On ne peut aller et revenir d'un endroit, entrer et sortir d'une pièce, sans apporter et déposer quelque chose de soi, sans emporter et prendre quelque chose de l'endroit ou de la pièce.
Edmond Locard
Cette maxime d’Edmond Locard, le père de la criminalistique française, sonne encore plus juste depuis que l’ADN a fait son entrée sur les scènes de crime, voici une vingtaine d’années. Cette molécule, invisible à l’œil nu, est partout : dans le sang et le sperme, bien sûr, mais aussi sur un cheveu, un postillon, une marque de front posé sur une vitre, des cellules de peau retrouvées sous des ongles, quelques gouttes de transpiration.
L’apport des analyses génétiques dans la résolution d’affaires criminelles est incontestable. Mais des voix s’élèvent çà et là pour alerter professionnels et opinion publique. L’ADN peut-il vraiment être considéré comme “la reine des preuves” ? “Cet élément matériel est manipulé par des humains. Or, l’erreur est humaine”, prévient Olivier Pascal, expert en empreintes génétiques agréé par la Cour de cassation et président de l’Institut français des empreintes génétiques (Ifeg). Une erreur qui peut peser lourd en matière judiciaire.
A y regarder de plus près, on trouve dans la fabuleuse histoire de l'ADN “criminel” des individus pris au piège de leur propre identité génétique, des enquêteurs circonspects, des laborantins étourdis, des avocats ferrailleurs et des magistrats économes. Ils dressent tous, à leur niveau, un portrait à rebrousse-poil de l’ADN. Ecoutons-les.
Sur la scène de crime : transpiration acide et mégot suspect
Lorsqu’ils reçoivent les résultats du laboratoire en cette fin septembre 2005, les gendarmes de la section de recherches de Paris vivent “un grand moment de solitude”. Jean-Luc Cayez est en garde à vue depuis plusieurs heures pour le viol et le meurtre d’Audrey Jouannet à Soisy-sur-Seine (Essonne). Du sperme a été retrouvé dans le vagin de la victime. Mais le verdict vient de tomber : il ne correspond pas au profil génétique du suspect. Le directeur d’enquête désobéit au procureur, qui lui intime l’ordre de relâcher le gardien d’immeuble sur le champ. Grâce à de nombreux éléments recueillis pendant l’enquête préliminaire, il a la conviction de tenir le coupable. “On est passé à une stratégie d’audition beaucoup plus offensive, car le temps nous était compté. Il a fini par craquer et passer aux aveux”, nous raconte-t-il aujourd’hui. L’homme, violeur récidiviste, leur explique alors son stratagème, inspiré de la série américaine Les Experts : après avoir repéré les allées et venues d’un amant dans l’immeuble, il avait récupéré des préservatifs usagés jetés par sa maîtresse dans une poubelle et les avait congelés en vue de son crime.
Si cette manipulation de l’ADN par un criminel est assez rare et spectaculaire, les enquêteurs sont de plus en plus confrontés à des malfrats qui ne manquent pas d’imagination pour brouiller les pistes. François-Bernard Huyghe, auteur de ADN et enquêtes criminelles (éd. PUF, 2008), se souvient d’une affaire dans laquelle un cambrioleur avait volé des cheveux chez un coiffeur pour “polluer” la scène de son infraction.
Il est aussi arrivé que des enquêteurs soient soupçonnés de recourir à ces méthodes pour faire parler l’ADN dans le sens de l’enquête. Au procès du braquage d’une banque au Péage-de-Roussillon (Isère), en octobre 2014, l’un des trois accusés “a affirmé que les gendarmes étaient entrés en toute illégalité dans leur chambre d’hôtel lorsqu’ils étaient surveillés, pour prendre éventuellement des éléments contenant [leur] ADN afin de les confondre”, écrit Lyon Capitale. “Accusation folle mais corroborée par le directeur de l’hôtel” qui “affirme que deux gendarmes ont pénétré dans l’une des chambres des accusés en leur absence”, poursuit le site d’informations régionales. Devant les dénégations de l’une des enquêtrices à la barre, soutenant que l’hôtel n’avait pas fait l’objet de surveillance, le témoin a apporté à la cour la carte professionnelle de la gendarme, avec son numéro noté dessus…
Quand elle n’est pas volontaire, la pollution d’une scène de crime peut être accidentelle et les premières fausses routes en matière d’ADN démarrent à ce stade. “Un technicien de l’identité judiciaire avait pollué plusieurs affaires à cause d’un problème de porosité des gants. Sa transpiration devait être plus acide”, se souvient Bernard Pasqualini, commissaire divisionnaire honoraire, trente-sept ans de police judiciaire à son actif.
