On vous raconte l'histoire des faux espions de Renault, alors que s'ouvre le procès de leurs accusateurs
C'est l'histoire d'un fiasco, qui a fait scandale en 2011(Nouvelle fenêtre) et provoqué le licenciement de trois cadres de chez Renault, accusés à tort d'avoir livré des informations confidentielles à la Chine. Les "traîtres" ont depuis été blanchis et seuls certains de ceux qui les ont mis en cause seront jugés du mercredi 17 au vendredi 26 janvier à Paris, plus de dix ans après les faits. Dans le box des accusés, quatre personnes comparaissent pour association de malfaiteurs en vue d'escroquerie ou violation du secret. Franceinfo revient sur cette affaire invraisemblable, qui a sérieusement écorné l'image du groupe automobile et entraîné la démission du bras droit de Carlos Ghosn, PDG de Renault à l'époque des faits.
Une mystérieuse lettre anonyme
Pour comprendre les origines de l'affaire, il faut remonter au 17 août 2010. A leur retour de vacances, plusieurs dirigeants découvrent une lettre anonyme au siège de Renault, à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine). L'auteur affirme que des salariés de Renault seraient corrompus et recevraient des "pots-de-vin". Elle désigne deux personnes occupant des postes clefs. Il s'agit de Michel Balthazard, un ingénieur de premier plan, membre du comité exécutif, qui travaille pour la firme depuis trente ans, et Matthieu Tenenbaum, 33 ans, ingénieur lui aussi, chargé de développer des véhicules électriques. Tous deux ont accès à des informations hautement confidentielles.
"Bien sûr que je n'ai aucune preuve, bien sûr que c'est de la délation, mais je m'en moque. Je ne supporte pas de voir des gens correctement payés voler encore de l'argent. Ce qui forcément se fait par rebond au détriment de Renault."
Le corbeaudans son courrier anonyme
Ces accusations remontent à Carlos Ghosn. Plutôt que de s'en remettre à la justice, il choisit de lancer une enquête en interne, afin d'éviter que l'affaire ne s'ébruite. Celle-ci est confiée à Rémi Pagnie, à la tête de la Direction de la protection du groupe, une sorte de police interne à Renault. Ce dernier charge deux membres de son équipe d'enquêter : Marc Tixador et Dominique Gevrey. Le premier est un ancien policier de la brigade financière de Versailles, qui s'est recyclé dans le privé. Le second, un ex-militaire, assure alors avoir un informateur qu'il surnomme "Le Belge". Ce dernier, également militaire, "se vantait de pouvoir avoir des informations pointues dans le domaine financier", relate Dominique Gevrey dans l'émission "Affaires sensibles"(Nouvelle fenêtre) sur France 2.
"Le Belge" obtient rapidement des informations bancaires selon lesquelles Michel Balthazard aurait un compte au Liechtenstein et Matthieu Tenenbaum un compte en Suisse. Le Belge affirme également qu'un autre cadre du groupe, Bertrand Rochette, également impliqué dans le développement de voitures électriques, possède lui aussi un compte suisse. Dans une note transmise à Dominique Gevrey, l'informateur assure que des flux financiers très importants auraient transité sur leurs comptes via des sociétés-écrans. Pas moins de 180 000 euros auraient été versés sur celui de Michel Balthazard, 551 600 euros pour Matthieu Tenenbaum et 45 000 euros à l'attention de Bertrand Rochette. "Le Belge" précise que les commanditaires de ces versements seraient deux entreprises chinoises.
Virés sans ménagement
Carlos Ghosn, immédiatement informé, prend une décision radicale. "Il me dit : 'Bon, il faut passer à l'acte, il faut virer des gens'", raconte Patrick Pélata, le numéro deux de Renault, dans "Affaires sensibles". De son côté, l'ex-policier Marc Tixador assure avoir mis en garde la direction. "Attention, vous ne pouvez pas licencier des salariés sur le fondement de ces informations, il ne s'agit que de renseignements, il ne s'agit pas de preuve", aurait-il affirmé selon Fanny Colin, son avocate, interrogée dans l'émission. Malgré ces mises en garde, les trois cadres sont convoqués par leur hiérarchie, le 3 janvier 2011. Ils sont questionnés dans des bureaux distincts, avec des méthodes proches d'un interrogatoire de police. Les dirigeants de Renault espèrent que les suspects vont finir par avouer et démissionner. Mais leur plan échoue : tous nient en bloc. Les trois suspects sont quand même mis à pied dans la foulée.
