La folle histoire du record du monde du saut en hauteur
L'un des plus vieux records de l'athlétisme moderne va peut-être tomber aux championnats d'Europe de Zurich.
La devise des Jeux olympiques, c'est "plus vite, plus haut, plus fort". Plus vite et plus fort, sans doute, mais plus haut, plus tellement. Le record du monde établi par le Cubain Javier Sotomayor à Salamanque en 1993 tient toujours : 2,45 m, 1 cm au-dessus de la barre transversale d'un but de foot. Longtemps inaccessible, il pourrait tomber lors du concours des championnats d'Europe d'athlétisme, vendredi 15 août. Voici son incroyable histoire.
Le style de saut, inventé par un loser casse-cou
Tous les sauteurs en hauteur utilisent la même technique de saut, inventée par l'Américain Dick Fosbury dans les années 1960. On l'a longtemps pris pour un fou, jusqu'à ce qu'il décroche aisément la médaille d'or aux Jeux de Mexico, donnant son nom à son style : le célèbre "Fosbury Flop". Au départ, contraint d'adopter les techniques de saut en vigueur comme le ciseau, Fosbury n'était pas doué. Mais alors pas du tout. "On m'a mis au défi de sauter par-dessus un fauteuil club. Non seulement j'ai perdu le pari, mais je me suis cassé la main en retombant", raconte Fosbury, cité par le Guardian (en anglais). Un jour, il décide de développer sa propre technique "pour arrêter de perdre tout le temps" : une course d'élan courbe, et un saut dos à la barre, obligeant le dos à se courber jusqu'à 140°, note ESPN (en anglais).
"Ce n'est pas le fruit de la science, de mon analyse ou de ma pensée, sourit Fosbury, interviewé dans The Independent (en anglais). Non, c'est juste mon instinct. Mon esprit a poussé mon corps à trouver la meilleure façon de passer par-dessus cette barre." Le résultat est probant : avec un saut à 2,24 m, Fosbury révolutionne son sport et décroche la médaille d'or. Au moment de son saut décisif, le public de Mexico n'a d'yeux que pour lui. A ce moment précis, le vainqueur du marathon olympique franchit la ligne d'arrivée dans l'indifférence générale.
Les entraîneurs d'athlétisme ne se convertiront que progressivement à sa méthode. Le coach américain Payton Jordan lâche, après la victoire de son poulain : "Les enfants imitent les champions. S'ils imitent Fosbury, cela va anéantir une génération entière d'athlètes, qui vont tous se casser le cou" (cité dans The Sport Book, en anglais).
Le sauteur, Javier Sotomayor, empoisonné par la CIA ?
Quinze hommes ont franchi la barre des 2,40 m. Parmi eux, Javier Sotomayor écrase la concurrence à cette hauteur stratosphérique, avec une quarantaine de sauts à ce niveau. Le sauteur cubain est repéré par le légendaire entraîneur José Godoy, à 14 ans. Il ne sait pas sauter, mais dispose déjà d'une détente verticale phénoménale. Godoy polit son diamant, qui enchaîne les barres au-dessus de 2,30 m dans les meetings et les compétitions secondaires, Cuba boycottant les Jeux olympiques de 1984 et 1988.
Aux Jeux de Barcelone, en 1992, "Soto le magnifique" ne laisse pas passer sa chance et décroche l'or. L'Espagne l'inspire : un an plus tard, à Salamanque, il porte le record du monde à 2,45 m. On lui promet d'être le premier à passer au-dessus de 2,50 m. Sotomayor, rebaptisé "le prince des hauteurs" par la presse espagnole, n'y croit pas : "Ce sera l’affaire d’une autre génération", explique-t-il. Une génération plus tard, son record tient toujours. Sa légende, elle, en a pris un coup.
En 1999, alors qu'il dispute les Jeux panaméricains à Winnipeg (Canada), il est contrôlé positif à la cocaïne. Sa ligne de défense est grandiose : "Je sais bien qu'à chaque affaire de dopage, tout le monde dit qu'il est innocent, déclare-t-il à la BBC (en anglais). Mais dans mon cas, c'est vrai !" Bof. Fidel Castro vole à son secours. Le journal d'Etat Granma publie en manchette : "La boue de Winnipeg ne nous ternira jamais". Dans l'article, on peut lire : "La CIA ou la mafia anticubaine peuvent introduire une dose de substance interdite dans la nourriture ou dans les boissons des athlètes. (…) Et quel laboratoire, quelle institution peut garantir l'honnêteté des tests antidopage et être sûr de ne pas être noyauté par les services secrets américains ?"
