ENQUETE FRANCETV INFO. Rachide Boubala, le détenu qui emmerde les prisons
Dans le couloir flotte un air fétide, dont chaque bouffée donne envie de s'évader. Devant la cellule, le sol est couvert de litière pour chat. Les joints de la porte ont été renforcés avec du scotch. Pour s'approcher de l'antre, mieux vaut revêtir une combinaison blanche, des surchaussures, un masque et des lunettes de protection. C'est l'heure de la visite, tant redoutée par certains surveillants, à Rachide Boubala.
Incarcéré depuis près de vingt ans, Rachide Boubala s'est fait une spécialité de maculer de déjections l'entrée de sa cellule. Il répand sur la porte ses excréments, qu'il a liquéfiés, dans une bouteille, avec de l'urine ou de l'eau, ou, directement, avec des laxatifs. A chaque ouverture de porte, selon l'humeur du prisonnier, les surveillants s'exposent à des projections. Si l'un d'eux est touché, il doit être hospitalisé à titre préventif. "On n'est pourtant pas éboueur ou agent de fosse septique", peste Yohann Verschelle, délégué FO au centre pénitentiaire de Réau (Seine-et-Marne).
La dernière victime en date est un surveillant atteint par une éclaboussure au visage, le 31 décembre, au centre pénitentiaire de Vendin-le-Viel (Pas-de-Calais). Venu changer le scotch autour de la porte, l'agent se pensait à l'abri des jets et n'avait pas enfilé de tenue protectrice.
Rachide Boubala ne se soucie guère des doléances des surveillants. "Il adore revivre les moments où il s'oppose ainsi à l'administration pénitentiaire, dans une forme de jouissance", explique Marie Crétenot, juriste à l'Observatoire international des prisons (OIP), qui le suit depuis plusieurs années. Dans son combat, le détenu prend soin de préserver le reste de sa cellule. Vêtements intacts, lit immaculé… "C'est un comble, il est très propre", se souvient un ancien chef d'établissement.
Au fil des ans, le natif de Vitry-le-François (Marne) s'est forgé une solide réputation. A l'évocation de son nom, certains surveillants rient jaune, d'autres mettent fin à la discussion, par "dégoût" ou "refus de lui donner de l'importance". Des responsables nationaux du syndicat FO, poursuivis par le détenu pour injure et diffamation après la publication d'un tract contre lui, préfèrent ne pas commenter. La gêne la plus notable se trouve au sommet de l'administration pénitentiaire. Impossible pour un journaliste de rendre visite au prisonnier, de lui téléphoner ou même de recueillir une parole officielle sur son cas. "Si je vous réponds sans le feu vert de Paris, je finis en Alaska", s'excuse l'un des nombreux directeurs de prison qui l'ont hébergé.
Baladé de taule en taule, "Rachide est devenu le détenu dont personne ne veut", se désole son amie, Anne [son prénom a été modifié à sa demande]. La désolation a toute sa place dans cette histoire, récit du terrible destin d'un homme de 39 ans, à l'enfance ordinaire, entré en prison à l'âge de 19 ans, et qui aurait dû être libéré depuis bien longtemps, avant l'an 2000. Au lieu de cela, la prison est devenue sa maison. Pire, sa vie. Le monde extérieur n'est plus, pour Rachide Boubala, qu'un lointain souvenir, et un horizon invisible.
Tout en projetant sa merde, il s'y enfonce encore plus
La vie d'homme libre de Rachide Boubala prend fin le 6 septembre 1996, un mois et un jour avant ses 20 ans. Ce fils de routier, amateur de handball et de hockey sur glace, s'est fait prendre lors d'une tentative de braquage dans une station-service. Il est condamné à une peine de trois ans ferme. Les débuts se passent mal : transféré dans une dizaine d'établissements, le jeune couvreur-zingueur accumule quatre sanctions pour outrages, qui lui valent deux ans de plus à purger. Intolérance à l'autorité, insultes envers les surveillants… Il n'est encore que l'un de ces petits détenus rebelles qui agitent les maisons d'arrêt et qui, souvent, finissent par rentrer dans le rang.
Rachide Boubala n'est jamais rentré dans le rang. En 2000, devenu violent, le Champenois est envoyé en maison centrale, un type de prison à sécurité renforcée. Il arrive au nord de Mulhouse, à Ensisheim (Haut-Rhin), où sont aujourd'hui incarcérés Guy Georges, Michel Fourniret et Francis Heaulme. L'apprenti braqueur se retrouve chez les grands criminels. Pris en charge par des surveillants équipés de casques et de boucliers, il affirme y avoir été frappé et aspergé de gaz lacrymogène. Dès lors, il devient, selon ses propres termes, "ingérable". En retour, il hérite du statut de "détenu particulièrement signalé" (DPS), comme il l'explique dans cet enregistrement réalisé à la fin des années 2000.