Les règles, pourtant, sont strictes : toutes les personnes appelées à intervenir sur une scène de crime (techniciens, officiers de police judiciaire, magistrats…) doivent porter une combinaison en polypropylène, une charlotte, des lunettes de protection, des surchaussures et deux paires de gants. “La seconde paire est à changer toutes les 15 minutes et à chaque contact avec un objet”, détaille Franck Cabald, responsable de la formation des agents à l’Institut national de police technique et scientifique (INPS), situé à Ecully (Rhône).
Mais l’erreur se glisse parfois là où on ne l’attend pas. “On a retrouvé l’ADN d’un procédurier [officier de la PJ chargé d’encadrer les prélèvements] sur plusieurs affaires, raconte encore Bernard Pasqualini, peu avare d’anecdotes sur le sujet. Lors des constatations, il utilisait toujours le même stylo et le portait à sa bouche avant de le reposer quelque part.” Et disséminait ainsi quelques traces de salive… Depuis son bureau, le détective Roger-Marc Moreau bondit encore en pensant au mégot jeté négligemment par un représentant du parquet sur une scène de crime. L’ADN masculin inconnu découvert sur la cigarette avait jeté le trouble.
“Si on a un doute, on se débrouille pour récupérer l’ADN de toutes les personnes entrées en contact avec la scène de crime et les scellés”, commente Isabelle Trouslard, ancienne procédurière, aujourd’hui conseillère technique au syndicat de police Synergie.
Tous les policiers et les services de secours devraient avoir leur ADN dans le Fichier national des empreintes génétiques.
Bernard Pasqualini
Ce fichier, appelé Fnaeg, compte aujourd’hui plus de 3 millions de profils, dont 250 000 traces inconnues (cadavres, personnes disparues et profils génétiques non identifiés). Depuis 2003, toute personne mise en cause pour un délit ou un crime y est fichée.
Dans les laboratoires : quand les tubes se mélangent
L’histoire se déroule, cette fois, aux Pays-Bas. “Au bout de la huitième fois, je leur ai dit que je n’en pouvais plus, que je faisais une dépression. Là, ils ont enfin accepté de prélever à nouveau mon ADN.” Mohamed Boucharka, un Néerlandais âgé de 26 ans, a été victime d’une inversion d’échantillons d’ADN au laboratoire, un peu comme on inverserait des bébés à la maternité. Son échantillon a été prélevé en 2008 alors qu’il effectuait une courte peine de prison – il ne nous en dira pas plus sur la nature de son délit. Mohamed Boucharka croit en avoir fini avec la justice quand il ressort. C’est sans compter sur l’étourderie de l’Institut médico-légal néerlandais, qui appose son nom sur le profil génétique d’un autre individu, et vice-versa. Entre 2008 et 2013, le jeune Néerlandais est arrêté et condamné huit fois pour vol de voitures et retourne quatre fois derrière les barreaux, pour quelques jours. “Etant donné que je travaille sur des chantiers de construction, je perdais mon travail à chaque fois (...) J’avais beau leur dire : ‘Ce n’est pas moi, je peux le prouver, prenez mon ADN’, ils ne voulaient rien savoir.” Il finit par s’installer en Belgique pour échapper au mauvais sort. Mais les policiers l’arrêtent de nouveau alors qu’il rentre, un week-end, pour voir sa famille. Un alibi et un enquêteur un peu plus sensible le sauveront de cette méprise. Mais Mohamed Boucharka, qui attend toujours une indemnisation, est amer.
J’ai perdu les plus belles années de ma vie et ça, personne ne pourra me le rendre.