Deux ans plus tard, Sotomayor est positif à la nandrolone et met fin en catimini à sa carrière. Les deux contrôles positifs jettent le doute sur sa carrière, donc sur son record du monde. "Toute sa carrière est salie", résume le sauteur en hauteur américain Dwight Stones, dans Esquire (en anglais).
Les challengers, un ex-alcoolo et un sympathique fou
Entre 1996 et 2012, un seul sauteur franchit la barre des 2,40 m. La discipline régresse. On en vient à se demander s'il ne faudrait pas autoriser deux pieds d'appui au lieu d'un seul pour inverser la courbe des performances. Ou alors retrouver cette tribu tutsie qui franchissait 2,50 m sans difficulté (en anglais), découverte par un missionnaire allemand au début du XXe siècle. "A moins d'organiser un championnat du monde sur la Lune, je doute fort qu'un athlète puisse un jour battre les 2,45 m de Javier Sotomayor", ironise en 2007 Jean-François Toussaint, directeur de l'Institut de recherche biomédicale et d’épidémiologie du sport. Et pourtant. D'un seul coup, une génération de sauteurs titille le vieux record. Deux d'entre eux disputent les championnats d'Europe : le Russe Ivan Ukhov et l'Ukrainien Bohdan Bondarenko. Celui qui n'y sera pas, le Qatari Muta Ezza Barshim, parle d'"âge d'or du saut en hauteur". Tous prédisent un record du monde à 2,50 m dans un futur proche.
Ivan Ukhov s'est fait connaître pour avoir participé au meeting de Lausanne complètement ivre. C'était en 2008, époque où l'athlète traversait des problèmes personnels. Le moment le plus spectaculaire de la vidéo, vue par des millions de gens, est le moment où Ukhov manque de s'écrouler en tentant d'enlever son bas de survêtement, tout en s'appuyant sur une haie. La vodka-Red Bull en grande quantité, ça ne pardonne pas.
Depuis, c'est l'ivresse des sommets qui l'attire. Champion olympique à Londres, il franchit 2,41 m en mai, égalant la troisième meilleure performance de tous les temps. N'empêche. En 2013, raconte The Independent (en anglais), un journaliste ose la question avant le meeting de Birmingham : "Les gens vous rappellent-ils tous les jours ce que vous avait fait à Lausanne en 2008 ou cela a-t-il changé depuis que vous êtes devenu champion olympique ?" A la simple mention de "Lausanne", le champion arrête la traductrice. S'ensuit un échange animé en russe. Le journaliste ose une relance : "Allez-vous me frapper pour avoir amené ça sur le tapis ?" Ukhov, qui comprend le sens général de la deuxième question, sourit. "Les gens ont la mémoire courte. Ce que j'ai réussi à Londres a été oublié plus vite que ce que j'ai fait à Lausanne."
Bohdan Bondarenko a été adoubé par Sotomayor comme ayant le "grain de folie" indispensable pour battre son record. Le gaillard n'hésite pas à sauter en survêtement - la flemme de l'enlever ? - et a déjà tenté une barre à 2,47 m (2 cm au-dessus du record du monde) "parce que 247 était le digicode de [son] immeuble", a-t-il confié au magazine Spikes (en anglais). Autre particularité : Bondarenko est l'un des rares sauteurs à demander le silence plutot que des applaudissements cadencés au moment de sauter. Pour peu que son corps le laisse tranquille - il s'est blessé au dos, au genou, à son pied d'appui -, il peut aller très haut. "Je ne peux pas sauter beaucoup. Je n'ai que deux jambes et la hauteur est une discipline dure. Je veux pouvoir être encore capable de marcher dans vingt ans", a-t-il confié au site suisse Bluewin.
Tout ça pour un petit moment de grâce, raconté par le sauteur en hauteur suédois Stefan Holm au New York Times (en anglais) : "Le meilleur moment du saut en hauteur, c'est le bref moment où vous êtes au-dessus de la barre. Ça ne dure que quelques millisecondes, mais vous avez l'impression que vous pourriez flotter éternellement."
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