RECIT. 10 mai 1968 : la "nuit des barricades" fait basculer la France dans la grève générale
La révolte des étudiants gronde en ce début mai 1968. Dans la France de De Gaulle, la jeunesse aspire à une nouvelle société. La contestation, partie de Nanterre, s'étend à la Sorbonne et au Quartier latin, à Paris. Chaque jour apporte son lot de manifestations, de blocages et d'affrontements avec les forces de l'ordre.
Dès les premiers jours, le mouvement n'est pas vu d'un bon œil, y compris par les syndicats de travailleurs et une partie de la gauche. Dans une tribune au vitriol publiée dans L'Humanité, le communiste Georges Marchais dénonce "ces pseudo-révolutionnaires" dirigés par "l’anarchiste allemand Cohn-Bendit", qui "servent les intérêts du pouvoir gaulliste et des grands monopoles capitalistes".
Le 10 mai, une nouvelle manifestation va venir tout bouleverser. La nuit tombée, les étudiants occupent le Quartier latin et dressent des barricades. La répression est si violente que deux jours plus tard, c'est le pays tout entier qui se met en grève générale. De la toute première manifestation lycéenne organisée à Paris dans l’après-midi à la chute de l’ultime barricade au petit matin, franceinfo vous fait revivre ce moment d’histoire.
Les lycéens ouvrent la marche
C'est un matin comme un autre, presque banal dans les rues de Paris. Dans la grande cour du lycée Voltaire, un rassemblement. Ils sont une centaine. Un élève de seconde prend la parole. Cheveux bruns légèrement ébouriffés, ses joues sont rougies par l’émotion. "Camarades !" lance Pierre Charpentier, alias Romain Goupil. Huées. "Camarades", retente-t-il. Nouvelles huées. "Mes chers amis !" corrige-t-il, comprenant que son auditoire ne veut pas d'un mouvement marqué politiquement. L'orateur n’a que 16 ans, mais sa parole compte. Il est devenu un symbole du combat contre l’autoritarisme, depuis qu'en janvier il a été expulsé du lycée Condorcet pour avoir organisé une grève.
Romain Goupil les convainc de se retrouver en fin d’après-midi, place Denfert-Rochereau. La bande ainsi formée passe dans les classes de l’établissement, et rallie les lycées environnants à sa cause. Un moment que le cinéaste raconte dans la vidéo ci-dessous.
A 17 heures, ils sont 5 000 lycéens massés sur la place, où Le Lion de Belfort reste aussi fier qu’impassible. Autour de la monumentale statue et jusqu’aux Gobelins, la rue est noire de monde. S’ils sont aussi nombreux, c’est parce que le feu couve. L’année passée a connu plusieurs grèves ouvrières. Depuis janvier, les lycéens, eux, réclament plus de moyens et de considération. Le 22 mars, 142 étudiants emmenés par Daniel Cohn-Bendit ont occupé la faculté de Nanterre (Hauts-de-Seine) avant de rédiger "le manifeste des 142". Celui-ci dénonce l’impérialisme américain, l’université carcan ou encore la répression contre les étudiants. Début mai, la colère a gagné la Sorbonne et a débordé des manifestations étudiantes, avec, déjà, des ébauches de barricades et de violentes échauffourées avec la police.
Qu’ils viennent de Condorcet, Turgot, Louis-le-Grand, Michelet ou encore Jacques-Decour, des milliers d'adolescents sont rassemblés entre les Gobelins et le boulevard Arago, vidé de tout véhicule, pour ce qui est la première manifestation de lycéens en France.
"Reconnaissance des comités d’action lycéens", "liberté d'action politique au sein des lycées" ou "participation des lycéens à la vie de leurs établissements" sont autant de revendications que scandent les leaders dans leurs mégaphones. Des professeurs sont venus, certains sont montés sur la statue du Lion de Belfort pour se faire entendre. Pendant une heure, assis sur le macadam, les lycéens écoutent les différents intervenants et attendent que les étudiants les rejoignent.
L’ambiance est bon enfant, mais teintée de défiance. "Tais-toi politicard", lance-t-on à un représentant de la Fédération des étudiants révolutionnaires (FER) qui tente de prendre la parole, rapporte Le Monde le lendemain. "Voulez-vous que nous donnions la parole aux représentants des partis politiques ?" demande un leader lycéen. "Non !" répond la foule unanime.
