RECIT. "Le crime a été maquillé en suicide" : 40 ans après la mort du ministre Robert Boulin, le long combat de sa fille pour la vérité
Tout ça est très intéressant, cela confirme les contradictions du dossier." Fabienne Boulin Burgeat semble satisfaite, lundi 28 octobre, de la "reconstitution citoyenne" organisée avec son avocate, près de quarante ans après la mort de son père, Robert Boulin. Le 30 octobre 1979, le corps du ministre du Travail et de la Participation de Valéry Giscard d'Estaing a été retrouvé sans vie, au milieu de l'étang Rompu, une petite étendue d'eau située dans la forêt de Rambouillet (Yvelines).
Avançant à pas prudents sur les feuilles jaunies par l'automne, la fille de cet ancien résistant rappelle avec force qu'elle ne croit toujours pas à la thèse du suicide. C'est pourtant cette version qui a été retenue par la justice à travers un non-lieu rendu en 1991. L'obstinée fille de ministre, âgée de 68 ans, a obtenu la réouverture du dossier en 2015, mais les choses ne vont pas assez vite à son goût. "Je tire une sonnette d'alarme pour dire que rien ne se passe au niveau de la justice."
Confortée par les révélations des diverses enquêtes journalistiques, Fabienne Boulin Burgeat demeure persuadée que son père a été victime de la violence politique qui s'exerçait à l'époque. "Le crime a été maquillé en suicide", assure-t-elle. Elle est bien décidée à obtenir vérité et justice, même si cela lui demande encore quarante ans.
"On l'a retrouvé à genoux, asphyxié, dans 60 cm d'eau"
"Monsieur Robert Boulin est mort, le ministre du Travail s'est vraisemblablement suicidé." Il est un peu moins de 13 heures, mardi 30 octobre 1979, quand le journaliste Patrick Lecocq prononce ces mots en ouverture du journal d'Antenne 2. Rapidement, la journaliste Danièle Breem donne des précisions : "Monsieur Boulin se serait bourré de barbituriques. Il serait entré dans l'eau des étangs de Hollande et sans doute serait-il tombé, car on l'a retrouvé, à genoux, asphyxié, dans 60 centimètres d'eau."
La version officielle de l'affaire Boulin est livrée vite, très vite. "Danièle Breem donne la version du suicide à la télévision, alors que le corps est encore sur la berge", ironise aujourd'hui Jean-Pierre Courtel, un ancien inspecteur de police du SRPJ (Service régional de police judiciaire) de Versailles, présent quand Robert Boulin a été sorti de l'eau. Cette précipitation médiatique a pu entraîner des erreurs. Le corps a en effet été repêché dans l'étang Rompu, et non dans les étangs de Hollande. "Par ailleurs, aucune trace de barbiturique n'a été retrouvée dans le corps de mon père", rappelle Fabienne Boulin Burgeat. Les analyses révèlent en revanche la présence dans le sang du maire de Libourne (Gironde) de traces de diazépam, le principe actif du Valium, un anxiolytique.
Au fil des semaines, le récit de la mort du ministre va s'étoffer. Selon la thèse officielle, ce jour-là à 8h40, une brigade motocycliste des Yvelines découvre un homme en costume, à la surface de l'étang Rompu, en forêt de Rambouillet. Selon le rapport, le corps est à genoux dans la position du "prieur musulman", c'est-à-dire le dos tourné vers le ciel. Le cadavre flotte légèrement dans 50 centimètres d'eau. Des pompiers et des gendarmes plongeurs arrivent sur les lieux. Ils se mettent à l'eau et ramènent le corps du ministre du Travail en exercice.
