Cet article date de plus de trois ans.

"Je me suis sentie revivre" : quand une championne française de boxe se "déradicalise" par le sport

Alors que le gouvernement présente ce mercredi un projet de loi qui accorde, entre autres, de nouveaux pouvoirs au Ministère des sports dans la lutte contre la radicalisation, une ancienne championne de boxe radicalisée témoigne pour France tv sport de l'importance du sport dans son processus de déradicalisation.*
Article rédigé par Guillaume Poisson
France Télévisions - Rédaction Sport
Publié
Temps de lecture : 10 min
  (MATT DUTILE / IMAGE SOURCE)

La respiration effrénée, Aïssa** se regarde dans le miroir et, cette fois-ci, se voit. Quelques gouttes de sueur glissent le long de son visage un peu rougi par l'effort, les poings fermés, les muscles tendus, gonflés. Vivants. Elle avait failli l'oublier, cette Aïssa boxeuse, guerrière, intrépide ; et voilà qu'elle replonge entre les quatre murs nus de la salle de bain, pièce choisie "pour ne pas qu'il m'aperçoive, en train de m'entraîner". Nous sommes en 2013, et Aïssa vit seule avec son mari en Egypte. Elle est Française, ils sont salafistes.

L'islam intégriste est un choix d'Aïssa, fait deux ans plus tôt, chez elle, en France, pour se faire "pardonner de (ses) péchés, pour trouver un sens" ; elle est alors lancée vers une carrière de boxeuse de haut niveau, à laquelle elle met fin du jour au lendemain pour la religion. Il lui faudra quatre années pour échapper à son mari et aux griffes de l'idéologie salafiste. C'est ce jour-là, dans sa salle de bain, en enfilant ses gants bricolés, qu'Aïssa a, sans le savoir, entamé le chemin vers sa "libération" et son retour en France. 

Pression du haut niveau et "manque d'oreille attentive"

Aïssa a toujours eu le sport dans la peau. Elle se met au tennis à l'âge de 6 ans, gravit très vite les échelons et fait partie des meilleures Françaises à l'adolescence. Mais la petite balle jaune la frustre. Elle est pleine de fougue, il lui faut un sport "où ça bouge plus". Contre l'avis initial de ses parents, elle se met à la boxe. Gagne son premier combat au bout de deux mois. Rejoint l'équipe de France un an plus tard, à l'âge de 17 ans. La progression est foudroyante. Comme tous les talents nationaux, on lui dessine ses futurs objectifs : championnat national, championnat d'Europe, championnats du monde. Tout ce qu'il faut pour atteindre le Graal, les Jeux Olympiques de Rio en 2016. 

Pourtant, Aïssa n'a pas totalement la tête à ça. Elle entretient une longue relation avec "un jeune rugbyman de haut niveau" et finit par tomber enceinte. Pour elle, tout s'effondre. "J'ai tout de suite pensé à toute mon équipe derrière moi, mon coach, et puis moi, qui m'étais entraînée toutes ces heures pour y arriver. Il fallait aller aux JO. Je me suis sentie obligée d'avorter". L'acte la bouleverse. Mais elle ne laisse rien voir : elle reste Aïssa, la boute-en-train, l'hyper-sociable, car elle est du genre "à sourire tout le temps, même quand ça ne va pas du tout à l'intérieur".

Pourtant, entre deux entraînements, elle cherche un moyen "de se faire pardonner". "J'avais reçu une éducation religieuse et musulmane, mais sincèrement je n'étais pas croyante. Alors je cherchais un sens à tout ça". Elle se plonge dans les réseaux sociaux, à la recherche de réponses existentielles, et tombe sur celles qui deviendront rapidement ses "soeurs". "Elles, elles répondaient à toutes mes questions". Car Aïssa ne trouve jamais à qui en parler autour d'elle. Ni à sa famille, ni à son éducateur ou à ses copines de boxe. "C’était tabou pour moi, j’avais 18 ans, je suis issue d’une famille d’Afrique de l’ouest, on ne parle pas de ces choses-là. Je gardais ma souffrance pour moi car j'avais l'impression qu'il n'y avait pas d'oreille attentive, prête à entendre tout ce que j'avais à dire". 