La jonction avec les étudiants s’opère aux environs de 18h30. De 5 000, le cortège passe rapidement à 10 000 manifestants. Dans l'impossibilité de passer leurs examens, étudiants parisiens mais aussi provinciaux gonflent les rangs, tout comme les enseignants. Même ceux de médecine, qui avaient boudé les précédentes manifestations, marchent à leurs côtés. "Tous des enragés, libérez la Sorbonne !" crient-ils à l'unisson.
Si les rayons du soleil faiblissent, c’est loin d’être le cas du mouvement. Il en est de même pour les effectifs des forces de l’ordre, qui quadrillent les alentours. Une fois réunis, étudiants et lycéens proposent différents parcours à emprunter. "A l'hôpital Saint-Antoine !" lancent certains, pour s’assurer qu’il n’y a pas eu de morts lors des précédentes manifestations. "A l'ORTF !" hurlent d'autres, dans le but de fustiger l'emprise du gouvernement sur les médias.
Il est 19h30 et le défilé prend finalement la direction de la prison de la Santé. L’idée est d’aller soutenir les étudiants de Nanterre qui ont été emprisonnés après l’occupation de la Sorbonne, le 3 mai. "Libérez nos camarades !" scandent les jeunes gens, alors que des compagnies de CRS sont positionnées tout autour de l’établissement pénitentiaire. Des prisonniers applaudissent les jeunes effrontés. Mais pas de signe des élèves incarcérés, puisqu’ils se trouvent en fait à Fresnes (Val-de-Marne).
Des négociations en direct à la radio
Comme tous les vendredis à 20h30, l'émission de reportages "Panorama" s'invite sur les écrans de télévision branchés sur la première chaîne. Mais ce 10 mai, le programme est brutalement amputé. L'équipe du magazine avait préparé un sujet avec des images des précédentes manifestations et donnait la parole aux protagonistes de la crise : les leaders Jacques Sauvageot et Alain Geismar, le préfet de police Maurice Grimaud, le recteur d'académie Jean Roche… Quarante-cinq minutes avant sa diffusion, deux représentants des ministres de l'Education nationale et de l'Information décident de passer le sujet à la trappe, arguant qu'il n'est pas assez équilibré.
Depuis le début du mois de mai, le service public de la télévision, sous la coupe du pouvoir, ne rend compte que très partiellement des manifestations. Dans les cortèges, ce sont d'autres journalistes qui relatent les "événements". Europe 1 et Radio-Luxembourg, récemment rebaptisée RTL, sont en pointe dans cette couverture. Les deux radios périphériques, dont les émetteurs sont situés en Allemagne et au Luxembourg, et qui sont donc moins soumises aux pressions du pouvoir politique, disposent de plusieurs voitures-relais près des cortèges, permettant à leurs jeunes journalistes d'intervenir en direct à l'antenne.
Vers 22 heures, alors que les barricades continuent à fleurir dans le Quartier latin, une séquence incroyable se joue sur RTL, prouvant que la radio est bien le média de référence lors de cette période troublée. Dans l'une de ces voitures équipées de radiotéléphone, Alain Geismar est mis en relation avec le recteur d'académie adjoint de Paris, Claude Chalin. Pendant quelques minutes, c'est à un véritable round de négociations improvisé auquel assistent les auditeurs derrière leurs transistors.
"Monsieur Geismar, je suis tout prêt personnellement à me rendre à l’endroit où vous vous trouvez actuellement afin d’avoir une conversation avec vous. Est-ce que cela est possible ?" demande Claude Chalin. "Cela est possible certainement", répond Alain Geismar. Mais il met aussitôt en garde : pas de discussions sans engagement sur l'amnistie des quatre étudiants incarcérés depuis bientôt une semaine à l'issue des premières manifestations. "Alors si là-dessus il n’y a rien de nouveau, ce n’est pas la peine que vous vous dérangiez, monsieur le recteur."