Sur la terre ferme, les gendarmes reconnaissent son visage. Ils constatent que sa montre est toujours en état de marche. Les aiguilles indiquent 9h09, raconte le journaliste Benoît Collombat dans son livre Un homme à abattre : Contre-enquête sur la mort de Robert Boulin (éd. Fayard, 2007). La 305 Peugeot bleue métallisée de Robert Boulin est fermée à clé, à quelques mètres de la berge. Un papier bristol à l'en-tête du ministère du Travail se trouve sur le tableau de bord. Au recto, un message manuscrit signale que les clés de la voiture sont dans la poche droite du pantalon du ministre. Au verso, quelques mots adressés à sa famille : "Embrassez éperduement [sic] ma femme, le seul grand amour de ma vie. Courage pour les enfants. Boby."
Le style indirect pour s'adresser à sa femme et la faute d'orthographe provoqueront plus tard le trouble dans la famille de Robert Boulin. Mais dans l'immédiat, l'enquête ne traîne pas et le corps est rapidement installé dans un hélicoptère, direction l'Institut médico-légal de Paris.
Ce qui m'a étonné, c'est qu'il n'y a pas eu de constatations médico-légales faites sur le corps à sa sortie de l'eau.
Les policiers terminent rapidement leurs investigations et concluent "à un suicide par noyade, précédé d'une forte absorption de Valium", selon les mots du dossier. Les légistes précisent que la mort est intervenue dès le lundi 29 octobre, entre 17h30 et 20 heures. Le ministre du Travail n'aurait pas supporté de voir son nom sali dans l'affaire dite de Ramatuelle. Des révélations de presse ont en effet mis en cause le maire de Libourne dans une affaire de transaction immobilière irrégulière sur un terrain dans le Var. Ainsi, pour les médias de l'époque, à l'image des journalistes de RTL, "le suicide ne fait aucun doute".
"On nous manipule"
"A 9 heures du matin, Eric, mon mari, m'a appelée pour me dire qu'on venait de retrouver le corps de mon père, se souvient Fabienne Boulin Burgeat. Je suis en état de choc. On n'avait jamais imaginé ça." Dans un premier temps, les enfants de Robert Boulin, contrairement à leur mère, se résignent à croire à la version du suicide. "On a été élevés dans l'idée du respect de l'Etat et toutes les autorités nous disaient que l'enquête avait été minutieuse", admet Fabienne Boulin Burgeat. Dans les semaines qui suivent, Bertrand Boulin écrit même un livre, Ma Vérité sur mon père (éd. Stock, 1980), dans lequel il imagine les derniers instants de son père : "Tu refermes la serrure. Les clefs tombent. Il faut aller vite à l'eau, tu tombes, tu te relèves, tu vas à l'eau, tu t'endors."
Et puis il y a tous ces écrits attribués au ministre. Dans la corbeille à papier de son bureau à son domicile, son gendre, Eric Burgeat, retrouve dans la soirée du 29 octobre un morceau de papier où Robert Boulin annonce son intention de mettre fin à ses jours. "Les visiteurs du soir l'ont sans doute placé là", confie-t-il aujourd'hui, en égrenant la liste des personnes venues au domicile familial le soir où le ministre a disparu. Dans la semaine qui suit la mort, neuf lettres postées le même jour arrivent également au siège de plusieurs médias, chez des conseillers et des amis du ministre. La missive commence par une simple phrase – "J'ai décidé de mettre fin à mes jours" – elle se poursuit par une longue défense concernant l'affaire de Ramatuelle et se termine par quelques lignes apportant un début d'explication : "Je préfère la mort à la suspiçion [sic], encore que la vérité soit claire."
Dans les médias, les premiers doutes apparaissent. Le sénateur Pierre Marcilhacy publie une tribune dans Le Monde intitulée "Je n'aime pas ça". Tournée vers son chagrin, la famille n'entend pas encore ces voix qui s'interrogent. Mais difficile d'ignorer les pressions qui tombent rapidement sur les Boulin. "Achille Peretti, maire de Neuilly et membre du Conseil constitutionnel, est venu voir ma mère pour lui dire : 'Taisez-vous ! Vous n’aimeriez pas que Bertrand [le fils Boulin] finisse comme Robert… Si vous voulez de l'argent, j'ai le feu vert', raconte Fabienne Boulin Burgeat. Ma mère lui a dit : 'Je sais tout". Et il a répondu : 'Alors faites sauter la République'." La séquence, enregistrée, a même été diffusée au journal de 20 heures de TF1, mais depuis les bandes ont disparu.
