"Ce n'est pas qu'on nous pose des limites, c'est plus sournois" : comment les stéréotypes influent (encore) sur la pratique sportive des femmes
Rarement le football brésilien aura suscité en France autant de réactions qu’en ce 13 janvier. Il se trouve que la sélection féminine du Brésil s’est lourdement inclinée ce jour-là face aux U16 garçons de Gremio (Porto Alegre, Brésil) : 6-0. Certains médias français ont alors (subtilement) rapporté l’information et... les analyses bien senties sur le football féminin n’ont pas tardé : "(…) et après on veut nous faire croire qu’elles méritent le salaire des hommes", "encore la preuve que le foot féminin est un autre sport", "que faut-il de plus pour qu’elles comprennent… ?".
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Il y a près de 50 ans avait lieu " la Bataille des Sexes" en tennis, entre Billie Jean King et Bobby Rigg (alors ancien joueur professionnel de 55 ans qui avait assuré pouvoir battre la championne américaine) et les mêmes réflexions avaient parcouru le monde du sport. En trente ans, les stéréotypes de genre n’ont pas disparu dans le milieu du sport. Quel impact réel ont-ils sur la pratique des sportives ? Nous avons interrogé quatre championnes, retraitées ou encore en activité, sur la manière dont elles vivent ou ont vécu ces clichés.
Une fille ne devrait pas faire ça...
On souligne régulièrement la gravité de l’écart des salaires entre sportives et sportifs, la médiatisation moindre des disciplines féminines, ou encore le manque de reconnaissance des pairs. Mais peut-être faudrait-il mieux cerner un autre type d’obstacle auxquels font face les sportives dans leur carrière : l’auto-censure. "Parfois, je vois des filles qui sont géniales, dix fois mieux que la plupart des gars, dans leur technique, leur courage. Mais elles sont trop humbles... elles s’effacent... tu as envie de leur dire : 'oh, secoue-toi !'". Nouria Newman est kayakiste de l’extrême. Elle s’exprime sans filtre, que ce soit dans son style de kayak ou dans les mots qu’elle choisit. Pour elle, on sous-entend très tôt aux filles qu’elles sont moins capables que les garçons. "Ça commence avec les parents, c’est là que ton rapport au risque se construit, avance-t-elle. Si les parents disent à la fille 'ah non attention ne te salis pas dans l’eau, tu vas te faire mal' et qu’à côté son frère a le droit de tout tenter, il y a déjà un problème". Pour elle, le rôle de la peur est central dans la façon dont les filles pratiquent le kayak – ou ne le pratiquent pas.
D’après une étude d’Aïna Chalabaev, professeure en psychosociologie à l'Université de Grenoble et notamment auteure de La menace des stéréotypes peut-elle influer sur la performance sportive des femmes ?, les stéréotypes de genre sont en partie responsables du choix d’abandonner un sport chez les jeunes filles. "Les stéréotypes sont intériorisés, et certaines jeunes filles vont se dire, à la première difficulté rencontrée ‘le foot, ce n’est pas pour moi’, analyse-t-elle. L’auto-censure est l’une des manières par lesquelles les stéréotypes influent sur le choix d’un sport".
Avant même les réflexions sexistes et autres clichés balancés par les collègues masculins, les femmes luttent ainsi contre leur propre structure mentale. Un inconscient souvent alimenté par les entraîneurs dès l’enfance ou l’adolescence. Frédérique Jossinet est une ancienne judokate, vice-championne olympique en 2004. Elle se souvient de ses premiers entraînements avec l’élite des jeunes en France. "Les entraîneurs nous disaient souvent ‘le judo féminin est un judo classique et ça doit le rester. Ca doit rester basé sur la technique. Appuyez-vous sur vos points forts à vous et c’est comme ça que vous allez performer’. Et je me souviens, moi je me disais 'non, chacun s'accapare du judo et l’adapte à son profil, ce n’est pas une question de garçons ou de filles'".
Barrière mentales
La volonté "d’adapter" les règles et le cadre du sport en question alors qu’il n’y en a aucune nécessité en soi, a aussi fait partie des premières années de Nouria Newman en club. "Ce n’est pas qu’on pose des limites, c’est plus sournois. Un p'tit gars, on va le pousser. On va même lui mettre une pression monstre pour qu’il aille au bout de ses peurs. Quand c’est une petite fille, on dit 'c’est pas grave tu feras mieux la prochaine fois ma chérie'"
Les barrières mentales ainsi bâties dès le plus jeune âge sont ensuite entretenues par des stéréotypes, qui finissent par avoir un impact sur la pratique sportive. Une étude réalisée (article en anglais) en 2007, entre autres par Aïna Chalabaev, montre ainsi à quel point l’anxiété peut être générée par de simples mots. Il est demandé à des sujets d’effectuer un exercice, par exemple un dribble en foot, un lancer-franc en basket. Les mêmes personnes doivent ensuite le refaire après avoir entendu une information stéréotypée, par exemple que les femmes réussissent en moyenne moins de dribbles que les hommes. L’exercice est alors majoritairement moins réussi. "Cela montre que les stéréotypes génèrent une certaine anxiété, qui perturbe la pratique. C'est ce que j'appelle : 'la menace du stéréotype'", commente Aina Chalabaev.