Le recteur adjoint n'a évidemment pas le pouvoir d'accéder à une telle demande : "Monsieur Geismar, vous comprenez bien que je ne puis personnellement prendre un engagement là-dessus. Ce que je peux faire, c’est prendre contact avec monsieur le ministre qui lui, au nom du gouvernement, peut prendre cette décision." Alain Geismar suggère alors aux auditeurs qui habitent près de la manifestation de poser leur radio sur leur fenêtre. Ainsi, "si le ministre prend cette décision, il sait qu’il peut communiquer directement avec tous les manifestants sur les antennes de radio", poursuit le leader du Snesup. "Je vais essayer d’atteindre monsieur le ministre immédiatement", promet Claude Chalin. Le journaliste prend date : "Bien. On se donne donc rendez-vous sur cette antenne dans cinq ou dix minutes, dès que le recteur a une réponse, il nous rappelle. Vous êtes à l’écoute et on en reparle."
Les dix minutes s'éternisent un peu, et c'est finalement à 22h52 que Claude Chalin est de retour sur les ondes. Sans rien dans sa besace. Tout juste confirme-t-il que le recteur d'académie, Jean Roche, est prêt à recevoir les leaders de la contestation. Une offre qui avait déjà été formulée plus tôt dans la soirée. L'amnistie des étudiants incarcérés n'est même pas évoquée. Alain Geismar lance alors un quasi-appel à l'insurrection générale : "Si le gouvernement n’est pas capable de prendre ses responsabilités sur cette question, c’est la population qui doit prendre cette responsabilité. C’est clair pour nous", lance-t-il, acclamé par la foule.
Quelques instants plus tard, depuis les studios de RTL, le directeur de l'information, Jean-Pierre Farkas, prend la décision de couper court à ce dialogue inédit. "Alain Geismar, je pense que RTL doit reprendre ses responsabilités (…) Il est impossible pour nous, qui ne sommes qu’une station de radio, de vous laisser la parole pour que vous donniez des consignes à vos militants. Je crois que ce n’est pas sur cette antenne que va se poursuivre cette conversation", conclut-il.
Malgré ces précautions, RTL comme Europe 1, surnommées par certains "Radios Barricades", se retrouvent accusées de souffler sur les braises. "C'était la victoire du direct, se souvient Jean-Pierre Farkas, interrogé par franceinfo. Cela paraît totalement banal aujourd'hui, mais, à l'époque, c'était très neuf."
Les rues du Quartier latin s'embrasent
Il est déjà minuit passé. La foule est chauffée à blanc, et on dénombre désormais une soixantaine de barricades. A 0h15, une délégation est reçue par Jean Roche, le recteur d'académie. Six personnes font leur entrée dans les locaux du rectorat. Parmi elles, Alain Geismar, Jacques Sauvageot et Daniel Cohn-Bendit, accompagnés du sociologue Alain Touraine, professeur à Nanterre. Leur but : éviter un bain de sang et obtenir le retrait des forces de l'ordre du Quartier latin.
Visiblement, le recteur n'a pas tout à fait conscience de qui il a en face de lui. Pendant l'entretien, il reçoit un appel du ministre de l'Education nationale, Alain Peyrefitte, qui a eu vent de la présence de Daniel Cohn-Bendit. Dans son livre Le vrai Cohn-Bendit, la journaliste Emeline Cazi raconte la scène. "Dites-moi, dans votre bureau se trouvent plusieurs personnes. Est-ce qu'il n'y a pas un garçon plutôt petit, et très roux par hasard ?" Le recteur acquiesce. "Alors, espèce d'imbécile, s'emporte le ministre, tu es en train de recevoir au rectorat Cohn-Bendit, c'est-à-dire vraiment le plus extrême de tous."
Jean Roche éconduit ses interlocuteurs. Il est 1h45. En sortant, Cohn-Bendit est attendu par les reporters des radios, qui retransmettent sa réaction en direct. "Nous n'avons pas engagé de négociations. Nous avons dit au recteur : 'Ce qui se passe ce soir dans la rue est que toute une jeunesse s'exprime contre une certaine société.' Nous lui avons dit que pour qu'il n'y ait pas d'effusion de sang, il faut que toutes les forces de police quittent le Quartier latin et que, tant que nos trois exigences ne seront pas satisfaites, nous savons que les manifestants resteront derrière leurs barricades."
Désormais, l'affrontement semble inévitable. Il reste quelques milliers de manifestants dans les rues du Quartier latin, prêts à en découdre. En haut lieu, on s'agite. Le garde des Sceaux, Louis Joxe, qui assure l'intérim du Premier ministre Georges Pompidou, en visite officielle en Afghanistan, se rend place Beauvau pour un entretien nocturne avec son homologue de l'Intérieur, Christian Fouchet.