On nous avertissait régulièrement : 'Attention, vous êtes sur de la nitroglycérine'. Avec toutes ces pressions, on a passé dix ans à avoir peur.
En octobre 1980, la famille de Robert Boulin découvre les photographies prises par la police scientifique, grâce à l'intervention de leur avocat, Robert Badinter. "Quand on a vu ces photos, l'évidence, qu'on a voulu nous cacher, est remontée au grand jour. Ce visage de boxeur, ces hématomes… souffle Fabienne Boulin Burgeat. Tout est là pour montrer qu'on nous manipule, qu'on nous raconte des choses fausses."
Pour autant, la famille met du temps à se tourner vers la justice. "On avait la trouille ! On nous menace, on trafique les freins de notre voiture, on nous envoie des faux agents des PTT…" explique la fille du ministre. Finalement, en 1983, conseillés par l'avocat Jacques Vergès, les proches de Robert Boulin déposent une plainte contre X pour "homicide volontaire".
"Un mensonge d'état"
"Petit à petit, on s'aperçoit que tout ça n'est qu'une fiction, un mensonge d'Etat et que rien ne vient montrer qu'il s'agit d'un suicide", martèle Fabienne Boulin Burgeat. Au fil de sa contre-enquête, la fille de l'ancien ministre se forge une conviction : son père n'a pas mis fin à ses jours. Elle s'appuie sur divers éléments venus affaiblir la thèse du suicide. En 1988, le journaliste James Sarazin révèle ainsi dans L'Express l'étrange emplacement des lividités cadavériques sur le cadavre de Robert Boulin.
Quand le cœur d'un individu cesse de battre, le sang est soumis à l'apesanteur et se dirige vers la partie basse du corps. Or, dans le rapport d'autopsie de 1979, les médecins sont formels : "Les lividités siègent au niveau de la face postérieure du corps." En d'autres termes, les marbrures se situent sur le dos, et non sur le ventre. "Cela veut dire que la mort a eu lieu à un autre endroit et que le corps a été déplacé", estime le médecin légiste Michel Sapanet dans l'émission "Envoyé spécial". "Il y a là une anomalie flagrante et on est certains qu'il y a eu une action criminelle." Les partisans de la thèse du suicide tenteront plusieurs hypothèses comme l'intervention d'un animal qui aurait pu retourner le corps sur l'étang. Une "tentative pathétique d'explication", pour Fabienne Boulin Burgeat.
On voyait une bosse de buffle sur son dos. Les lividités cadavériques prouvaient qu'il était mort sur le dos.
Par ailleurs, la seconde autopsie demandée par la justice après exhumation du corps révèle plusieurs fractures sur le visage de l'ancien ministre du général de Gaulle. "Pour nous, cela confirme qu'il a bien reçu des coups", estime sa fille. Cette nouvelle autopsie révèle aussi que la première analyse de 1979 n'était pas aboutie. Sur demande du procureur de la République, les médecins légistes n'ont pas réalisé l'examen du crâne qui aurait pu permettre de déceler la trace de coups, officiellement sur demande de la famille qui souhaitait préserver le corps. La famille assure n'avoir jamais donné de telle directive.
En outre, le corps de Robert Boulin a subi des soins d'embaumement, toujours sans l'autorisation des proches du ministre, privant la justice de renseignements précieux. Fabienne Boulin Burgeat rappelle enfin que de nombreux éléments du dossier se sont volatilisés, comme les échantillons de sang du ministre ou encore ses poumons, conservés un temps à l'Institut médico-légal de Paris. Ces derniers auraient pu permettre d'effectuer des analyses pour confirmer ou non la mort par noyade. "Ce sont des examens que l'on fait systématiquement pour toute personne SDF qui meurt dans l'eau", souligne-t-elle.