Mohamed Boucharka
Après la scène de crime, le laboratoire d’analyses est le deuxième terrain de potentielles erreurs autour de l’ADN. En France, un suspect a failli être successivement innocenté puis accusé à tort à cause d’une contamination et d’une inversion des échantillons. L’avocat Patrice Reviron s’en fait l’écho dans un article publié en novembre 2012 dans la revue Dalloz. Dans la matinée du 31 mars 2003, une mère et sa fille sont retrouvées égorgées, ligotées et brûlées dans leurs chambres respectives, dans une villa provençale, à Meyrargues (Bouches-du-Rhône). La maison rose au toit de tuiles a été incendiée, mais les flammes n’ont pas tout brûlé et un ADN masculin inconnu est retrouvé sur trois éléments significatifs : un lien ayant servi à entraver les victimes, la ceinture d’une robe de chambre et le montant de la baie vitrée.
Six ans plus tard, et malgré la condamnation d’un homme dans cette affaire, la trace retrouvée sur les indices correspond à une autre, enregistrée dans le Fnaeg. L’individu en question vient d’être mis en cause pour des violences, mais vit à 850 km du double crime. Selon Patrice Reviron, tout porte à croire qu’il n’a jamais quitté son département. Un expert est alors mandaté pour comprendre ce qui a pu se passer. Il découvre que l’ADN de cette personne a été analysé six semaines avant les prélèvements de la scène de crime de Meyrargues dans le même laboratoire et que les bouchons des tubes ont été mal décontaminés. “Si le titulaire de l’ADN faussement retrouvé avait habité dans la même région que les victimes, il aurait très certainement été accusé”, s’insurge l’avocat.
Ironie de l’histoire, l’homme condamné dans l’affaire de Meyrargues a failli, lui aussi, être incriminé pour un meurtre qu’il n’avait pas commis. En mai 2004, son ADN est retrouvé sur un verre dans l’appartement où une femme a été tuée. Mais l’enquête démontre qu’il était en prison au moment des faits. Là encore, l’erreur vient du laboratoire : les scellés du meurtre et ceux d’une troisième affaire impliquant le suspect ont été analysés en même temps, “pour des raisons de coûts”. Et le laborantin a inversé les tubes.
“Pour l’étape de l’amplification de l’ADN, cela nous arrive de regrouper des affaires, car on travaille avec un lot de traitement de 90 échantillons”, reconnaît Laurent Pene, chef de division “identification de la personne” à l’Institut national de police scientifique (INPS). “Il n’y a pas beaucoup de laboratoires spécialisés dans le domaine en France –une douzaine– donc beaucoup d’affaires sont traitées au même endroit”, poursuit-il, reconnaissant un risque de contamination.
Paradoxalement, ce risque a aussi été amplifié par les progrès de la science. “Notre métier est de rechercher la trace la plus ténue. Aujourd’hui, 0,3 nanogramme suffit pour établir une trace de contact (une main posée sur un pull par exemple). Il y a quinze ans, il nous en fallait 500”, résume Cyril Gout, chef adjoint du Service central d’identité judiciaire de la police, à Ecully (Rhône). Or, “les contaminations se produisent souvent quand un objet pauvre en ADN (ongle, cheveu sans bulbe...) entre en contact avec un objet riche en ADN (sang, sperme ou fragment d’ADN amplifié)”, détaille Marie-Gaëlle Le Pajolec, codirectrice de l'Institut génétique Nantes Atlantique.
En analysant un vieil ossement, j’ai trouvé un ADN masculin. Quand j’ai communiqué le résultat, le juge a sauté au plafond : le squelette était féminin.
Marie-Gaëlle Le Pajolec
Dans le cas traité par Marie-Gaëlle Le Pajolec, la contamination venait de la scie qui avait servi à couper un os frais en salle d’autopsie. A ces problèmes de contamination s’ajoute une autre difficulté : tenter d’établir un profil génétique à partir d’un ADN en faible quantité, dégradé ou mélangé retrouvé sur une scène de crime comporte une marge d’erreur. Et risque d’incriminer une personne dont le profil correspond à celui de la trace, à quelques discordances près.
