Championnats d'Europe d'athlétisme : pourquoi la piste de Zurich est-elle "magique" ?
Les fées de l'athlétisme lui ont donné le pouvoir de faire tomber les records du monde. Jusqu'à récemment, en tout cas.
Demandez à un amateur de sport français ce qu'il pense du stade du Letzigrund. S'il aime le foot, il se souviendra de s'être endormi devant sa télé pour un sinistre France-Roumanie (0-0) de l'Euro 2008, qui se déroulait dans l'enceinte de Zurich (Suisse). S'il se passionne pour l'athlétisme, son visage va afficher un large sourire, et il va glisser l'expression "piste magique" dans sa réponse.
Car le Letzigrund est à l'athlétisme ce que le stade Maracana de Rio est au foot. Ça tombe bien, les championnats d'Europe d'athlétisme s'y déroulent, du mardi 12 au dimanche 17 août, avec des espoirs de médaille côté tricolore et même des rêves de records, entretenus par la légende du meeting de Zurich. C'est d'ailleurs de là que vient la réputation flatteuse du Letzigrund.
Trois records du monde la même soirée
Vingt-cinq records du monde sont tombés au Letzigrund. Le premier homme à courir 100 mètres en 10 secondes tout pile, c'est à Zurich, en 1960. L'Allemand Armin Hary a eu bien du mérite, car il franchit deux fois cette barre mythique dans la même soirée. A l'époque, les juges chronomètrent manuellement les performances des coureurs. Qui sait s'il n'a pas couru sous les 10 secondes, à quelques centièmes près ? Une belle nuit d'août 1997, pas moins de trois records du monde tombent dans la même soirée : ceux du 3 000 m steeple, du 800 m et du 5 000 m. De quoi éclipser ce qui était prévu comme l'évènement de la soirée : le dernier 100 m de Carl Lewis, légende vivante du sprint... qui a détenu un temps le record du monde de la distance reine grâce à un chrono réalisé à Zurich.
Le meeting de Zurich, c'est d'abord un plateau exceptionnel que ne ratent pour rien au monde les ténors de la piste. Le meeting s'est permis de recaler Carl Lewis, en 1995. Le "Roi Carl", qui sortait d'une saison laborieuse, voulait s'aligner sur 100 ou 200 m quand les organisateurs le voulaient au saut en longueur, raconte L'Humanité. La même année, ils organisent un véritable pont aérien entre Göteborg, théâtre des championnats du monde, et Zurich. Le meeting d'athlétisme se tient trois jours après la fin des Mondiaux, et pas question de perdre un athlète en route.
Les athlètes chouchoutés, leurs mères aussi
Dans L'Equipe, Andreas Brugger, qui a longtemps organisé le meeting, révèle son truc pour avoir chaque année les meilleurs sportifs, même les Américains, des années avant l'invention du téléphone portable : "J'avais dans mon agenda un petit bouquin noir avec, pour les Etats-Unis, au moins 200 numéros de téléphone... des mères des athlètes. Car les mères savent toujours où trouver leurs enfants." Chaque année, Zurich a le meilleur plateau des meetings européens, et les chronos s'y affolent invariablement. Surnom officieux de la compétition : "les Jeux olympiques en trois heures".
Les athlètes se bousculent au meeting de Zurich car ils savent qu'ils vont être chouchoutés. Sebastian Coe raconte dans son livre Running my life (en anglais) : "Andreas Brugger avait flairé le record du monde. Il m'a offert de tenter de le battre, en me payant tant pour participer, en engageant un lièvre [pour assurer un tempo soutenu en début de course] et en rassemblant un solide plateau autour de moi. 'Mais avant tout, je veux que tu passes par notre centre national d'athlétisme pour t'acclimater. Tu ne peux pas arriver directement de Turin'. Il se disait que j'avais besoin d'espace. Depuis Oslo [où il avait battu le record du monde du kilomètre], les sollicitations médiatiques étaient constantes. Bien à l'abri dans les Alpes suisses, il se disait que j'aurais la paix." La méthode Brugger paye : Coe bat le record du monde du mile dans son stade. Et la BBC interrompt pour la première fois de son histoire son journal télévisé pour diffuser l'évènement.
"J'ai préféré battre mon record du monde à Zurich"
Un autre élément qui rend le meeting de Zurich si spécial, c'est son public. Le meeting a lieu chaque année fin août, mais tous les billets sont vendus "avant que les décorations de Noël soient accrochées dans la Bahnhofstrasse [la principale rue commerçante de la ville]", écrit le Daily Telegraph (en anglais). Car le meeting suisse draine un public de connaisseurs. "La première fois que je suis venue à Zurich, j'avais 17 ans, et le public connaissait déjà mon nom, se souvient la double championne du monde de saut en hauteur Blanka Vlasic, citée par le site Swissinfo. C'est probablement le public le plus connaisseur du monde. Pas étonnant que les athlètes adorent venir ici."
Outre la belle vue sur les Alpes et l'amour du public, les athlètes se surpassent aussi à Zurich... par appât du gain. Le meeting suisse a toujours eu deux ou trois longueurs d'avance sur la concurrence en termes de budget. Depuis 1983 et le début de son sponsoring par la banque UBS, il a des arguments sonnants et trébuchants pour motiver les champions : en 1995, la banque offre un kilo d'or à qui battra un record du monde au Letzigrund. De quoi convaincre le Kenyan Moses Kiptanui... de lever le pied aux championnats du monde de Göteborg : "J'aurais pu battre le record du monde, mais à 400 mètres de la fin, j'ai vu que j'avais tellement d'avance que j'ai décidé de m'économiser pour le faire à Zurich", raconte crûment celui qui était champion du monde du 3 000 m steeple, dans le Chicago Tribune (en anglais). Ce qu'il est parvenu à faire, descendant pour la première fois sous la barre des 8 minutes avec un temps de 7'52"18.
La piste magique ne l'est plus
Depuis 2006 et la démolition du stade pour le refaire à neuf avant l'Euro 2008, les amoureux d'athlétisme n'ont eu qu'un seul record du monde à se mettre sous la dent, avec les 5,09 m de Yelena Isinbayeva à la perche. Les bulldozers ont-ils écrasé la magie qui émanait de l'ancien "Letzi" ? Le stade du Letzigrund, c'était de vieilles tribunes, en bois, avec des virages peuplés de supporters debout. Depuis, l'enceinte est devenue assez impersonnelle, ce qui explique peut-être la raréfaction des records. Pour mettre toutes les chances de son côté en 2014, la ville de Zurich a financé une nouvelle piste, à 800 000 dollars, censée favoriser la performance grâce à une élasticité supérieure.
"Tout le monde parle de la piste, mais jusqu'à preuve du contraire, c'est l'athlète qui est censé courir, et pas la piste", sourit Ulrich Daum, patron de l'entreprise Conica qui a élaboré la nouvelle piste, cité par Swissinfo. A Zurich, ce n'est sans doute pas aussi simple. Depuis le record du monde du 100 mètres d'Armin Hary, la ceinture de tartan qui entoure la pelouse du Letzigrund est surnommée "la piste magique". Il faut donc qu'elle donne des ailes aux athlètes, peu importe comment.
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