Enormément de choses ont disparu dans cette affaire. Il y a quatre ans, je suis allée chercher les pièces à conviction du dossier. Je suis arrivée avec une valise et je suis repartie avec une petite enveloppe. Tout a disparu.
Concernant les lettres d'adieux attribuées à Robert Boulin, sa fille croit à une manipulation. "Ce n'est pas grand-chose pour les services secrets, c'est même rien du tout, affirme-t-elle. Il y a bien l'ADN de mon père sur les enveloppes, mais pas sur les lettres. Depuis le début, on dit que l'intérieur de ce courrier a été changé." La secrétaire de Robert Boulin au moment des faits s'étonne d'ailleurs que cette lettre de quatre pages soit tapée sur un vieux papier à lettre. "C'est n'importe quoi, c'est tapé sur du papier 'Ministère du travail' et nous étions 'Ministère et du Travail et de la Participation'", assure Armelle Montard dans "Envoyé spécial". Au sujet des mots manuscrits retrouvés sur les lettres, elle assure par ailleurs que l'écriture de Robert Boulin était "facile à imiter".
Enfin, plusieurs personnes, comme l'ancien Premier ministre Raymond Barre, ont raconté avoir été mis au courant au milieu de la nuit de la mort du ministre, bien avant l'heure officielle de découverte du corps. Malgré toutes ces incohérences, de nombreuses personnes croient encore à la thèse du suicide. Son ancien collaborateur Luc La Fay évoque dans L'Express l'état de nervosité du ministre le jour de sa disparition. "Il se tenait debout devant son bureau, très agité, et il a eu une sorte de crise de nerfs, affirme-t-il. Avec le recul, je pense qu'il avait déjà pris la décision de se tuer." Pour Maxime Delsol, l'ancien garde du corps de Robert Boulin, il n'y a même pas débat. "Le ministre s’est suicidé, un point c’est tout, et tout le reste n’est que marketing pour vendre du papier", assure-t-il dans Sud Ouest.
La thèse de l’assassinat politique est une construction intellectuelle. Elle se nourrit certes des insuffisances et des incohérences de l’enquête.
"Dans ce dossier, selon moi, il y a des personnes qui ont systématiquement menti, dont Max Delsol et Patrice Blank [conseiller presse du ministre]", s'agace de son côté Fabienne Boulin Burgeat. "Et ce sont les deux noms que cite la magistrate dans son ordonnance de non-lieu de 1991 pour dire que Robert Boulin était très déprimé." En 1992, le non-lieu concernant la plainte pour homicide de la famille Boulin est confirmée par la Cour d'appel puis par la Cour de cassation. "C'était difficile car j'y ai cru, se souvient Fabienne Boulin Burgeat. On retrouvait cette chape de plomb." Elle n'abandonne pas pour autant et tente de comprendre ce qui a pu entraîner la mort de son père.
"La vie d'un homme ne pèse pas face à l'ambition du pouvoir"
Pour tenter de trouver un sens à cette histoire, il faut se remémorer le contexte politique de la fin des années 1970, mélange des séries Baron noir et House of Cards. Dans ces années-là, la droite se déchire. Le RPR (Rassemblement pour la République) de Jacques Chirac mène une guerre ouverte au gouvernement de Raymond Barre et à l'UDF (Union pour la démocratie française) de Valéry Giscard d'Estaing. Les appétits présidentiels du maire de Paris ne sont pas étrangers à ce conflit. Les ministres RPR, dont Robert Boulin fait partie, deviennent alors un enjeu stratégique. VGE envisage même de faire du maire de Libourne son prochain Premier ministre.
Giscard avait eu le nez de sentir que s'il plaçait Boulin à Matignon, il coupait l'herbe sous le pied de Chirac.