Son combat contre l'administration pénitentiaire se durcit. Aux outrages s'ajoutent des feux de cellule, des menaces de mort contre le personnel, des agressions. Tous les ans, le détenu se retrouve devant les tribunaux et voit son casier à nouveau s'alourdir. Le cercle vicieux est enclenché : ses oppositions au système carcéral lui valent systématiquement des prolongations de bail. La magistrature ne l'épargne pas, et c'est réciproque. En 2009, il envoie ses excréments sous enveloppe à un magistrat, et reçoit en retour une peine de quatre ans. Et tant pis si, inexorablement, sa libération s'éloigne. "C'est rare de voir quelqu'un qui ne pense pas au-dehors et à ses intérêts", s'étonne encore Marie Crétenot, de l'OIP.
La dernière condamnation en date de Rachide Boubala est aussi la plus lourde. Le 30 décembre 2013, quinze jours après son arrivée dans la prison hyper-sécurisée de Condé-sur-Sarthe (Orne), il s'allie à un codétenu et prend en otage un surveillant de 25 ans. Armé d'un couteau de cantine, il exige de changer d'établissement. Aucune goutte de sang n'est versée, mais le mal est fait. Sanction : huit ans.
A l'heure de l'addition, le total est vertigineux. Initialement prévue en 1999, la date de sortie de Rachide Boubala est désormais fixée à 2037. Sa peine de trois ans est ainsi devenue, à force de rébellion en détention, un chemin de croix de quarante-et-un ans.
Déshumanisation carcérale
Comment peut-on à ce point gâcher sa vie, n'être plus libérable pour ses 23 ans, mais pour ses 61 ans ? Pourquoi s'entêter à multiplier les incidents ? Des psychiatres ont été appelés à s'exprimer sur la personnalité de Rachide Boubala, en 2009. Il ressort des différentes évaluations une "absence de maladie mentale constituée", mais aussi "une certaine rigidité de pensée, associée à de la réactivité, des attitudes de défiance". "Pour moi, il n'est pas fou, mais il est intolérant à la frustration", résume un directeur de prison. "C'est un hypersensible à tout, à l'injustice, à la colère, à la frustration", confirme, avec empathie, le photographe Grégoire Korganow, qui l'a rencontré à plusieurs reprises en tant que contrôleur des prisons.
La personne la plus proche de Rachide Boubala est aujourd'hui Anne, menue femme blonde de 55 ans, qu'il voit comme son "amoureuse". "Il dit que je suis sa compagne, moi je dis que je l'accompagne", tempère-t-elle. Ils se sont rencontrés en prison, il y a moins de cinq ans, alors qu'elle y travaillait en tant que bibliothécaire. "C'était un ours mal léché, qui restait au fond de sa cellule et se fâchait avec tout le monde." Intriguée, elle lui a tendu l'oreille. Elle a appris à le connaître et à l'apprécier, sans verser dans la fascination. "Il vit dans l'instant et est incapable de se maîtriser", reconnaît-elle.
Le parcours carcéral de ce détenu hors norme ne s'explique pas seulement par son rapport compliqué à la frustration. Il faut saisir à quel point la détention peut façonner un être, année après année, à mesure qu'il se déconnecte du monde libre. Un psychiatre dit de Rachide Boubala qu'il "s'est forgé une véritable identité, un équilibre dans le fait qu'il est une problématique pour l'administration pénitentiaire". Incarcéré depuis la fin de son adolescence, Rachide Boubala "a construit toute son identité d'adulte en réaction à l'administration pénitentiaire", abonde le photographe Grégoire Korganow. Je me rebelle, donc je suis.
Emmerder l'administration pénitentiaire, au propre comme au figuré, est devenu un leitmotiv. "La prison, c'est sa drogue, lâche Anne. Tous les jours, il a besoin de provoquer un incident, pour tenir. Et s'il a parfois des réactions de cour d'école, c'est parce qu'il n'a pas fini de se construire. Il n'a pas d'âge."
Condamné à grandir à l'ombre, loin de toute normalité sociale, amicale ou amoureuse, le prisonnier aujourd'hui âgé de 39 ans est devenu un éternel déraciné. Il a déjà déménagé 93 fois, fréquentant près de cinq prisons par an. Pas le temps de prendre possession des lieux, ni de déballer ses affaires. Encore moins de tisser des liens. Tout juste de quoi lire un livre, remplir quelques grilles de mots fléchés, faire des pompes et tourner en rond en cellule.
[Les 93 transfèrements de Rachide Boubala, de 1996 à 2015.]
Au sein de chaque établissement, l'homme a, là aussi, été déplacé. Depuis des années, il est abonné aux cellules d'isolement et au quartier disciplinaire. A force de voir défiler les visages de ses innombrables gardiens, il ne voit plus que leur uniforme. Il leur dénie leur humanité, tout comme on a fini par lui dénier la sienne.
Rachide Boubala est un produit de la déshumanisation carcérale. "Comme insensible à sa propre souffrance, il n'est plus perméable à la souffrance de l'autre", écrivait un psychiatre, dès 2009. "Il n'est pas triste, il n'exprime pas d'ennui ou de désespoir, son empathie diminue, il s'atrophie", se désole Marie Crétenot. "Ils ont cassé son affectivité, lâche Anne. Quand il commence à hurler ou à envoyer des flammes avec les yeux, il fait peur."
