Pourquoi les automobilistes français freinent-ils des quatre fers dès qu'on leur parle de limitation de vitesse ?
La limitation de la vitesse à 80 km/h sur les routes secondaires, qui entre en vigueur le 1er juillet, suscite une forte opposition chez une bonne partie des automobilistes et chez certains élus locaux. Pour comprendre cette fronde, franceinfo a interrogé le sociologue Jean-Marie Renouard.
"Des questionnements, des interrogations, des critiques, peut-être même à certains égards des agacements, voire de la colère." Même s'il affiche sa fermeté sur le sujet, le Premier ministre, Edouard Philippe, a bien conscience des réticences, voire plus, d'une bonne partie des automobilistes au sujet de la limitation de la vitesse à 80 km/h sur les routes secondaires.
C'est peu dire que la mesure, qui entre en vigueur le dimanche 1er juillet, est impopulaire. Des manifestations de protestation sont organisées partout dans l'Hexagone et les Français étaient 76%, début avril, à s'opposer à l'abaissement de la limitation de vitesse, selon le baromètre annuel AXA Prévention sur le comportement des Français au volant. Une constante quand on se souvient de l'opposition soulevée par d'autres mesures pour la sécurité routière, comme le port de la ceinture obligatoire (1973) ou la généralisation des radars automatiques (2003). Pourquoi ces mesures, destinées selon les gouvernements successifs à sauver des vies sur la route, ont autant de mal à être acceptées ? Franceinfo a posé la question à Jean-Marie Renouard, sociologue et auteur de l'ouvrage As du volant et chauffards : sociologie de la circulation routière (éd. L'Harmattan, 2000).
Franceinfo : Pourquoi la décision du gouvernement d'abaisser la limite de la vitesse à 80 km/h suscite-t-elle tant d'opposition ?
Jean-Marie Renouard : Il y a plusieurs niveaux de compréhension à la colère contre cette mesure. L'abaissement de la vitesse de 90 à 80 km/h concerne le réseau secondaire. De facto, les autoroutes, les villes et leurs agglomérations ne sont pas concernées. Les élus des zones rurales (députés, maires et sénateurs) sont donc montés au front pour exprimer leur mécontentement. Or, depuis un certain temps, ces élus se plaignent d'un Etat trop centralisateur qui ne prend pas en compte leur avis.
Cette réduction de la vitesse est l'occasion de mettre en scène le conflit entre la ville et la campagne, entre les élites urbaines et le peuple des périphéries. On s'élève contre ce qui est décidé "d'en haut". Ce conflit se joue aussi sur des questions écologiques : la ville ne veut plus de voitures, elle privilégie les transports en commun, la marche à pied ou le vélo... Or, lorsqu'on habite loin des grands centres périphériques, la voiture est indispensable. Les transports en commun ne sont pas ou peu organisés. Certaines familles ont besoin de deux voitures, il faut transporter ses enfants à l'école, pour leurs activités de loisirs, faire ses courses car il n'y a plus de magasins à proximité... Il y a donc un effet d'accumulation derrière ce mécontentement.
Il y a aussi une colère directement liée à l'objet même de la mesure, c'est-à-dire la réduction de la vitesse...
On sait tous que si on passe de 90 à 80 km/h, il y aura peut-être moins d'accidents, mais surtout qu'ils seront moins violents. Toutefois, ce genre de décisions suscitent toujours une certaine résistance chez les automobilistes, qui reprochent souvent au Code de la route de ne pas tenir compte des situations particulières.
Les automobilistes ont l'impression que ces règles sont décidées par des technocrates, des ingénieurs de la sécurité routière qui ne se déplacent pas en voiture.
Les usagers de la route font une distinction entre vitesse légale et vitesse 'normale'.
Jean-Marie Renouard, sociologue à franceinfo
La vitesse légale est indiquée par le Code de la route, mais ce n'est pas la seule information prise en compte par les automobilistes. La vitesse "normale", quant à elle, est adoptée après qu'ils aient apprécié la situation (topographie des lieux, état de la chaussée, météo, fréquentation de la route...).
Avec cette vitesse "normale", les automobilistes se permettent-ils d'enfreindre les limitations de vitesse ?
Sur une route déserte, en ligne droite, on considère parfois que l'on peut s'affranchir des limitations de vitesse. En revanche, sur une route limitée à 50 km/h, où des piétons et des cyclistes partagent la chaussée, l'automobiliste s'adapte et ralentit. Dans ce cas, la règle des 50 km/h est légale, mais pas "normale".