Dans ce contexte, l'affaire de Ramatuelle arrive sur le bureau des rédactions parisiennes. Trois articles sortent dans Minute, Le Canard enchaîné et Le Monde. Il est reproché au ministre d'avoir acheté en 1974 un terrain dans le Var à un escroc, Henri Tournet, alors même qu'une parcelle de ce terrain avait déjà été vendu à des promoteurs normands. "J'ai acheté en 1974 un terrain dans la presqu'île de Ramatuelle par acte authentique devant notaire… et puis mon affaire est terminée", assure Robert Boulin devant le club de la presse d'Europe 1, le 21 octobre 1979, peu avant sa mort. Le ministre a beau se défendre, le poison du soupçon se répand.
Aujourd'hui encore, Fabienne Boulin Burgeat est persuadée que cette affaire a été instrumentalisée par certains cadres du RPR. Bernard Pons, à l'époque secrétaire général du parti, confirme que les coups venaient de partout : "Toutes les turpitudes qu'il a rencontrées, cela venait autant de ses ennemis politiques que de ses amis. J'en ai été témoin." Pour ce dernier, Robert Boulin a été tué. Selon sa fille, le ministre du Travail se serait mis en danger lors de son interview sur Europe 1, avec une phrase qui aurait pu être interprétée comme un avertissement. "J'ai l'âme et la conscience tranquille et j'ai été exemplaire. Et peut-être plus que vous ne le pensez, parce qu'il y a des choses que je ne peux pas dire ici."
"Il est mort à cause de cette menace", estime aussi la secrétaire de Robert Boulin dans "Envoyé spécial". "Mon père disait à ma mère : 'Ce sont des assassins, ils nous tueront tous. Cette histoire finira mal.' Mais il ne voulait pas se laisser faire", se souvient Fabienne Boulin Burgeat. Selon elle, son père aurait pu révéler des affaires gênantes, notamment sur le financement des partis politiques. Le jour de sa disparition, l'ancien résistant aurait sorti des dossiers du coffre-fort de son bureau, rappelle sa fille. Son frère Bertrand affirmera, en 1984, avoir vu les noms de certaines de ces chemises confidentielles : "Groupe Dassault Fonds publics alloués ; Elf Aquitaine Transactions ; Sécurité sociale Détournements ; Arabie saoudite Avions et dons."
Il savait qu'il avait en face des gens sans scrupule et que la vie d'un homme ne pèse pas face à l'ambition du pouvoir.
La fille du ministre raconte également les avertissements reçus par son père par plusieurs "amis". Jacques Douté, un ami restaurateur, affirme avoir entendu le ministre de la Justice de l'époque, Alain Peyrefitte, conseiller à son collègue : "Reste tranquille, retire tes projets, parce que 'le grand' est prêt à tout." Jacques Douté assure également à Rue89 avoir reçu une confidence inquiétante de son ami trois jours avant sa mort : "Le RPR et le SAC [Service d'action civique] ont reçu des ordres pour m'assassiner." Ce témoignage va dans le sens de celui de l'ancien ministre Jean Charbonnel qui assure, sur France Inter, que, selon lui, l'affaire Boulin est "un règlement de comptes politique". Il affirme avoir recueilli les confidences d'un des fondateurs du SAC, Alexandre Sanguinetti, concernant les deux commanditaires de l'assassinat. Les noms de ces derniers ont été remis à la justice par la femme de Jean Charbonnel, après la mort de son mari.
Le SAC, police parallèle du mouvement gaulliste, n'est pas réputé à l'époque pour sa finesse. L'association est d'ailleurs dissoute après la tuerie d'Auriol en 1981, lors de laquelle six personnes d'une même famille sont assassinées par sa section locale de Marseille. C'est d'ailleurs un ancien barbouze du SAC qui livrera le témoignage le plus troublant sur l'affaire Boulin en 1988. Hermann Stromberg assure à L'Humanité avoir vu le ministre s'enfoncer avec des hommes dans un sous-bois de la forêt de Rambouillet pour négocier un dossier. "Ne le voyant pas revenir, nous sommes allés à sa rencontre. Il gisait, mort, au pied d'un talus."
