "Je ne peux rien pour vous, je ne suis pas compétent." Il le place sous antidépresseurs. "On peut reprocher plein de choses à mon père mais pas de ne pas avoir cherché de l’aide", déplore sa fille Marine."Il était en demande de soins depuis fort longtemps, il n’a pas été soutenu comme il aurait dû", renchérit son avocate.
"J’ai des collègues qui ne veulent pas entendre parler de ces problèmes-là ", confirme le psychiatre Walter Albardier, responsable du Criavs (Centre ressources pour les intervenants auprès des auteurs de violences sexuelles) d’Ile-de-France. "En France, on travaille beaucoup sur la récidive et on oublie le premier passage à l’acte", dit-il, pointant également un manque de formation du personnel médical.
On a tout à faire sur la prévention. Il y a aussi, chez certains soignants, l’idée que le pervers n’est pas traitable.
Hormis ces centres, aucune ressource spécifique n’existe pour les pédophiles qui ne veulent pas passer à l’acte. Aucun numéro vert n’est, pour le moment, à leur disposition pour se confier et trouver de l’aide auprès de professionnels.
De son côté, Stéphane assure même avoir pensé à la castration chimique. Mais les médecins lui ont expliqué que cela "n'agirait pas sur ses sentiments amoureux, qu’il y avait un risque que ça ne change rien". Pire, assure-t-il, la castration l’empêcherait "de se soulager à la maison", et donc de se masturber. Stéphane assure ne pas consommer de vidéos pédopornographiques. "Ce traitement inhibiteur de la libido peut sécuriser la prise en charge du patient, soulager beaucoup et être utile mais ça ne règle pas tous les problèmes. Il reste la pédophilie, le fait d’aimer les enfants, donc la question de la préférence sexuelle", avance Mathieu Lacambre.
"Je suis coupable"
Sans aide extérieure, Stéphane repasse à l’acte, plusieurs fois. "Quand il a vu que l’encadrement médical n’était pas là , il a relâché ses efforts", soupire son avocate. Il y a d’abord Frédéric*, un ami de ses enfants, dont il devient très proche grâce à leur passion commune pour les trains. "Au début, il ne s’est rien passé, se souvient Frédéric. Au contraire, il était un peu comme un deuxième père pour moi, il était très attentionné." Mais, à ses 15 ans, en 2006, tout "bascule en une nuit". Avec la confiance des parents de Frédéric, Stéphane l'emmène en voyage sur les traces de gares oubliées. Un soir, dans un hôtel, il le caresse. Puis le masturbe.
J’étais tétanisé, en état de choc, on ne pense plus à rien, on n’a pas de réponse de son corps.
Son agresseur "va plus loin" et lui "fait une fellation". "Je n’ai aucune stratégie pour sortir de là , raconte Frédéric. Le lendemain, il m’a demandé de ne rien répéter et m’a promis qu’il ne recommencerait pas. Mais dans les mois qui ont suivi, il a recommencé une fois."
Stéphane ne s’arrête pas au jeune ado. En 2005, il divorce et s’installe dans une grande villa à Aubagne (Bouches-du-Rhône). Cinq ans plus tard, il fait la connaissance de Julien*, 12 ans, le meilleur ami de son troisième enfant."Ç'a été le coup de foudre, sans exagérer. Quand je l’ai vu torse nu, je n’ai plus été maître de moi", dit-il. Un soir d’été, son fils et Julien sont dans son lit et regardent un film. Un Louis de Funès. "J’ai eu une pulsion et j’ai dit 'on va faire des papouilles'." Le scénario est le même. Les "papouilles" se transforment en caresses. "Pendant deux ans, je l’ai caressé presque chaque week-end. C’était devenu le but de ma vie", avoue Stéphane. Les deux gardent le silence.
Mais, le 15 septembre 2011, tout s’arrête. Les policiers débarquent sur son lieu de travail et saisissent son ordinateur. Son ex-femme l’a dénoncé, persuadée qu’il s’en est pris à leur dernier fils. Il nie catégoriquement mais cite spontanément Frédéric. Julien a déjà été auditionné. Stéphane déballe tout, raconte tout : "Je leur ai dit 'je suis coupable, je vais tout dire, je n’ai pas besoin d’un avocat'."
Il a tout de suite été conscient de ce qu’il avait fait. C’était une personne en grande souffrance mais aussi intelligente et qui avait un recul sur les choses.
Incarcéré aux Baumettes, à Marseille, Stéphane est condamné, en 2013, à cinq ans de prison pour agressions sexuelles sur mineurs pour les faits concernant Julien et Frédéric. Il dit avoir vécu en détention "une étape importante de sa reconstruction" : "J’ai rencontré toutes les semaines un psychiatre et, surtout, j’ai vu que je n’étais pas seul au monde, qu’il y avait d’autres gens atteints du même trouble que moi", explique-t-il.
