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"Tuer un enfant, est-ce la solution ?" : en Irlande, les anti-avortement se battent pour que l'IVG reste interdite

Article rédigé par Elise Lambert - Envoyée spéciale à Galway (Irlande)
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Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Des militants anti-avortement participent à une action de porte-à-porte dans un quartier de Galway (Irlande), le 3 mai 2018.  (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

Un référendum pourrait abroger le le 8e amendement de la Constitution irlandaise, qui interdit aux femmes d'avorter, sauf en cas de risque vital. Depuis plusieurs mois, des centaines de militants "pro-vie" sillonnent le pays pour le "sauver".

Kathryn Egan ouvre délicatement sa main. "Vous voyez, c'est à ça que ressemble un bébé à douze semaines", dit-elle. Au creux de sa paume, cette Irlandaise de 62 ans tient un petit objet rose en plastique. Il s'agit d'une représentation d'un fœtus aux yeux fermés, les membres recroquevillés. "Oh, je ne savais pas, je n'avais jamais vu ça..." répond une habitante debout sur le seuil de sa maison, en se penchant pour observer l'objet. "C'est normal, ni les médias ni le gouvernement ne montrent ça", reprend la militante "pro-vie", en remettant l'accessoire dans sa poche.

Une figurine d'un fœtus présenté par un bénévole du groupe Love Both, à Galway, le 3 mai 2018. (ELISE LAMBERT/FRANCEINFO)

Durant deux heures, la banquière et son binôme, Félin Donelly, un médecin généraliste, quadrillent un lotissement du nord-ouest de Galway, dans l'ouest – conservateur – de l'Irlande. Dans la fraîcheur de ce début mai, les deux bénévoles pour le groupe anti-avortement Love Both ("Aimez les deux", autrement dit la mère et "l'enfant à naître") se déplacent de maison en maison pour diffuser leur "propagande", comme ils la nomment. Ils sondent les habitants en vue du référendum du 25 mai. Les Irlandais doivent en effet se prononcer sur l'abrogation du 8e amendement de la Constitution, qui interdit l'avortement dans le pays, sauf en cas de danger de mort pour la mère.

"J'ai rencontré tellement de femmes inconsolables après avoir avorté. En tant que médecin, on ne peut ignorer cette souffrance", souffle Félin Donelly, 50 ans, en glissant un tract dans une boîte aux lettres. "Cette souffrance nous y faisons très attention, assure Kathryn Egan, en frappant à une nouvelle porte. Le bébé en plastique, on ne le sort pas tout le temps. Pour les femmes qui ont eu une fausse couche, cela peut être très violent. On essaye de voir quelle personne se trouve face à nous."

Félin Donelly et Kathryn Egan dans le quartier de Greenfields, à Galway, le 3 mai 2018. (ELISE LAMBERT/FRANCEINFO)

"Rejoignez la rébellion"

Comme eux, environ "3 000 personnes" dans le pays militent activement pour le "non" à l'abrogation du 8e amendement, selon les chiffres d'un responsable de la campagne. Un vote positif permettrait au Parlement de légiférer et d'élargir l'accès à l'avortement. Pour le moment, le gouvernement de Leo Varadkar du parti Fine Gael (centre-droit), à l'initiative de ce référendum, s'est prononcé pour légaliser l'avortement jusqu'à 12 semaines, comme le Sinn Féin (républicanisme irlandais), le Labour (gauche) et le Parti vert (écologiste).

Le 8e amendement est une chance pour l'Irlande, il faut le sauver. Nous sommes le seul pays au monde à protéger les droits de 'l'enfant à naître'.

Félin Donelly

à franceinfo

Depuis l'annonce du référendum il y a deux ans, des centaines de militants "pro-vie" se sont mis en ordre de marche. A Galway, des affiches géantes de fœtus et d'échographies couvertes de chiffres et de slogans bordent désormais l'allée principale de la ville. On y voit un nouveau-né "surpris" d'apprendre qu'on souhaite "légaliser l'avortement jusqu'à six mois", ou invitant les Irlandais à "rejoindre la rébellion".

Le centre-ville de Galway en Irlande, le 3 mai 2018. (ELISE LAMBERT/FRANCEINFO)

Des militants adeptes du "media training"

Les "pro-vie" mènent une guerre de communication, avec un discours millimétré pour contrer les "pro-choix". La référence au Royaume-Uni, l'ancien colonisateur et pays où de nombreuses Irlandaises vont avorter, est permanente. "Un enfant sur cinq est avorté en Grande-Bretagne", "depuis la légalisation de l'avortement en Grande-Bretagne, le taux d'avortement a explosé", répète en chœur un groupe de jeunes militants à la sortie du cinéma de Galway, encore animés par la projection d'un film sur un médecin américain pratiquant des avortements, condamné en 2013 pour le meurtre de bébés nés en vie.

Une affiche de campagne pour le "non" à l'avortement à Dublin, le 1er mai 2018. (ELISE LAMBERT/FRANCEINFO)

Âgés d'une vingtaine d'années, ces étudiants ont presque tous ont suivi une session de "media training" pour être autorisés à parler aux journalistes. "On a mis ça en place car certains peuvent dire des bêtises", justifie leur responsable. Les mots sont donc choisis. Les militants anti-IVG parlent du "bébé à naître". Jamais du "fœtus" car "une femme enceinte ne dit jamais à ses amis qu'elle 'attend un fœtus'". Ils craignent le développement d'un "avortement à la demande" légalisé pour les enfants "handicapés comme valides" et dénoncent "l'industrie de l'avortement" (les hôpitaux et cliniques). "Avec la légalisation, on pourra choisir qui a le droit de vivre et qui ne l'a pas", déplore Paul Staunton, militant depuis cinq mois. 