"Ils veulent que je meure"
Dans la propriété familiale de Ramatuelle, celle-là même qui s'est retrouvée au cœur de l'affaire Boulin quarante ans plus tôt, Fabienne Boulin Burgeat montre l'impressionnante pile de dossiers consacrée au combat de sa vie. Accompagnée de son mari, de ses enfants et de son chien Mancha (en référence à Don Quichotte), la fille de l'ancien ministre du Travail refuse de se laisser aller au découragement et espère toujours obtenir la vérité. "C'est un combat citoyen. Je ne peux pas accepter que mon pays dysfonctionne aussi gravement." Elle a publié un livre en 2011, Le dormeur du Val, pour raconter sa version de l'histoire. Et en 2015, elle obtient la réouverture du dossier, après avoir porté plainte pour "arrestation, enlèvement et séquestration suivis de mort ou assassinat".
Après quarante ans, le dossier n'est toujours pas fermé, donc ça au moins c'est une belle victoire, au moins on a celle-là.
Elle avoue que toutes ces années ont laissé des traces, entre les pressions subies, le sentiment d'isolement, la difficulté pour protéger ses trois enfants. Mais elle ne lâche rien. Elle a continué, même après la mort de son frère et de sa mère en quelques mois en 2002. Aujourd'hui, elle s'exaspère de ne pas voir la justice avancer plus rapidement. "Ils veulent absolument que tout le monde meure, que je meure, voilà comment cette affaire d'Etat sera enterrée", souffle-t-elle. Pour secouer l'institution judiciaire, elle a donc décidé d'organiser une reconstitution en présence de témoins de l'époque et de quelques journalistes. "Cette reconstitution sert à montrer à la justice que, quarante ans après, il ne faut plus attendre parce que les témoins encore vivants peuvent permettre d'expliquer que la thèse officielle est inepte", explique-t-elle.
Fabienne Boulin Burgeat espère voir les langues se délier avec le temps. Elle est parvenue à recueillir au fil des années de nouveaux témoignages, comme celui du médecin urgentiste qui a rejoint les deux gendarmes à l'étang Rompu peu avant 9 heures le jour de la découverte du corps. "Il était là. Il avait la bouche hors de l’eau. La face, le nez, l'œil… Il était tout sanguinolent", raconte lors de la reconstitution ce médecin qui a immédiatement pensé à un règlement de comptes. "La position du corps n'était pas une position naturelle pour un mort. On aurait dit qu'il avait été transporté dans une malle. Et puis un noyé, il coule, il ne flotte pas."
Ce médecin urgentiste, aujourd'hui âgé de 69 ans, se dit sûr de lui quand il indique l'endroit où il a aperçu le corps il y a quarante ans. Problème : l'autre témoin présent lors de la reconstitution, l'ancien inspecteur de police du SRPJ de Versailles, Jean-Pierre Courtel (aujourd'hui âgé de 76 ans), arrivé sur les lieux vers 9h10 le 30 octobre 1979, a une autre version. Les témoignages divergent sur l'emplacement de la voiture et surtout sur l'endroit où le corps a été retrouvé. "Nous avons un problème sur l’emplacement du corps, constate Marie Dosé, l'avocate de Fabienne Boulin Burgeat. Peut-être a-t-il été déplacé pour des raisons logistiques ? Par exemple, pour l’approcher de l’ambulance ?" Au-delà des hypothèses, que le temps n'a toujours pas permis de trancher, l'avocate préfère retenir une chose : "Je constate surtout qu’il est invraisemblable de se suicider ici et de cette façon." Quarante ans après, la famille Boulin attend toujours la vérité.
Texte : Clément Parrot