CRITIQUE - Guillermo Vilas et l'impossible couronne
“C’est le troisième plus grand choc de ma carrière tennistique, après mes victoires au Masters et à l’Open d’Australie”. Cette phrase, le joueur argentin Guillermo Vilas ne l’a pas prononcée après un tournoi gagné, mais en 2014, à 67 ans, lorsqu’un journaliste lui annonce le résultat de son enquête. Celle-ci démontre qu’il aurait dû être numéro un mondial pendant quelques semaines en 1975, au contraire de ce que l’ATP a toujours affirmé. L’Argentin avait revendiqué toute sa vie cette place de numéro un mondial. "Prenez tous les numéros un de l’époque et regardez leur nombre de victoires. Ils n’arrivent pas à la moitié de mes stats", clamait-il à l’issue de la saison 1977, qu’il avait outrageusement dominée. Quatre tournois du Grand Chelem, des matches mythiques à la pelle, et toujours cette éternelle frustration de n’avoir pas été numéro un mondial, même pendant quatre ou cinq semaines. Pourquoi ?
C’est ce à quoi tente de répondre le documentaire Guillermo Vilas : un classement contesté, en ligne sur Netflix depuis fin octobre. Derrière cette surprenante quête, on découvre un homme éperdu de perfection, travailleur obsessionnel et poète des courts en gazon des 70’s. Le réalisateur Matías Gueilburt concilie ainsi avec brio la force des archives, et la narration au présent, gravitant autour de l’enquête d’Eduardo Pippo.
Un classement anti-Vilas ?
Le but de ce fou de tennis est immense : retrouver l’ensemble des résultats du circuit masculin des années 70, soit l’âge d’or de Vilas, pour prouver que celui-ci aurait mathématiquement dû être numéro un mondial. La tâche est ardue, car rien n’était informatisé comme à l’heure actuelle. Les classements n’étaient même pas publiés toutes les semaines, et le barème était très obscur. Entre le 23 août 1973, date de la création de l’ATP, et la fin d’année 1978, il y a 280 semaines mais seulement 128 classements publiés. A certains moments, le numéro un l’est alors que le dernier classement a été calculé plusieurs semaines avant. Dans ce capharnaüm, Pippo, bientôt aidé par un mathématicien, Marius Ciulpan, finit par conclure à une anomalie conséquente : Vilas aurait dû être classé numéro un en septembre 1975, durant cinq semaines, puis en 1976 lors des deux premières semaines.
Sept semaines qui semblent d’une immense injustice à Vilas, dont la voix tremble d’émotion au téléphone pour remercier Ciulpan de son travail. "Je sais que tu es fatigué, mais je t’en prie, continue, seul quelqu’un comme toi peut m’aider", dit-il. Car le travail est loin d’être fini en 2014 : les deux hommes doivent maintenant convaincre l’ATP de corriger ses archives, et d’accorder à Vilas ces sept semaines de règne. Mais les réponses de l’instance sont formelles : aucun changement ne sera fait tant qu’il n’y a pas de preuve irréfutable des erreurs. A ce jour, et malgré l’envoi intégral du dossier, l’ATP n’a jamais voulu reconnaître la moindre erreur. "Ils ont sûrement peur d’ouvrir la porte à toutes les revendications. Ils ne veulent pas crouler sous les demandes d’anciens numéro 8 qui estiment qu’ils auraient dû être numéro 6 par exemple", suggère le journaliste du New York Times Christopher Clarey interrogé dans le documentaire.
Vilas, sportif jusqu’à la moelle
Mais le film ne se contente pas de relater l'enquête : il propose une lecture audacieuse de l'importance qu'accorde Vilas à cette place de numéro un. “Bravo Guillermo, ton ami depuis 25 ans”, voilà ce que le champion s’est écrit à lui-même après sa finale gagnée contre Jimmy Connors à l’US Open 1977. Particulièrement savoureuses, ces pages intimes montrent un homme cultivant sa solitude et son originalité. Sur le circuit, entre deux tournois, le soir à l’hôtel ou avant un match, Vilas écoute de la musique et lit Antonin Artaud, écrit des poèmes où il se raconte et raconte le monde qu’il voit. On découvre le Vilas artiste, dépeint comme indissociable du Vilas sportif. Dans les deux cas, un irrépressible besoin d’aller au bout des choses.
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Vilas nous l’apprend dans une de ses cassettes : s’il s’infligeait tant d’heures de travail par jour, c’était en souvenir de ce que lui avait dit son père dès ses débuts. "Les passions te mèneront loin. Ne fais pas les choses à moitié", lui avait confié son père, sentant l’inclinaison de son fils à se montrer déterminé, voire obsessionnel. Le petit Guillermo était déjà un monstre de labeur : "Je jouais jusqu’à ce qu’une balle finisse par casser l’ampoule du plafond. Cela durait en général deux à trois heures. Je n’avais droit qu’à une ampoule par jour", raconte-t-il dans une des nombreuses archives télévisées exhumées par le documentaire. L’adulte restera ce stakhanoviste des courts, comme le raconte Ion Tiriac avec une pointe de fierté : “ Il se ramenait à l’entraînement avec six paires de chaussures, il pouvait jouer jusqu’à huit heures par jour. Je n’avais jamais vu ça. Ce garçon m’a coûté 365 jours par an. Pendant dix ans”.
Le Classement contesté va ainsi bien au-delà de son titre un peu bateau. Le réalisateur esquisse un portrait judicieusement partiel, cherchant à mettre en lumière la soif d’absolu du champion, seule à même, finalement, d’expliquer ce rêve d’être consacré numéro un.
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