En avril 2015, il sort de prison, subvient à ses besoins en louant sa villa d’Aubagne et retrouve "facilement" du travail comme formateur professionnel en électricité. Il renoue avec sa famille et, plus étonnant, avec sa première victime. "J’ai refermé le dossier même s’il y a toujours une part de moi qui ne pourra pas lui pardonner, assure Frédéric. Ce qu’il m’a fait n’efface pas les trois, quatre années avant l’agression où c’était génial." Le jeune homme assure ainsi n’avoir pas oublié "les bons souvenirs" avec Stéphane où "il a été comme un deuxième père" pour lui. "Cela m’a extrêmement soulagé et aussi fait plaisir car il reste un ami indéniable", réagit pour sa part Stéphane.
Éviter les enfants pour "éviter de souffrir"
Stéphane est désormais suivi par la justice. Il est soumis, pour dix ans, à une injonction de soins : psychologue tous les quinze jours, psychiatre judiciaire tous les trois mois, rendez-vous avec le CPIP (Conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation) tous les mois et pointage au FIJAISV (le Fichier judiciaire automatisé des auteurs d’infractions sexuelles ou violentes) deux fois par an.
Il est plutôt satisfait de sa psychologue : "Elle connaît le sujet même si, lorsque je l’écoute, j’ai l’impression d’être seul au monde. (...) On parle de ce que je veux, parfois d’autres sujets que la pédophilie", explique Stéphane qui promet de continuer les séances après la fin de l’injonction de soins. Contactée par franceinfo, elle refuse de s'épancher sur le cas de Stéphane : "Les prises en charge sont très individuelles, on les adapte en fonction des personnes", dit-elle simplement.
Tous les spécialistes contactés par franceinfo l’assurent : la pédophilie, qui est un trouble psychiatrique de la sexualité, se prend très bien en charge. "On apprend aux patients à gérer leur pédophilie via des thérapies. Par exemple, la majorité des pédophiles est non exclusive, c’est-à -dire qu’à côté de la pédophilie cohabite une sexualité adulte. Il faut donc renforcer cette sexualité adulte", explique le psychiatre Jean-Philippe Cano. "On soigne beaucoup mais on guérit peu", tempère Mathieu Lacambre.
Stéphane juge en revanche bien plus sévèrement ses rendez-vous avec le psychiatre judiciaire. "C’est juste des attestations de passage, ça dure quinze minutes", soupire-t-il.
Une fois, mon psychiatre m’a demandé 'alors, est-ce que les enfants vous attirent moins ?' Bah non, toujours autant.
Il a néanmoins trouvé un soutien auprès de Latifa Bennari, la présidente de l’association L’Ange bleu, qui organise des rencontres entre pédophiles et victimes. "Cette expérience de terrain s’est avérée réparatrice pour les victimes et préventives pour les pédophiles", assure-t-elle. "C’est la seule qui m’a écouté, observé… La seule qui m’a dit que ce n’était pas une maladie, que j’étais comme ça et qu’il fallait que j’apprenne à gérer ça. Elle m’apprend à me regarder en face", juge Stéphane. Il participe parfois à des groupes de parole de l'association à Paris. Il les juge utiles et regrette que les pouvoirs publics ne mettent pas en place de telles initiatives, partout en France.
Malgré sa stabilité actuelle, le quinquagénaire reste prudent sur son état. "J’ai une chance de dingue, j’ai mes enfants, mes petits-enfants, j’ai de l’argent et je peux même reparler à l’une de mes victimes. Et pourtant…", souffle-t-il. Rien à faire. "J’étais dans un train pour Cagnes-sur-Mer. C’était pendant l’été 2016. Deux ou trois jeunes de 12, 13 ans sont montés. Parmi eux, il y en avait un torse nu, avec un petit bandeau rouge", se souvient-il. Ce dernier ressent immédiatement "une grosse attirance", se sent "tétanisé". "C’est la seule fois qui m’a traumatisé depuis ma sortie de prison", dit-il. Pour éviter toute tentation, Stéphane a donc mis au point sa propre "règle".
Quand je croise un gamin, et bien, tant que je le vois, je le regarde et quand il disparaît, et bah, il disparaît.
Ce principe s’accompagne de tout un tas de garde-fous pour "éviter de souffrir" et, donc, de croiser des enfants. "Je ne vais pas à la plage avant 18 heures, j’évite les sorties d’école et je ne fais pas mes courses avant 21 heures", détaille-t-il. Des particuliers l'ont sollicité pour donner des cours de maths à domicile auprès d’enfants. Il a décliné.
"Ces stratégies d’évitement qu’il a mises en place, il ne le faisait pas avant", souligne son avocate. "Il évite les situations à risque, il sait les reconnaître. La dernière fois, on voulait aller à la piscine, il a dit 'non, je ne peux pas'", complète son fils Marc. Et ses proches sont désormais vigilants. "Quand je le vois regarder des enfants avec le désir dans les yeux, je lui dis de se calmer", assure Frédéric. "Si je le mets au milieu d’enfants, je suis sûr qu’il ne se passera rien, estime Latifa Bennari. Mais il restera toujours pédophile. On ne peut rien y faire."
* Les prénoms ont été changés à la demande des intéressés.