L'affaire s'ébruite très rapidement et la machine médiatique s'emballe. Le ministre de l'Industrie de l'époque, Eric Besson, s'inquiète d'un "péril pour l'industrie française" et parle de "guerre économique"(Nouvelle fenêtre). Le 11 janvier 2011, les trois cadres sont convoqués pour un licenciement officiel. Les caméras se pressent à l'entrée des locaux du groupe. Michel Balthazard, Matthieu Tenenbaum et Bertrand Rochette clament leur innocence. "Renault porte contre moi des accusations très graves, que je réfute totalement. (...) C'est une grave atteinte à ma dignité, à mon intégrité", lance Michel Balthazard, visiblement ébranlé.
"Mon seul objectif est de faire reconnaître que je ne suis pour rien dans cette affaire."
Michel Balthazard, ingénieur chez Renaultà sa sortie du siège du groupe
Entre-temps, Renault a déposé plainte pour vol en bande organisée, livraison d'informations à des puissances étrangères, corruption et association de malfaiteurs.
Les doutes des vrais policiers
L'enquête est confiée à la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI). Et très vite, les policiers ont des doutes sur la réelle existence de comptes cachés. Dominique Gevrey, à l'origine des révélations, refuse de donner le nom de sa source, le fameux indicateur belge. Et fin janvier, malgré la fragilité de plus en plus évidente du dossier, Carlos Ghosn décide de défendre publiquement l'enquête interne menée par Renault. "Nous avons des certitudes, si nous n'avions pas de certitudes, on n'en serait pas là", affirme-t-il sur TF1.
Mais les accusations portées contre les trois cadres ne tardent pas à s'effondrer : la Suisse informe la justice française qu'ils n'ont aucun compte domicilié dans le pays. Quelques semaines après sa précédente interview, Carlos Ghosn rétropédale sur TF1 et présente ses excuses aux trois cadres. "Je me suis trompé, nous nous sommes trompés", déclare-t-il embarrassé.
"Ceci n'est pas parti de rien... C'est parti d'un certain nombre d'informations qui étaient tronquées."
Carlos Ghosn, PDG de Renaultsur TF1
Pour Renault, c'est une catastrophe. Les têtes ne tardent pas à tomber. Le 11 avril 2011, quatre cadres du groupe démissionnent, dont Patrick Pélata. "Le plus grand regret de toute ma carrière, c'est que j'aurais dû désobéir. Quand je dis à Ghosn : 'Il faut aller voir la police, le gouvernement, le contre-espionnage, c'est la seule porte de sortie raisonnable que je vois à cette affaire'. Je suis encore sidéré qu'il n'ait pas voulu le faire", confie-t-il dans "Affaires sensibles". Carlos Ghosn, lui, parvient à sauver sa peau.
Des zones d'ombre à éclaircir
D'où sont parties ces fausses informations ? Face aux enquêteurs, Dominique Gevrey estime que "Le Belge" a tout inventé. Ce dernier est entendu par la justice et affirme dans un nouveau rebondissement qu'il n'a ni participé à l'enquête interne chez Renault, ni fourni le moindre élément sur des comptes bancaires. Il a depuis été mis hors de cause par les juges. Le principal accusé s'appelle désormais Dominique Gevrey. Il est soupçonné d'avoir cherché à "tromper" Renault pour soutirer 300 000 euros au constructeur automobile. Lui se défend de toute barbouzerie et assure que cette somme devait servir à payer son indic... qui ne l'a jamais reçue.
Dominique Gevrey a été mis en examen en mars 2011 pour association de malfaiteurs en vue d'escroquerie en bande organisée. Après huit mois de détention préventive, il a été remis en liberté, sous contrôle judiciaire, dans l'attente du procès. Aujourd'hui âgé de 65 ans, il figure sur le banc des prévenus et va être jugé pour escroqueries. Chargé de mener l'enquête en interne, Marc Tixador est lui jugé pour recel de violation du secret professionnel. "Il n'a jamais été soupçonné d'avoir participé à l'escroquerie", insiste Fanny Colin, son avocate.
Un consultant en sécurité, Michel Luc, est lui renvoyé pour faux et complicité d'escroquerie, pour avoir envoyé des fausses factures à Renault et remis espèces et virements à Dominique Gevrey. Quant aux trois faux espions, ils ont obtenu une indemnisation de Renault. "Une transaction secrète qui avoisinerait les neuf millions d'euros pour les trois, assortie d'une clause de confidentialité", précise "Affaires sensibles". Matthieu Tenenbaum a depuis réintégré l'entreprise, les deux autres l'ont quittée.
Michel Balthazard a d'ores et déjà fait savoir qu'il n'assisterait pas au procès. Avant l'affaire, il était promis à une grande carrière internationale, pressenti pour prendre la tête des opérations du groupe en Russie. "Ni le classement sans suite, ni l'indemnisation, ni les excuses qui lui ont été adressées par Carlos Ghosn [n'ont] pu atténuer le traumatisme subi à l'époque" par celui qui avait investi "plus de trente ans au service de Renault", expliquent ses avocats dans une lettre envoyée au tribunal.
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