Tous les automobilistes font cette distinction et interprètent les situations pour adapter leur conduite. Ils considèrent donc qu'en matière de vitesse, il faut leur laisser une certaine marge d'appréciation. Plus que le feu rouge ou le stop, qui sont des règles respectées, la vitesse est quelque chose que l'on adapte.
De nombreuses décisions en matière de sécurité routière (port de la ceinture, alcool au volant, vitesse...) ont suscité des protestations par le passé, avant d'être complètement intégrées. Comment l'expliquez-vous ?
Les messages de la sécurité routière se heurtent à un paradoxe. La conduite automobile est à la fois un comportement individuel dans un espace qui est vécu comme privatif – la voiture où l'on ferait "ce que l'on veut" – mais qui se déroule collectivement dans l'espace public. De telle sorte que tout le monde échange. C'est une forme de tension permanente entre activité collective, la conduite sur les routes, et espace que l'on considère de liberté, le véhicule personnel.
Toutefois, le cas de l'alcool au volant est intéressant. Quand on conduit, on communique avec les autres usagers de la route (automobilistes, deux-roues, piétons) : chacun envoie des informations sur son comportement et on en recueille également. Untel roule trop vite, circule au milieu de la route, est malhabile dans sa manœuvre, etc. En fonction de ces paramètres, on s'adapte en prenant ses distances par exemple, ou en renforçant son attention. En revanche, on ignore si celui que l'on croise a bu. Cette crainte, liée au manque d'informations sur ce danger potentiel représenté par les autres automobilistes, a permis un changement notable de comportement. On peut aussi citer un exemple : lorsqu'on est seul, sur une autoroute, en pleine nuit, un automobiliste s'attend à en croiser un autre. Il y a bien une conscience de l'autre.
C'est un paradoxe : nous sommes des automobilistes, mais aussi des piétons et des usagers de deux-roues. Nous avons donc la capacité à nous mettre à la place de l'autre et à le comprendre.
Jean-Marie Renouard, sociologueà franceinfo
La vitesse, en particulier, est également souvent associée à la liberté...
Cela prolonge ce paradoxe entre activité individuelle et collective. Certes, on peut prendre du plaisir à rouler vite mais si, dans un souci de liberté, on abolissait toutes les limitations de vitesse, ce serait le chaos, tout le monde aurait peur et protesterait. Les règles sont donc nécessaires et d'ailleurs, tout le monde est finalement d'accord pour qu'il y ait des limitations.
Il y a un cas intéressant de "liberté restreinte" par les règles : le port obligatoire de la ceinture, qui a suscité une vive opposition en 1973. Contrairement à la vitesse ou à l'alcool, si on ne la met pas, on ne porte pas de tort à l'autre. Mais cela a finalement été adopté petit à petit car les gens se sont dit : "On ne sait jamais, si j'ai un accident, si on me rentre dedans, avec cette ceinture, je suis mieux protégé."
Pensez-vous que l'abaissement de la vitesse limite de 90 à 80 km/h sera respecté ?
Pour y arriver, il faut des contrôles via les gendarmes sur les routes ou avec les radars. Le législateur s'attend toujours à ce que la norme ait un effet pédagogique. Avec les précédentes limitations de vitesse, on a pu constater une baisse moyenne des vitesses pratiquées par les automobilistes.
Toutefois, les conducteurs savent très bien qu'à chaque fois qu'ils n'ont pas respecté une règle (marquer un stop, franchir une ligne blanche, rouler trop vite, griller un feu rouge...), cela n'a pas forcément provoqué un accident. Il n'y a pas d'automaticité dans l'effet négatif. C'est toute la difficulté pour le message de la sécurité routière, qui communique sur le fait que si on respecte les règles du Code, on ne provoque pas d'accident.
Toutes ces mesures prises pour améliorer la politique de sécurité routière depuis quarante ans ont-elles été efficaces ?
En 1972, il y avait 18 000 décès par an sur les routes en France. Nous sommes aujourd'hui passés sous les 4 000 morts. C'est donc un énorme succès. Cela est dû aux mesures de sécurité routière, principalement à l'aggravation des sanctions concernant l'alcool au volant.
Mais on peut également citer l'amélioration des infrastructures routières. La signalisation est désormais compréhensible par tout le monde, les voitures sont bien sécurisées (carrosserie, composition des matériaux, système anti-dérapant, airbags...). Sans parler de la formation à la conduite, qui fait que les automobilistes sont plus habiles aujourd'hui. C'est donc un phénomène global qui a entraîné cette baisse, mais on peut encore faire un peu mieux.
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