Ce n'est pas parce que tu as un droit sur ton corps que tu as aussi un droit sur celui du 'bébé à naître'. Nous sommes là pour défendre le droit de celui qui ne peut pas s'exprimer.

Paul Staunton

à franceinfo

"Les pro-avortement n'arrêtent pas de parler de choix mais ils n'évoquent que celui de l'avortement", dénonce Patrick Finegan, fils de fermier aux boucles blondes. "Est-ce que tuer un enfant est la solution ? Le 'bébé à naître' n'a lui jamais le choix !" s'indigne le jeune homme de 21 ans, membre d'une association d'aide aux enfants trisomiques. "Il y a plein d'autres façons d'aider les femmes qui ne veulent pas de leur enfant, pensez à l'adoption, renchérit son ami Radko Vykukal, 22 ans. Depuis la légalisation du mariage gay [en 2015], la demande d'enfants est d'autant plus grande."

Un stand de militants "pro-vie" à Galway, le 4 mai 2018. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

Un débat qui dure depuis des décennies

En janvier, l'Irish Times (en anglais) a révélé qu'un groupe de campagne anti-avortement avait embauché l'agence de communication Kanto, dont le fondateur n'est autre que le directeur de la campagne numérique du camp pro-Brexit au Royaume-Uni. "Je n'ai jamais entendu parler de ça", rétorque Luison Lassala, 51 ans, autour d'un déjeuner. Cet Espagnol à la tempe grisonnante est l'organisateur de la campagne Love Both dans le comté de Galway. "Les 'pro-choix' ne cessent de propager des rumeurs à notre encontre, accuse-t-il avant d'avaler une bouchée. C'est comme l'argent, aucun milliardaire ne nous finance, tout ce que l'on a vient de dons. Je n'ai aucune idée du montant, cela dépend des semaines."

Comme beaucoup de responsables, Luison Lassala est engagé dans le mouvement "pro-vie" depuis longtemps et a fait campagne lors des multiples référendums sur l'avortement. En 1992, il a distribué des tracts contre le droit d'avorter à l'étranger et le droit à l'information sur l'IVG. La mesure est tout de même adoptée. En 2002, il a recruté des volontaires contre le droit d'avorter en cas de risque de suicide et envoie des e-mails aux députés pour défendre "la beauté de la vie" et "la défense des vulnérables". Cette fois-ci, son camp l'emporte – de justesse. "Le droit à la vie est le droit le plus fondamental. Il faut se battre sans cesse pour le protéger", déclare-t-il, solennel, avant de se risquer à une comparaison hasardeuse.

Ces milliers de bébés avortés sont un véritable génocide comparable à celui des Juifs.

Luison Lassala

à franceinfo

"Je ne savais pas qu'ils voulaient légaliser l'avortement jusqu'à 6 mois", s'étonne le bébé sur cette affiche contre la légalisation de l'avortement, à Dublin. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

Le soutien discret de l'Eglise ?

En plus de ses propres militants, le camp du "non" bénéficie de soutiens étrangers, comme Chris Slattery, fondateur de cliniques chargées de "sauver" des bébés de l'avortement aux Etats-Unis, venu "à Dublin pour rencontrer les responsables de campagne". Mais aussi de groupes "plus discrets", à en croire les pro-IVG. "Il y a l'Opus Dei, des organisations catholiques et l'Eglise, assure Lucia Brophy, organisatrice de la campagne pour le "oui" à Galway. Ses fidèles continuent de faire campagne dans les écoles, les hôpitaux et les associations." "L'Eglise n'est pas politique, elle ne milite pas, tranche Luison Lassala, un brin énervé par la question. Si des membres de l'Opus Dei viennent avec nous, c'est en indépendants."

Certains prêtres peuvent dire de voter 'non' et d'autres ne rien dire du tout. Cela dépend et n'engage qu'eux.

Luison Lassala

à franceinfo

Pour montrer leur prise de distance, une association de prêtres catholiques a appelé début mai les prêtres à cesser d'autoriser les militants à s'exprimer durant la messe, note The Independent"Moi je lis des textes le dimanche à la messe, mais je ne donne pas de consigne de vote", assume Caoimhe Lynch, étudiante anti-avortement de 20 ans. Les militants rencontrés par franceinfo se décrivent comme "ordinaires", pas forcément catholiques.

Ce n'est pas une question de religion, nous avons des musulmans, des protestants à nos côtés. On se rejoint sur une conception de la vie.

Luisa Marnin, militante anti-IVG

à franceinfo

Mais à y regarder de plus près, dans une Irlande encore très catholique, la foi n'est jamais éloignée des débats. Elle est visible dans la chevalière à l'effigie d'un saint à l'annulaire de Luison Lassala. Des icônes religieuses suspendues dans la voiture de Félin Donelly. Ou un chapelet enroulé autour du poignet d'une bénévole.

Un camion de la campagne Love Both à Galway le 2 mai 2018. (ELISE LAMBERT/FRANCEINFO)

Quelle que soit l'influence de l'Eglise le 25 mai, la victoire des anti-avortement semble menacée. "Les Irlandais n'ont pas perdu la foi, mais perdu confiance en l'Eglise, analyse Nathalie Sebbane, historienne spécialiste de l'Irlande à l'université Sorbonne Nouvelle. Il reste des poches de résistance anti-avortement, mais ce serait inoui qu'elles arrivent à retourner l'opinion publique. Le pays ne peut plus se permettre d'avoir une logique médiévale." Selon un récent sondage réalisé pour le Sunday Independent, 45% des électeurs sont favorables à une libéralisation de l'avortement, 34% s'y opposent et 18% sont encore indécis.

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