"Comme si (ma) fragilité était quelque chose d'inné"
Mélina Robert-Michon, vice-championne olympique du lancer de disque en 2016, se souvient des réactions autour d’elle lorsqu’elle a connu un creux dans sa progression. "J’étais à un très haut niveau chez les jeunes, puis j’ai mis du temps à passer un palier chez les seniors. Là, j’ai entendu des choses autour de moi. Comme si cette fragilité était quelque chose d’inné. On sous-entendait constamment 'toi tu ne sais pas gérer la pression. C’est ça et ce sera comme ça toute ta vie'". Mélina Robert-Michon les a rapidement fait mentir. Car l’auto-censure est loin d’être fatale : au contraire, les sportives de haut-niveau, d’autant plus celles qui sont dans la lumière aujourd’hui, font partie de celles qui en sont (plus ou moins) venues à bout.
Mais à l’heure de la libération de la parole des femmes, notamment dans le monde du sport, les dernières études montrent malgré tout que les stéréotypes se maintiennent de génération en génération. "L’intériorisation des normes est assez similaire d’une génération à l’autre", confirme Julie Boiché, maître de conférences à l'Université de Montpellier et auteure d'une étude sociologique sur la question, tout en précisant que "de nouvelles données" seraient nécessaires pour être tout à fait précis. Seule la répartition des sports semble moins stéréotypée qu’auparavant chez les enfants.
Ainsi, dans une étude réalisée en 2017, la chercheuse demande à des enfants (garçons et filles confondues) de dessiner une personne pratiquant du sport. "Là, il n’y a pas de grand changement : quasiment 100 % des garçons dessinent un garçon, et la plupart des filles aussi". En revanche, lorsqu’il leur est demandé de dessiner un sport, les enfants font preuve de nuances inédites par rapport à une précédente étude menée 10 ans plus tôt. "Ceux qui ont dessiné des filles ont choisi des sports plutôt variés, parfois du foot, parfois des sports neutres, parfois des sports connotés 'féminins'. Avant, c’était quasiment exclusivement de la danse". Pour Julie Boiché, cela dénote une "appropriation nouvelle de l’espace sportif" de la part des filles, en partie débarrassée de certains stéréotypes.
De la valeur d’un(e) modèle...
Avec des événements de plus en plus suivis, l’image du football est probablement le pan du sport féminin qui subit le plus de bouleversements depuis plusieurs années, notamment en termes de stéréotypes. Frédérique Jossinet, également directrice du football féminin à la Fédération française de football depuis 2014, mesure le chemin accompli : "Quand je suis arrivée, nos événements sur le foot féminin étaient pleins de rose et de violet. C’était le football des princesses. La stratégie était claire : aller chercher plus de licenciées auprès des parents, et donc les rassurer sur l’aspect « féminin » du football... Il fallait passer par là, je le comprends. Aujourd’hui, on estime qu’il faut qu’elles soient considérées comme les garçons. On a revu la charte graphique, on a transformé le rose le violet en bleu, blanc, rouge, pour tout le monde". Ces changements superflus sont en réalité des revirements symboliques qui peuvent avoir un poids considérable.
D’autres méritent d’être mis en place, d’après Béatrice Barbusse, ancienne handballeuse désormais sociologue du sport, auteure du livre Du sexisme dans le sport : "l’emploi des mots est crucial. Par exemple, quand vous entendez l’entraîneur de l’équipe de France féminine (Olivier Krumbholz, ndlr) masculiniser tous les postes quand il parle à ses joueuses, on se dit qu’il y a un problème. Il n’appelle pas sa gardienne ‘gardienne’ mais ‘gardien’. De la même manière, pourquoi dit-on toujours football féminin ? Et pas football masculin ? Ce sont des formulations cruciales dans la lutte contre les stéréotypes".
Les stéréotypes sont-ils voués à exister ? Pas forcément, d'après Aïna Chalabaeva. Le principal motif d'espoir réside dans la médiatisation et l'apparition de figures modèles pour les jeunes filles. "Pour le football, il y a eu un premier tournant en France en 2011. Un an après Knysna, le mondial des filles avait été bien suivi, et l'équipe de France (demi-finaliste, ndlr) avait bénéficié d'une image très positive après le fiasco des garçons". Pour la chercheuse, les apprenti-joueuses aujourd'hui ont adopté d'autres modèles que ceux de leurs aînées. "Dans leur chambre, il y a des posters de joueuses autant que de joueurs. Il n'y a rien d'inéluctable à cette perception du football et du sport féminin".
L'avènement récent d'une Megan Rapinoe, Ballon d'Or en 2019, véhémente sur le sexisme et les stéréotypes, pourrait-elle contribuer à changer la donne ? "En tout cas c'est une vraie bombe cette fille, s'enthousiasme Béatrice Barbusse. Elle a envie de teindre ses cheveux en rose ? Elle le fait. Elle crie haut et fort qu'elle est lesbienne. Elle casse tous les stéréotypes : du sportif qui ne s'engage pas, de la femme, de l'hétérosexualité. Je pense qu'elle montre bien que les choses sont en train de bouger, profondément".
avec Charlotte Diry
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