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"Ils n'ont plus peur d'aller tuer les flics" : trois policiers témoignent de leur désarroi

Ils parlent de violence extrême, de réductions d’effectifs et de mépris de leur hiérarchie. Des policiers racontent à franceinfo comment leurs conditions de travail se sont dégradées ces dernières années.

Article rédigé par franceinfo - Licia Meysenq
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Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Un policier devant l'hôpital Saint-Louis, à Paris, où l'un de ses collègues est soigné après l'attaque au cocktail Molotov de Viry-Châtillon (Essonne).  (CITIZENSIDE/PAUL ROQUECAVE / CITIZENSIDE)

"Enfreindre le code de la déontologie, c’est la seule façon qu’il nous reste pour nous faire entendre", explique Eric*, un membre de la Brigade anti-criminalité (BAC). Ils étaient 400 policiers à se réunir, le mardi 18 octobre à Evry (Essonne), pour protester contre l’attaque de leurs collègues, grièvement brûlés après le jet d'un cocktail Molotov. La veille, c’était sur les Champs-Elysées qu’ils s’étaient retrouvés. Une manifestation qui va à l’encontre de leur devoir de réserve. Pour franceinfo, trois policiers ont accepté de témoigner. Ils expliquent pourquoi ils sont à bout.

Les délinquants "sont dans l'hyperviolence"

Eric* officie en Seine-Saint-Denis. Depuis une dizaine d'années, ses conditions de travail se détériorent. "Il y a un monde entre ce qu'était la délinquance il y a dix ans et ce qu'elle est devenue aujourd'hui. Maintenant, on est dans l'hyperviolence : pour procéder à une arrestation, on doit faire face à une vingtaine de personnes." Il y a quelques années, les tirs de mortiers et les attaques au cocktail Molotov, comme c'est arrivé à Viry-Châtillon (Essonne) le 8 octobre, étaient exceptionnels. Aujourd'hui, elles sont devenues fréquentes en cas d'arrestation. "Même les anciens des quartiers ont du mal à supporter l'attitude des plus jeunes", affirme Eric.

Officier de police judiciaire, Marc* a quant à lui l'impression que les forces de police ne sont plus respectées : "Ils [les délinquants] n'ont plus peur d'aller tuer les flics." Les agressions verbales sont devenues quotidiennes. "La semaine dernière, des gamins pourtant sages en garde à vue se sont mis à nous insulter violemment une fois arrivés chez eux." 

Simon travaille la nuit. Il est brigadier et fait le même constat. "Mais ce ne sont pas seulement les jeunes. On se retrouve de plus en plus à devoir expliquer le pourquoi d'une intervention, le pourquoi d'un contrôle. Les gens n'ont plus peur de nous défier, même lorsqu'ils sont en tort. Je ne sais pas si c'est parce qu'ils n'ont plus peur de nous, ou si c'est parce qu'ils n'ont pas peur de la sanction." 

Pourtant, les uniformes bleus ne désertent pas certaines zones dites "sensibles" par peur des représailles. "C'est une légende urbaine. On intervient partout, parce qu'on se doit de protéger tout le monde", explique Eric*. "Mais ce n'est pas facile partout. Dans certaines communes, la police est obligée d'escorter des médecins pour qu'ils puissent entrer dans les quartiers", tempère Marc. 

"Il n'y a plus assez d'effectifs nulle part" 

De l'équipement adapté et un renforcement des effectifs pourraient protéger les policiers. "Contre les cocktails Molotov, nous n'avons pas de tenues résistantes au feu", déplore Marc. Simon doit payer lui-même son équipement de protection parfois coûteux : "Un gilet tactique, pour pouvoir porter le matériel (radio, gants et autres) au lieu de bourrer ses poches de pantalon, ça coûte environ 70 euros, ou beaucoup plus s'il est pare-balles. Il faut souvent qu'on utilise des gants à usage unique pour éviter de souiller des traces lors de constatations de cambriolage, c'est à notre charge aussi.