Sa carrière, un problème

Les salafistes, eux, ont parfaitement su devenir cette oreille. "Ils avaient cette patience de m’écouter, de me parler. Ils m’ont accordé l’attention que je n’avais pas eue". L'embrigadement se fait alors de manière soudaine. "Ils m'ont dit que je faisais partie de l'élite désormais. Et moi comme je n'avais plus confiance en moi, comme j'avais une immense culpabilité, j'avais besoin de les croire". Son corps est décrit comme un "bijou qu'il faut entretenir pour (son) mari plus tard". Ses entraînements et sa carrière de boxeuse posent problème. Dans son club, elle est la seule femme, contre 43 hommes. "Et la mixité, c'était la fornication, le mal incarné pour eux", explique-t-elle. Aïssa cesse donc de se rendre à l'entraînement.

Du jour au lendemain, elle fait une croix sur son groupe d'amis boxeurs et sur ses rêves de Jeux Olympiques. Au bout de quelques jours d'absence, son éducateur, avec qui elle entretenait "une relation fusionnelle depuis l'enfance", s'inquiète, l'appelle, la mitraille de SMS. En vain. "Je l'ai revu quatre ans plus tard, à mon retour d'Egypte. Je lui ai tout dit. Il était choqué, il n'a pas compris pourquoi je ne m'étais pas confiée à lui car il était musulman. Il m'en a même voulu, il ne m'a plus parlé pendant des mois".  

"J'ai fini comme un corps ambulant. Je n'en avais plus possession. C'était eux qui le contrôlaient. Je l'ai accepté"

Sans la boxe, sa vie se résume à la prière chez elle et à de rares balades dans la rue. L'isolement s'accentue jour après jour. "Petit à petit, je me suis mise à me replier entièrement sur moi-même. J'ai fini par mettre le voile intégral, ce qui m'a encore plus isolée du reste du monde. Dans la rue, j'avais toujours cette pensée quand je croisais un homme : qu'il pourrait m'inciter à la fornication. Je baissais la tête et changeais de trottoir".

Le manque d'activité physique se fait sentir pour elle, sportive de haut niveau. Elle prend du poids, se sent "endormie". "C'était un vrai choc, de tout arrêter comme ça du jour au lendemain. Je me disais que je le faisais pour mon seigneur, mais c'était quand même très difficile". Elle parvient tout de même à faire quelques séances de "remise en forme" dans une salle privée, réservée pour elle et ses "soeurs" par les salafistes. "Mais ce n'était vraiment pas grand chose comparé à mon rythme habituel. C'était juste histoire de respirer un peu". Ce qui n'empêche pas son corps de "s'engourdir" petit à petit. "J'ai fini comme un corps ambulant. Je n'en avais plus possession. C'était eux qui le contrôlaient. Je l'ai accepté". Quelques mois plus tard, elle se marie et s'envole pour l'Egypte. 

Le sport, réveil caché 

Dès son arrivée en Egypte au bras de Hakim*, son mari, Aïssa est prise de doutes. Que fait-elle là, couverte de la tête au pieds, loin de sa famille, loin de sa boxe ? Mais ces pensées sont encore fugitives. "J'avais des flashs de lucidité, et c'était immédiatement suivi par de la culpabilité. J'étais encore aveuglée", estime-t-elle aujourd'hui. Cloîtrée au domicile conjugal, elle finit, au bout de six mois, par profiter de ses maigres plages de liberté. Tous les jours son mari s'en va au travail et elle est chargée de s'occuper du foyer. Là encore, comme un constant rappel, son instinct d'athlète la ramène inlassablement à l'état de son propre corps qui se dégrade. "Je regardais mon corps, je me voyais prendre du poids, perdre du muscle. Je me disais que je n'étais pas bien. Que je ne pouvais pas abandonner mon corps comme ça. Mais en même temps, s'il me voyait m'entraîner, je me faisais descendre direct".

Dans la maison, la salle de bain est une grande pièce, et il y a la possibilité de la fermer à clé. S'il doit rentrer sans prévenir, elle y sera à l'abri... Pourquoi pas ? Pas de sac, pas de gants, pas d'espace pour courir. Elle rassemble des pagnes, des "tissus africains", elle les coupe en morceaux, les enroule autour de ses poignets. Et se met à taper dans le mur. Taper, taper, taper, encore et encore. "Je sentais l'ambition remonter en moi, les projets, l'avenir. Je me disais 'ne lâche pas', 'ne lâche pas', 'tu vas devenir pro un jour'. Je me suis sentie revivre dans cette salle de bain... c'est le sport qui m'a réveillée".