Ce risque est d’autant plus élevé si seul de l’ADN mitochondrial a pu être prélevé sur la scène de crime. En opposition à l’ADN nucléaire présent dans le noyau de la cellule, il se situe dans la périphérie. L’ADN mitochondrial, transmis par la mère, peut être partagé par beaucoup d’individus. “Environ 7% de la population ‘caucasienne’ [d’origine européenne] a le même mitotype”, souligne Marie-Gaëlle Le Pajolec.
C’est pourtant sur cette base qu’Alex Strubel est mis en examen en 2003 pour le meurtre de sa femme, dont le corps découpé a été retrouvé dans des sacs-poubelle sur une friche à Mulhouse (Haut-Rhin). Un cheveu dans la main de la victime correspond à l’empreinte génétique d’Alex. A l'époque, l’expertise n'indique pas la possibilité qu'une autre personne puisse partager le même ADN mitochondrial que lui. Faute d’autre suspect, l’enquête se concentre sur le mari, qui en plus d’avoir perdu son épouse, fait un an de détention provisoire, se voit retirer la garde de sa fille et perd son travail. Placé sous contrôle judiciaire en 2005 grâce au travail acharné de son avocat, il doit attendre quatre ans avant d’être blanchi. “Il a été sauvé par le gong parce que le meurtrier a commis une infraction et a été fiché au Fnaeg. Ils partageaient le même ADN mitochondrial et le rapprochement a pu être fait”, explique aujourd’hui son avocat, Alex Civallero.
Un ADN nucléaire peut, lui aussi, être sujet à caution. En France, il est actuellement analysé en laboratoire avec des kits qui permettent de “révéler” jusqu’à 16 marqueurs, définis par la loi. Pour visualiser ce code-barres génétique, imaginez 16 paires de trains (les allèles), avec chacun un nombre de wagons différents (5 pour l’un, 16 pour l’autre). Une paire roule dans une région (locus) du chromosome 3, une autre dans une région du chromosome 12, etc. L’emplacement de ces trains et leur nombre de wagons permettent de définir un profil génétique propre à un individu.
Le profil est complet si l’on parvient à identifier les 16 marqueurs. La probabilité qu’il soit partagé par deux individus est de une sur plusieurs milliards de milliards. Soit quasi-nulle, à moins de tomber sur de vrais jumeaux monozygotes. C’est néanmoins ce qui vient de se produire à deux reprises dans le sud de la France. L’analyse pour les distinguer étant très onéreuse, une des deux paires de jumeaux a été relaxée, faute de pouvoir les incriminer. Pour l’autre paire, l’instruction est toujours en cours.
En deçà des 16 marqueurs, le risque que deux ou plusieurs personnes enregistrées au Fnaeg partagent le même profil génétique est plus élevé. “En Corse, où l’endogamie est fréquente par exemple, des profils ADN peuvent correspondre à plusieurs individus, surtout quand les ADN sont partiels”, abonde l’avocat Patrice Reviron. Dans un des dossiers qu’il a eu à représenter, l’affaire Federici, “sur un profil génétique avec une dizaine d’allèles, 14 personnes enregistrées au Fnaeg pouvaient correspondre, à un allèle près. Toutes ont finalement été écartées par l’expert.”
Pour calculer les probabilités de profils génétiques similaires, les experts se basent sur des études de référence internationales, fondées sur un échantillon représentatif de la population mondiale. “Ce chiffre peut varier selon l’étude de référence, et tous les laboratoires en France, même ceux de l’INPS, n’ont pas encore harmonisé leur pratique à ce niveau-là”, indique Laurent Pene. Il renvoie de toute façon la balle aux enquêteurs.
Quand les policiers ont un profil ADN, ils croient tenir leur suspect.
Laurent Pene
Suivant la nature et la qualité de l’ADN trouvé sur la scène de crime, les résultats de l’analyse sont donc plus ou moins sujets à interprétation. “Normalement, on donne aux enquêteurs plus de questions que de réponses”, souligne Laurent Pene.