Pour la BAC, des efforts ont été faits. En février,  un plan de 16 millions d'euros a été lancé par Bernard Cazeneuve, le ministre de l'Intérieur, pour leur fournir du matériel. "Nous avons eu la moitié de ce qui a été annoncé, explique Eric, des casques lourds, des gilets par exemple." Marc constate que la plupart des moyens ont été investis dans la lutte contre le terrorisme. 

"Les commissariats sont vides", reprend-il. Anthony Caillet, secrétaire général de la CGT police Paris, estime que, depuis 2007 et l'arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy, 18 000 fonctionnaires manquent à l'appel : "Il n'y a plus assez d'effectifs nulle part." "Ma brigade a perdu un tiers de ses effectifs, explique Simon. Ça ne peut pas aller bien. Les véhicules sont tout le temps en panne." Les vacances sont de plus en plus compliquées à prendre. "J'ai des tonnes d'heures supplémentaires que je ne peux même pas poser, c'était plus simple il y a dix ans."  

Après les attentats qui ont touché la France depuis janvier 2015, les patrouilles à deux policiers ont été interdites. Ils doivent désormais être au minimum trois. Une bonne mesure dans les faits, mais qui entraîne une restructuration difficile. 

"La hiérarchie ne fait que de la statistique"

"Je ne me sens plus du tout écouté par mes supérieurs, je n'ai plus de soutien", explique Eric. Beaucoup de policiers dénoncent une gestion des effectifs qui ne prend pas en compte la réalité du terrain. "Le commissaire Moulin [du nom du héros de la série télévisée du même nom], ça n'existe pas. Au lieu de faire de l'enquête, ils s'occupent de faire de la statistique. Seuls les chiffres les intéressent. Plus leurs résultats sont corrects et plus leur avancement est rapide."

"La hiérarchie, quand on la voit menacer les collègues manifestants plutôt qu'assumer sa part de responsabilité, on comprend bien ce qui la motive. Le chiffre, l'avancement, la carrière, les primes. Ce n'est pas si différent d'un politique qui demande l'exemplarité de sa population, mais qui est incapable d'être exemplaire lui-même", se désole Simon. 

"La justice nous remet systématiquement en cause"

Les rapports avec la justice sont tout aussi conflictuels que ceux avec la hiérarchie. "On est systématiquement remis en cause, explique Eric. Quand on interpelle quelqu'un, la magistrature veut systématiquement des confrontations pour être sûr."

Simon partage cet avis : "Avant, par exemple, on ne remettait pas en cause la parole du flic qui déposait plainte quand il avait été victime d'outrage ou de rébellion. Aujourd'hui, on a de plus en plus de cas où le fonctionnaire est rappelé au service pour 'confrontation' parce que sa parole est tellement mise en doute qu'on croit qu'il va en changer en face de celui qu'il a dénoncé."

 "Les syndicats se font la guéguerre"

Face à cette multiplication de problèmes, les policiers soutiennent massivement ceux qui se sont réunis à Paris et à Evry pour dénoncer leurs conditions de travail. Les représentants de la CGT police Paris et Alliance estiment "comprendre" ce mouvement de protestation, même s'ils n'ont pas été consultés. 49% des policiers sont syndiqués en France, un record. Pourtant  Eric, comme Simon et Marc, doutent de l'utilité des syndicats. 

"Les syndicats se sont éloignés de la réalité des choses.  Au lieu de s'unir et de défendre les fonctionnaires, ils se font une  guéguerre entre eux", assène-t-il. La CGT et Alliance s'opposent en effet sur les dernières réformes. 

"Que les syndicats ne soient pas consultés est une bonne chose, mais ils vont forcément reprendre le mouvement à leur compte", explique Simon. Ce sont en effet les principales forces syndicales qui ont eu rendez-vous, le 19 octobre, avec Bernard Cazeneuve pour esquisser des solutions. 

"Les syndicats mettent surtout tout en œuvre pour faire avancer leur propre carrière", explique Marc. Les trois hommes s'accordent à dire que se syndiquer est en fait une manière d'obtenir de l'avancement plus rapidement. Une nouvelle manifestation est prévue le 26 octobre. 

* Les prénoms ont été changés à la demande de nos interlocuteurs.

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