"Une demi-heure de grâce"
Loin de s'écrouler, l'homme réussit à impressionner ceux qui le croisent. "Il a le port altier, les yeux très noirs, perçants, décrit un ancien directeur. Il a une gueule de cinéma, il me fait penser à l'acteur Tahar Rahim [révélé dans Un prophète, de Jacques Audiard], en plus costaud." Marqué par l'intelligence et l'humour de Rachide Boubala, le fonctionnaire a fini par quitter son poste. "Rachide m'a aidé à prendre conscience que je ne croyais plus trop à l'utilité de ma mission, car son cas me renvoyait à l'échec collectif du système carcéral."
Coupé de sa famille, le routard des prisons n'entretient plus de liens qu'avec une poignée de personnes, toutes liées au monde pénitentiaire. Chacune essaye, à sa manière, de lui offrir une fenêtre ouverte sur l'extérieur. "Il m'est arrivé, au téléphone, quand j'étais au bord de mer, de lui faire entendre le bruit des vagues", raconte le photographe Grégoire Korganow.
La plus belle évasion de Rachide Boubala reste, à ce jour, son histoire avec Anne. Sa "promise", une bourgeoise aux airs BCBG, de seize ans son aînée, le suit à distance, avec constance. Elle lui envoie des cadeaux, de l'argent pour qu'il puisse l'appeler et lui écrire. Avec quelques belles surprises en retour : en 2012, elle a reçu une enveloppe remplie de fleurs, arrachées aussi fougueusement que clandestinement dans le jardin de la maison centrale d'Arles (Bouches-du-Rhône).
Le détenu et la bibliothécaire se sont retrouvés lors de deux séjours de 24 et 48 heures derrière les barreaux, en "unité de vie familiale", en mars et avril 2013. Quelques heures d'intimité dans un petit appartement avec chambre, séjour, coin cuisine, salle de bains et patio. C'est là que Rachide Boubala a vécu son moment le plus "normal" en détention : un apéritif en terrasse, en compagnie d'Anne et de trois contrôleurs des prisons, de passage au centre pénitentiaire de Réau, qu'il a conviés à sa table.
Assis sur des chaises en teck, sur un patio ombragé tristement égayé par un arbuste rachitique, les invités ont découvert un autre homme. "Il nous servait de l'Orangina et de la tarte aux pommes, il retournait chercher à boire dans le frigo, c'était un moment de vraie vie", raconte un contrôleur, encore ému par cette "demi-heure de grâce". "Il était fier", se souvient Anne. Depuis, il n'en a jamais reparlé, comme pour se protéger.
Forcément, les proches du prisonnier s'inquiètent pour son avenir. Pourra-t-il, un jour, regarder le ciel à travers une fenêtre sans barreaux ? Pourra-t-il revoir les vignes de Champagne qu'il a vendangées lorsqu'il était adolescent ? Pourra-t-il marcher à nouveau en homme libre ? "2037, ça me projette loin, je ne suis plus toute jeune, lâche Anne. Je ne le connaîtrai jamais dehors, donc j'accompagne quelqu'un avec qui je ne vivrai jamais." Ces derniers temps, face à l'entêtement du détenu, elle a pris ses distances avec lui.
Au prochain incident, Rachide Boubala risque de voir sa date de sortie à nouveau repoussée. Marie Crétenot, juriste à l'OIP, espère une accalmie de quelques années, afin de pouvoir envisager une demande de grâce présidentielle. "C'est super aléatoire, mais c'est le seul moyen d'amoindrir sa peine." L'avocate du détenu, Delphine Boesel, se sent tout aussi démunie. "Si je lui demande de se tenir à carreau pour favoriser une éventuelle sortie, c'est problématique. Je me retrouverais, d'une certaine manière, à légitimer un système qui fait qu'un tel cas existe sans que cela ne pose problème."
Brièvement joint par téléphone par francetv info, Rachide Boubala demande à être transféré dans la prison où il a rencontré Anne, pour se rapprocher d'elle. "Le bordel que je fous, c'est pour pouvoir y retourner, assure-t-il. Si je commets une faute là-bas, alors j'en serai responsable." L'administration pénitentiaire, à laquelle il a fait part de ce souhait de manière répétée depuis trois ans, attend de lui des efforts avant d'accéder à sa requête. Fait rare, un ponte de l'administration pénitentiaire est allé rencontrer le détenu, en personne, début 2015, pour tenter de trouver une issue au conflit. En vain, pour l'instant.
Renoncer à son personnage d'éternel rebelle est le défi qui attend désormais Rachide Boubala. "S'il change de mode de fonctionnement, ce sera une perte d'identité", mesure un directeur de prison. "Il faut lui trouver autre chose, une rencontre, un projet, avec une perspective d'aménagement de peine, suggère un contrôleur. Rachide Boubala est un terrain en friche. Il lui faut un bon jardinier, et ça poussera."