L'assaut est donné à 2h15. Les CRS surgissent de la rue Auguste-Comte, qui longe le jardin du Luxembourg, et déferlent boulevard Saint-Michel, où une première barricade est promptement nettoyée. Les grenades lacrymogènes s'abattent sur les jeunes manifestants qui répondent avec des jets de pavés, de cocktails Molotov et de projectiles en tous genres. "Sous les pavés, la plage", disait le slogan. Mais ce soir-là, le sable des rues parisiennes sert de moyen de défense, projeté sur les policiers grâce à des compresseurs de chantier trouvés sur place. Les étudiants peuvent aussi compter sur le soutien de certains riverains qui, depuis leurs fenêtres, lâchent ce qu'ils ont sous la main sur les forces de l'ordre.
En plus des insultes, dont un slogan bien connu, il fallait surveiller les balcons et regarder en l’air pour ne pas se prendre un pot de fleurs sur la tête !
"De Gaulle, assassin ! CRS, SS !" s'époumone la foule. Tout en évitant le contact direct avec les étudiants, les policiers continuent d'avancer méthodiquement. Et parfois dérapent. "Les CRS ont tiré des fusées et des grenades lacrymogènes à l'intérieur d'appartements rue Gay-Lussac !" hurle le reporter Alain Cancès sur les ondes d'Europe 1.
Pour bloquer l'avancée des CRS, les manifestants mettent le feu à leurs propres barricades, pour mieux se replier derrière la suivante. Mais cela ne fait que ralentir la progression inexorable de la police. Depuis son centre Saint-Yves reconverti en infirmerie de fortune, l'aumônier Jean Raguénès voit sous ses yeux une barricade tomber, "en quelques petites minutes".
Impuissants, pris au piège comme des rats, nous suffoquons sous les "lacrymos" dont le gaz semblait prendre un malin plaisir à se déposer à l'intérieur de notre local. Il faut dire que celui-ci était devenu hautement vulnérable puisqu'il avait perdu à peu près toutes les vitres de sa devanture, sous l'effet de la déflagration des grenades.
Les affrontements se poursuivent jusqu'au petit matin. La dernière barricade, rue Thouin, dans le quartier Mouffetard, tombe vers 5h30. Le Quartier latin n'est plus qu'une scène de désolation. Vitres brisées, voitures retournées en travers de la chaussée, façades incendiées…
En fin de matinée, le préfet Grimaud égrène les chiffres de la nuit. Par miracle, aucun mort n'est à déplorer. Mais on dénombre 367 blessés : 251 (dont 18 dans un état grave) parmi les policiers, 102 (dont quatre grièvement) chez les étudiants. Au total, 188 voitures ont été endommagées, dont 60 totalement incendiées, et 460 personnes ont été interpellées.
La brutalité de la répression ne parvient pas à étouffer la contestation. Bien au contraire. Exténué après cette nuit d'émeutes et prenant acte de la "cruauté de la police", Daniel Cohn-Bendit vient de lancer, sur Europe 1, un appel à la dispersion. Mais il exhorte aussi "tous les syndicats, tous les partis de gauche, à se mettre en grève générale à partir de lundi, en solidarité avec les étudiants et les jeunes travailleurs". Le lundi 13 mai, une manifestation monstre submerge les rues de la capitale. Les syndicats de travailleurs ont décidé d'entrer dans le mouvement. La France est désormais paralysée par une grève générale.
La première barricade
Ils sont maintenant 20 000 et cette marée humaine, encadrée par le service d’ordre de l'Union nationale des étudiants de France (Unef), se dirige vers le boulevard Saint-Germain, laissé libre par la préfecture de police. En revanche, la rive droite a été rendue inaccessible par des groupes de CRS pour que le mouvement ne gagne pas les Champs-Elysées. L’horloge de la chapelle de la Sorbonne affiche 20 heures. Un peu plus bas, au 15 rue Gay-Lussac, le centre Saint-Yves, foyer des étudiants catholiques de la faculté de droit, ouvre ses portes aux jeunes manifestants. "Rapidement, ce fut l’invasion", explique le frère Jean Raguénès, ancien aumônier du centre, dans son livre Un dominicain au cœur des luttes. "Les uns entraient pour se reposer des fatigues de la manifestation, d’autres pour téléphoner et prévenir parents et amis." Car la nuit va durer…
L’obscurité a envahi les rues de la capitale. Une partie des manifestants quitte les lieux dans le calme. Mais les plus déterminés s’organisent. A 20h40, Alain Geismar, 28 ans, leader du Syndicat national de l'enseignement supérieur (Snesup), et Jacques Sauvageot, 25 ans, vice-président de l’Unef, demandent que l’on occupe le Quartier latin "coûte que coûte". Certains se préparent même à attaquer les CRS à coups de pavés. Au contraire de Daniel Cohn-Bendit, autre leader du mouvement étudiant, qui tente de jouer la carte de la modération. Pour lui, l'acte politique par excellence est de "s'asseoir par terre et de discuter en dynamique de groupe, de se parler dans ce monde de l'invective et du silence", explique le sociologue Alain Touraine, qui était son professeur à Nanterre, dans Mai 68, l'héritage impossible.
