Netflix, réseaux sociaux... comment la Formule 1 a réussi à séduire un nouveau public
"Le championnat du monde de F1 est vraiment mal exposé. Il ne fait rien sur le numérique, il n’y aucun marketing, il ne raconte aucune histoire." Ces mots de l’ex-patron de la discipline, Chase Carey (il a quitté son poste fin 2020), prononcés dans le le groupe américain Liberty Media rachetait la Formule 1 pour 8 milliards de dollars (6,5 milliards d’euros). À ce stade, l’objectif de la firme est clair : redonner du lustre à une compétition sur le déclin.
En 2006, 600 millions de téléspectateurs à travers le monde avaient regardé au moins quinze minutes de F1 dans l’année. En 2017, leur nombre a chuté à 350 millions, presque deux fois moins. En France, 31 millions de téléspectateurs regardaient la F1 en 2008, contre 7 millions en 2017. Le passage de la diffusion de TF1 à la chaîne cryptée Canal+ en 2013 en est une explication, mais pas seulement.
"L'intérêt de la série, c'est qu'elle permet de mettre un visage"
La première saison de la série Drive to survive (Pilotes de leur destin en version française) va marquer un premier vrai tournant dans la stratégie de Liberty Media. Tournée en 2018 et diffusée en mars 2019, elle va séduire rapidement un nouveau public. "Le fan est touché, bien sûr, mais surtout le non-fan, le fan occasionnel ou l'ancien fan", annonce Ian Holmes, directeur des droits médiatiques pour le promoteur du championnat du monde, Formula 1.
"Netflix pourrait faire un documentaire sur n’importe quel sport, ça intéresserait les gens", schématise Joévin Heno, étudiant de 26 ans, que la série a rabiboché avec la F1, qu’il regardait d’un oeil avec son père quand il était enfant.
Les portes ouvertes du paddock permettent de découvrir ce sport qui ne se résume pas seulement à des voitures qui tournent en rond. "L’intérêt de la série, c’est qu’elle permet de mettre un visage, analyse Alexandre Bailleul, fondateur du site d’actualité du marketing sportif SportBuzzBusiness. On ne voit jamais la tête des pilotes dans un Grand Prix. On voit des émotions, des traits de caractère, du storytelling."
"Le côté cash des pilotes m’a bien plu, détaille Hugo, 22 ans. Ils ne vont pas te raconter de salades, ils vont dire ce qu’ils pensent, ça se voit que c’est du premier degré." Véritable acteur de la saison 2 après sa relégation de RedBull à Toro Rosso, le pilote français Pierre Gasly nuance : "Il n’y a pas de langue de bois, mais tout n’est pas dit non plus."
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La série cartonne et devient le neuvième documentaire le plus vu sur la plateforme en 2019. La Formule 1 a alors réussi son premier pari : l’identification à ses pilotes, Daniel Ricciardo en tête par sa bonne humeur en toutes circonstances. "C’est une porte d’entrée, précise Alexandre Bailleul. La cible était de toucher une audience jeune là où elle est."
Certains, passionnés par la série vont alors s’y engouffrer. "Je n’attendais qu’une chose, que ça reprenne, pour voir si c’était comme dans la série", se souvient Joévin Heno, qui a vraiment commencé à suivre la saison dernière "de A à Z" après avoir regardé Drive to survive pendant le premier confinement. "Je trouvais intéressant d’aller me renseigner sur un sport que je ne connaissais pas trop", retrace Thibaut Le Perchec, étudiant de 23 ans. Essais libres, qualifications, Grand Prix : il ne rate plus un tour de F1.
"On s'est retrouvés à cinq devant un GP, on ne faisait jamais ça avant"
La grande réussite de Liberty Media a été de sortir la discipline de sa niche, de son carcan fermé et élitiste. "J’ai ressenti une différence dans le regard des gens quand je dis que je suis de fan de F1", admet Brice Germain, passionné de longue date et co-fondateur de l’émission YouTube "Les Pistonnés".
Le public s’est inévitablement rajeuni mais il s’est aussi diversifié, féminisé. Mathilde, médecin généraliste de 27 ans s’y est mise avec son compagnon pendant le confinement. "Je lui disais qu'il était relou avec sa Formule 1 ! Je n'étais pas très partante", se souvient-elle. Elle est finalement conquise car "on est vraiment dans l’immersion".