Elle s'entraîne trois heures par jour, contre son mur, par terre, contre les quelques meubles. Elle regarde des vidéos de boxe sur Internet, suit l'émergence de ses anciens coéquipiers sur le devant de la scène. "Je voyais Tony Yoka ou Estelle Mossely, et je me disais : tu étais avec eux, tu aurais pu faire pareil, tu aurais pu être à leur place là. Je me disais que j'avais manqué de grosses opportunités". Ces incursions de son ancienne vie sont cependant très provisoires. "Quand il revenait, je redevenais Aïssa la salafiste bien sûr". Mais ces sessions de sport cachées lui redonnent confiance en elle, à tel point qu'elle fait en sorte d'obtenir de son mari une inscription à l'université. Elle va en cours, intégralement voilée certes, mais son isolement se fissure peu à peu. 

Méthode d'entraînement, méthode de survie

Ces sessions de sport cachées lui redonnent tout de même confiance en elle, à tel point que, lorsqu'elle apprend qu'elle est enceinte d'une fille, Aïssa décide de prendre les choses en main. Elle fait en sorte de se retrouver seule pour appeler le CPDSI (Centre de prévention des dérives sectaires liées à l'islam) et demander de l'aide pour rentrer en France. "Je leur ai dit 'je veux sauver mon bébé, ramenez-la, ramenez-moi'. Je savais que je ne pourrais pas rentrer seule, j'avais conscience d'être encore trop sous emprise pour ça. Il me fallait une aide extérieure". On lui conseille de prétexter une maladie et une nécessité de se rendre en France pour accoucher en sécurité. La voilà à l'hôpital, en France, quelques semaines plus tard. Mais son mari est là, l'emprise est encore forte. "Quand j'ai entendu les premiers cris de ma fille, je me suis mise à pleurer. Les aides-soignants, le médecin, mon mari, tous ont pensé que je faisais une crise de panique. Mais ce n'était pas ça. D'un coup, ça m'a submergée : j'ai pris conscience qu'elle allait grandir dans ce monde-là. Ce n'était pas possible. Je ne voulais pas d'une vie salafiste pour ma fille, je voulais qu'elle fasse des études, qu'elle ait des ambitions. Ça a été mon déclic".

Elle entame alors les démarches pour demander le divorce. Mais la lutte intérieure est âpre. "Je continuais de défendre mon mari, je lui trouvais toutes les excuses possibles, je n'avais pas la force d'abandonner tout ça d'un coup". Elle mettra deux ans à "ne plus du tout se poser de questions". Il lui faudra en revanche beaucoup moins de temps pour reprendre la boxe, une fois divorcée. "J'étais divorcée en avril, en septembre j'étais déjà à l'entraînement".

Après quatre ans de rupture totale avec le rythme des entraînements et des compétitions, Aïssa attend sa première session avec fébrilité. A quel point a-t-elle perdu du terrain sur le haut niveau ? Une heure après ses premiers coups, son entraîneur le lui annonce : "Aïssa, je ne sais pas comment tu as fait, mais tu as encore le niveau professionnel..." Comment ? Avec une salle de bain, quelques pagnes, un mur. Et un amour viscéral pour son sport***.  


*Ce récit a été écrit sur la base d'un témoignage anonyme recueilli par téléphone. A la demande d'Aïssa, Dounia Bouzar, qui l'a accompagnée depuis son arrivée en France jusqu'à sa sortie de radicalisation, était présente à l'entretien. Donia Bouzar est docteure en anthropologie, et était directrice du CPDSI, association mandatée jusqu'en 2016 par l'Etat pour des missions de "désembrigadement" sur le territoire français. Elle a été critiquée par certains sociologues pour son approche de la radicalisation. 

**Les prénoms ont été modifiés

***Après quelques mois, Aïssa a fini par mettre fin à sa deuxième carrière, "parce que la boxe ne payait pas assez pour une mère célibataire". Elle a en revanche poursuivi ses études et vient d'obtenir un BTS en comptabilité-gestion. Elle prévoit d'ouvrir prochainement un atelier de boxe pour les anciens radicalisés. 

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.