<span>Et finalement, les barricades ont été une sorte de compromis entre l’agressivité des groupes de départ qui voulaient attaquer, et, d’autre part, cet aspect de Commune.</span>
Malgré les nombreuses provocations, les forces de l’ordre restent de marbre. En ciré noir ou en costume-cravate, équipés de leur casque sans visière, de lunettes de motard, d’un sac en bandoulière (contenant un masque à gaz), d’une matraque et d’un bouclier, les policiers sont répartis tout autour de la Sorbonne et du Panthéon. Le Quartier latin est devenu une poudrière.
"J’avais déjà eu pas mal d’expériences de maintien de l’ordre avec les agriculteurs, les ouvriers en grève, mais ce jour-là, c’était tout autre chose",explique à franceinfo Camille Vandier, affecté à l’époque à la Compagnie républicaine de sécurité n°19 de La Rochelle. Il n’a que 24 ans et se trouve avec ses collègues dans la rue Gay-Lussac. "Au départ, on était assez loin des étudiants, en attente. Mais nous avons été mis tout de suite dans l’ambiance car les Parisiens soutenaient la manifestation", raconte-t-il encore ému, cinquante ans après les faits.
Une centaine de mètres plus loin, c’est l’effervescence. Lycéens, étudiants, mais aussi habitants et commerçants du quartier se mêlent au mouvement. A coups de pioche ou de barre de fer, les pavés sont extraits des rues. Vieux meubles, grilles d’arbres, panneaux d’affichage, tout est bon pour ériger les barricades. "Nous étions tous heureux, car nous avions conscience de notre force", écrit Daniel Cohn-Bendit dans son livre Le Grand Bazar (Belfond, 1975).
<span>C'est ce sentiment de force et d'unité qui créa l'atmosphère de fête et de barricades. (…) Tout devenait simple, facile. Les barricades n'étaient plus seulement un moyen d'autodéfense, elles devenaient symboles d'une certaine liberté. C'est pour cela que cette nuit du 10 au 11 mai restera inoubliable pour ceux qui y étaient.</span>
Il est 21h15, la première barricade est déjà dressée rue Le Goff. Il n’aura fallu qu’une petite demi-heure pour l’ériger et ce sera loin d’être la dernière. Des chaînes humaines se reforment sitôt qu’une barricade est terminée. Même les caves sont vidées, on récupère les planches d’un chantier avoisinant. D’autres montagnes de débris en tout genre s’élèvent rue Saint-Jacques et au croisement de la rue des Fossés-Saint-Jacques, de la rue Royer-Collard, rue des Irlandais, dans l’angle des rues Claude-Bernard et Gay-Lussac. L’organisation est perfectible, mais qu’importe, l’essentiel est de faire partie de cet élan.
Les barricades se multiplient et sont consolidées avec des parpaings, des échafaudages ou des fils de fer, pour atteindre allègrement les deux mètres de haut. Elles se comptent à présent par dizaines, mais dans un périmètre restreint. Alors que le Quartier latin est verrouillé de toutes parts, l’atmosphère se fait de plus en plus pesante. Derrière les barricades, les forces de police s’organisent aussi. Elles entourent à présent la zone. Des renforts se font entendre, de nombreux jeunes déguerpissent, sentant le vent tourner. Les deux clans se font face, leurs armes à portée de main : pavés d’un côté, grenades lacrymogènes de l’autre. Sur l’une des barricades flottent des drapeaux tricolores. Le champ de bataille attend ses premiers duels. Il ne manque plus que l’étincelle.