"Il existe une sorte de tendance vis à vis de la Formule 1, glisse Alexandre Bailleul. De plus en plus de gens se revendiquent fans de F1 sans pour autant regarder absolument toutes les courses." Selon une enquête publiée sur le site officiel de la Formule 1 en février 2021, 71% des 6000 passionnés sondés évaluent leur satisfaction d’être un fan de F1 à 8/10 ou plus, contre 44% en 2019.
"La F1 est montée dans la hiérarchie des sports, ressent Thibaut Le Perchec. Avec des copains, on s’est retrouvés plusieurs fois à quatre ou cinq pour regarder un Grand Prix. Avant, on faisait ça pour du foot mais jamais pour de la Formule 1."
Cet engouement créé par Netflix s’est accompagné d’une refonte complète de la stratégie sur les réseaux sociaux. À rebours de Bernie Ecclestone, ancien promoteur de la F1 pendant près de quarante ans, qui voyait les nouveaux médias comme "un risque, un danger pour la valeur du produit", selon Hubert Munyazikwiye, fondateur de SportsMarketing, un site dédié au marketing sportif. "C’était une aberration, s’insurge Alexandre Bailleul. Liberty Media a rapidement modifié ça."
Présente sur Facebook et Twitter depuis 2009, la catégorie reine de l’automobile a multiplié et diversifié ses contenus uniquement à partir de 2016. Sa chaîne YouTube, elle, a été créée en 2015 seulement. Désormais, pas un seul jour ne passe sans que de multiples contenus inondent les différentes plates-formes où la F1 cible ses fans "recrutés" sur Netflix.
Alors qu’elle comptait 11,9 millions d’abonnés sur les quatre réseaux sociaux Twitter, Facebook, Instagram et YouTube au début de l’année 2018, le total a quasiment triplé pour atteindre aujourd’hui 32 millions de followers.
"Netflix nous a amené les rails, on a été la locomotive"
Moments-forts, caméras embarquées, statistiques, décryptages : les contenus sont nombreux et adaptés à chaque réseau social. "Je me suis abonné à des comptes Twitter, à des spécialistes sur YouTube", confie Thibaut Le Perchec. "Ils (les comptes officiels de la F1, ndlr) donnent vraiment le contenu pour aller en profondeur, appuie Joévin Heno. Tu peux regarder à peu près tout ce que tu veux sur les choix des écuries."
Sur ces mêmes plates-formes destinées à un public plus jeune, certains acteurs ont émergé. L’émission les Pistonnés a clairement profité du "tremplin qu’a représenté Netflix" comme l’exprime l’un de ses fondateurs, Brice Germain. "Netflix nous a amené les rails, on a été la locomotive."
La première émission au concept assez simple, un talk-show avec quatre personnes en plateau, est diffusée deux mois après la sortie de Drive to survive. Les chiffres dépassent rapidement les espérances. "On ne pensait pas faire ces vues-là, continue Brice Germain. Sur un sport de niche on s’attendait à 10 000 vues, on a fait la première à 130 000."
Thibaut Le Perchec "regarde toutes les émissions" pour en connaître toujours davantage sur un sport relativement complexe au premier abord. "Un sport est toujours plus intéressant à regarder quand on le connaît en profondeur", affirme Joévin Heno.
Cette importance d’accompagner le téléspectateur se ressent à travers la retransmission visuelle. Que ce soit sur Canal+, détenteur des droits télévisuels depuis 2013 et jusqu’en 2022 pour un montant avoisinant les 29 millions d'euros annuels, ou sur F1 TV, la plateforme OTT (over the top) créée en février 2018, la masse d’informations disponibles à l’écran a considérablement augmenté. "Cela peut permettre au fan récemment initié de rester devant la télévision car il comprend ce qu’il regarde", explique Brice Germain.
Canal+ a ainsi battu ses records d’audience l’année passée en flirtant avec le million de téléspectateurs en moyenne par Grand Prix, soit un bond de 27% par rapport à la cuvée précédente. Les performances des Français et notamment la victoire de Pierre Gasly à Monza, n’y sont certainement pas étrangères, mais plus globalement la Formule 1 a réussi à se réinventer pour attirer et captiver un public rajeuni. "Le pari est quasiment gagné", conclut Hubert Munyazikwiye.
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