Aux Etats-Unis, le magazine New Scientist a demandé à 17 experts d’analyser un prélèvement génétique ayant permis la condamnation d’un homme, Kerry Robinson, pour viol. Comme le relatent Le Matin et Le Monde, “quatre ont affirmé que les résultats n’étaient pas probants, douze ont établi que la présence de l’homme en question sur le lieu du crime pouvait être écartée, et un seul s’est rallié à l’avis qui avait prévalu lors du jugement, concluant qu’il n’était pas possible d’exclure sa présence sur les lieux.”
Dans les prétoires : la reine des preuves contestée
Il s’en est fallu de peu que Kamel B. passe sa vie en prison. Soupçonné dans l’affaire du meurtre sordide d’un serveur à Antibes (Alpes-Maritimes), en 2004, cet homme doit sa liberté à la ténacité de son avocat, qui a réussi à mettre en doute la preuve ADN. Tout l’accuse au moment des faits : convoqué une première fois comme témoin par les enquêteurs, il dément connaître la victime, alors que son numéro est retrouvé dans son téléphone portable. Kamel B. redoute, en réalité, de devoir révéler son homosexualité. Il est l’amant du serveur.
A ce comportement équivoque s’ajoute un élément bien plus accablant : sur le canapé où le corps est découvert, son sperme est retrouvé mélangé au sang de la victime. “Les enquêteurs ne sont pas allés chercher ailleurs, alors que de l’ADN inconnu avait également été retrouvé sur des verres”, regrette son avocat, Adam Krid. Kamel B. est placé en détention provisoire. Son avocat est persuadé de l’innocence de son client. Adam Krid multiplie les demandes d’investigations complémentaires. Elles sont toutes rejetées, y compris par la chambre de l’instruction.
Dix jours avant l’ordonnance de renvoi aux assises, j’ai croisé le juge d’instruction au supermarché. Je lui ai dit : ‘Vous allez vers une erreur judiciaire’.
Adam Krid
Adam Krid implore le juge d’exploiter son travail. “Quelques jours plus tard, il m’a appelé pour me dire qu’il y avait un non-lieu.” Finalement, l’ADN retrouvé sur les verres est envoyé au Fnaeg et désigne un homme détenu dans une maison d’arrêt du Nord. L’enquête confirme rapidement son implication. Kamel B., lui, a passé près de deux ans derrière les barreaux.
En France, les contre-expertises génétiques sont loin d’être systématiques. “Ça coûte très cher, donc on y est assez peu ouverts, dans la mesure où nous avons tous le souci de limiter les frais de justice”, concède Marie-Agnès Joly, juge d’instruction à Angers (Maine-et-Loire). Selon elle, le coût d’analyses ADN peut facilement atteindre 10 000 euros pour une affaire criminelle classique. Mais les tarifs peuvent sensiblement varier. “L’analyse génétique, cela va de 180 euros pour un délit à 400 000 euros pour les vêtements du petit Grégory”, chiffre Laurent Pene. Qui relativise : “Sur le budget police-gendarmerie, qui tourne autour de 15 milliards d’euros, l’ADN ne représente que quelques dizaines de millions d’euros.” Selon un rapport sénatorial de 2012, le budget de la justice pour les frais médicaux (examens cliniques, examens médicaux dans le cadre des gardes à vue, frais d'analyses génétiques, prises de sang...) s’élevait à 149,6 millions d'euros en 2011.
Le coût de ces contre-expertises est donc un frein majeur à leur réalisation. Mais la valeur probante d’une analyse ADN et sa complexité sont deux autres facteurs limitants. Selon Le Monde, qui cite l’éminent généticien britannique Peter Gill, “le manque de compréhension de la part du public, mais également des juges et des avocats, est considérable“. Le quotidien poursuit, chiffres à l’appui : “Aux Etats-Unis, [Peter Gill] estime que seuls 10 à 15% des avocats dont les clients ont pourtant été, en tout ou partie, incriminés sur la base de leur empreinte génétique, effectuent une contre-expertise.”
Sylvain Cormier, qui a créé l’équivalent français de l’association américaine Innocence Project –laquelle vise à lutter contre les erreurs judiciaires– insiste sur la nécessité de formation des professionnels de la justice sur le sujet.
