L'abbé Pierre accusé de violences sexuelles : trois questions sur le rapport qui incrimine le fondateur d'Emmaüs

Plusieurs femmes ont témoigné auprès d'un cabinet d'experts pour dénoncer des agressions sexuelles et du harcèlement sexuel visant l'homme d'Eglise mort en 2007. Ces faits s'étalent sur plus de trente ans.
Article rédigé par franceinfo
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L'abbé Pierre participe à l'émission de télévision "La Marche du siècle", sur la chaîne Antenne 2, le 19 décembre 1988. (GEORGES BENDRIHEM / AFP)

Il a suffi d'un premier témoignage pour libérer la parole. En juin 2023, une personne a fait état auprès d'Emmaüs France d'une "agression sexuelle commise par l'abbé Pierre sur une femme". La structure créée par le religieux, ainsi que la fondation qui porte son nom, ont alors mandaté un cabinet indépendant chargé de faire la lumière sur d'autres éventuelles accusations. Le rapport (en PDF) issu de ces mois d'enquête a été publié mercredi 17 juillet par Emmaüs International, Emmaüs France et la Fondation Abbé-Pierre.

Les travaux du cabinet Egaé, spécialisé dans la prévention des violences notamment sexistes et sexuelles, et mandaté par Emmaüs France en février, "a permis de recueillir les témoignages de sept femmes qui font état de comportements pouvant s'apparenter à des agressions sexuelles ou des faits de harcèlement sexuel commis par l'abbé Pierre entre la fin des années 1970 et 2005", détaillent les trois organisations dans un communiqué. L'une d'entre elles "était mineure au moment des premiers faits", ajoutent-elles. Franceinfo répond à trois questions sur le rapport dévoilé jeudi.

De quoi l'abbé Pierre est-il accusé ? 

Identifiées par une simple lettre afin de garantir leur anonymat, les victimes décrivent des situations semblables : des paroles et parfois des gestes inappropriés et non consentis, alors qu'elles sont seules avec l'abbé Pierre. A la fin des années 1970, alors qu'elle discute avec lui au pied d'un escalier, dans "un endroit de type sas", l'une d'elles raconte : "Il s'est mis à me tripoter le sein gauche." "J'étais avec lui dans son bureau (...) Pendant qu'on parle du travail, il pose ses mains sur ma poitrine", témoigne une autre femme, salariée d'Emmaüs International à l'époque, à la fin des années 1980. "Je ne m'attendais pas du tout à ce geste. J'ai juste mis fin à la conversation plus rapidement et je suis partie", raconte-t-elle. Mais peu après, "en discutant, il a refait la même chose. Je lui ai dit que ça me gênait énormément et que ça ne devait pas recommencer. Ça n'a jamais recommencé", poursuit-elle.

Une autre collaboratrice raconte une agression similaire, bien plus tard, en 2005, deux ans avant sa mort. Le prêtre, nonagénaire, "était alors en fauteuil roulant". "Lorsque je suis allée le saluer, il m'a touché les deux seins, témoigne-t-elle. Je me souviens que je me cachais lorsqu'il était là, je ne voulais pas du tout être près de lui."  

Le témoignage de A. fait mention de "plusieurs contacts sur sa poitrine lorsqu'elle était mineure dans la maison familiale dans laquelle l'abbé Pierre était régulièrement invité", suivis les années suivantes de sollicitations inappropriées et d'un baiser forcé. "Au moment de lui dire au revoir, il a introduit sa langue dans ma bouche d'une façon brutale et totalement inattendue", se souvient-elle. Certaines des femmes citées dans le rapport décrivent enfin des sollicitations répétées, correspondant à du harcèlement sexuel. 

La communauté Emmaüs avait-elle eu connaissance des faits rapportés ? 

Certains témoignages mentionnés dans le rapport font état d'un comportement connu au sein de structures fondées par l'abbé Pierre. En 1992, une des accusatrices informe des dirigeants de l'époque. "Ils m'ont dit : 'On pensait qu'il s'était calmé.' Ils m'ont dit que je n'étais pas la seule dans les secrétaires d'Emmaüs International", explique-t-elle. 

Une femme, qui assure qu'il lui a touché la poitrine alors qu'elle travaillait sur un documentaire à son sujet en 1995, se souvient, elle aussi, avoir été reçue par les responsables de la communauté. "Ils ont entendu ce qu'on avait à leur dire. Ils restaient de marbre. Je m'étais dit : 'Ils protègent un truc. C'est malsain.'"

"J'ai entendu très tardivement qu'on prévenait les secrétaires de faire attention à l'abbé Pierre", corrobore un témoin entendu par Egaé. L'abbé Pierre "vieillissant", "avait du mal à réfréner ses instincts" et "ne pouvait pas s'empêcher de toucher les seins des femmes", l'avait-on informé. Mais des comportements plus anciens sont toutefois mentionnés dans le rapport. Une personne entendue par le cabinet d'experts s'est ainsi fait l'écho "d'un récit d'une scène dans les années 50 ou 60", où il aurait "sauté" sur une femme.

Ces témoignages ont-ils été ignorés par les responsables du mouvement ? "J'ai identifié dans presque tous les cas la difficulté à être crue lorsque la personne mise en cause est valorisée, voire adulée, pour son engagement", souligne la directrice du cabinet Egaé, Caroline De Haas, citée dans La Croix. Toujours dans le quotidien, Isabelle Chartier-Siben, médecin spécialisée dans le traitement des violences sexuelles dans l'Eglise catholique, abonde : "On retrouve toujours cette erreur parmi les chrétiens : mettre une personne sur un piédestal et ne pas arriver à voir la vérité, être incapable d'un jugement sain quand les révélations de maltraitances surviennent."

Quelles suites après ces témoignages ? 

Selon une source interne à Emmaüs citée par l'AFP, aucun signalement à la justice n'a été fait à ce stade. Alors que l'abbé Pierre est mort depuis 2007, et que de possibles victimes ou témoins sont également décédés, "il s'agissait principalement de permettre aux victimes identifiées d'être entendues et de permettre au mouvement Emmaüs de disposer d'informations suffisantes pour décider de la suite à donner", explique Egaé dans son document de synthèse.

Invitant toutefois les personnes qui le souhaitent à témoigner, Emmaüs assure avoir mis en place "un dispositif de recueil de témoignages, strictement confidentiel, s'adressant aux personnes ayant été victimes ou témoins de comportements inacceptables de la part de l'abbé Pierre". Géré par Egaé, il propose une écoute ainsi qu'un accompagnement.

Dans son communiqué, Emmaüs salue "le courage" des personnes dont les témoignages ont permis de "mettre au jour ces réalités." "Nous les croyons (...) ces révélations bouleversent nos structures", affirme le mouvement, pour qui "ces agissements changent profondément le regard" porté sur l'abbé Pierre, "connu avant tout pour son combat contre la pauvreté, la misère et l'exclusion".

"Je suis triste, je suis en colère, je lui en veux d'avoir fait souffrir ces femmes", a affirmé Christophe Robert, délégué général de la Fondation Abbé-Pierre, mercredi soir sur France 2, qui parle d'une "déflagration". "Nous voulons soutenir de toutes nos forces les victimes que nous avons identifiées et celles, peut-être, qui se manifesteront."

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