L’ADN demande un regard d’autant plus critique que les résultats peuvent paraître formels.
Sylvain Cormier
“La plupart des magistrats pénalistes français connaissent les limites de l’expertise génétique, par les risques de transfert ou de contamination qu’elle présente”, rétorque la juge Marie-Agnès Joly.
Reste que l’un des enjeux phares de l’ADN aux assises est de simplifier les débats pour les jurés. Quitte à “dire des semi-vérités”, regrette Laurent Pene. Il confie s’être une fois senti mal à l’aise lors d’une de ses interventions en cour d’assises pour une affaire de vol à main armée jugée à Bourg-en-Bresse (Ain). L’avocat de la défense, Eric Dupond-Moretti, réputé pour le nombre record d'acquittements qu’il a obtenus pour ses clients, l’asticote sur son expertise. “On avait un postiche, un profil génétique avec une probabilité de concordance honnête avec l’accusé. Mais où avait été retrouvé le postiche ? Je n’en savais rien et ce n’était pas à moi de le déterminer”, raconte-t-il. Pour parer à ce genre de questions, une formation à destination des experts a été mise en place à l’INPS. “On les cuisine pour de faux avec des éléments de langage, explique Laurent Pene. Il ne faut jamais laisser le dernier mot à l’avocat et lui faire dire ce que l’on n’a pas dit.”
Lors des procès, les avocats attirent souvent l’attention sur l’une des failles de l’ADN : à l’heure actuelle, il ne peut être daté. A l’inverse, une empreinte digitale peut apparaître comme plus ou moins récente.
Un autre problème est régulièrement soulevé par la défense lors des audiences : celui du transfert d’ADN. Le “matériel” génétique “est un peu volatil : vous retrouvez des cheveux sur une scène de crime, OK. Mais pourquoi sont-ils présents ?” pointe Carine Didit, juge à Laval (Mayenne), déléguée USM (Union syndicale des magistrats). Prenons un exemple : l’auteur d’un meurtre va au cinéma avant de commettre son forfait. Sur sa veste se déposent quelques cheveux laissés par le précédent spectateur. Un de ces cheveux tombe ensuite accidentellement sur la scène de crime. Si le cinéphile est aussi fiché au Fnaeg, il risque de se retrouver impliqué dans un homicide pour avoir cédé aux appels du dernier film de Woody Allen.
Cet argument a été utilisé, en vain, par les avocats de Sébastien Malinge dans l’affaire du meurtre du parking des Italiens, à Avignon (Vaucluse). Le dimanche 28 novembre 2010, aux abords de ce parking à ciel ouvert, en contrebas d’un fossé, Michèle Martinez, 66 ans, est retrouvée morte, le visage massacré à coups de pierres, et un tournevis planté dans la tempe gauche. Des traces ADN retrouvées sur les manches de sa veste et sous ses ongles accusent Sébastien Malinge, fiché au Fnaeg pour des affaires d'exhibition et d'agression sexuelle.
Ce dernier nie avoir jamais croisé la victime. En revanche, il affirme avoir découvert juste avant son premier procès que la fille de la retraitée n’était autre que sa maîtresse au moment des faits. Il s’était rendu alors plusieurs fois chez elle (et donc chez la victime). “Et si la veste portée par la victime était celle de sa fille, ex-amante de l'accusé, cela pourrait-il expliquer son ADN retrouvé sur les manches et sous les ongles de celle-ci ?” s’est interrogée la défense lors du procès en appel, suivi en direct par Le Dauphiné Libéré. La cour n’a pas été convaincue par cet argument et a condamné Sébastien Malinge à trente ans de réclusion.
“Les gros débats aux assises portent souvent sur ces questions de transferts d’ADN, nous confirme l’expert Laurent Pene. Les avocats remettent rarement en cause la présence du profil génétique de leur client, mais démentent sa présence au moment des faits.” “Dans le cas du parking des Italiens, poursuit-il, c’est inadmissible que les enquêteurs ne se soient pas aperçus que le suspect avait connu la fille de la victime. Le problème du transfert, c’est du travail d’enquête pur et dur. Il n’y aura jamais de réponse nette sur le plan de la science.”