En 1926, ces coureurs qui finissaient en bus pour échapper à la tempête sur les Pyrénées
Henri Desgrange se ronge les ongles jusqu’au sang. Le directeur du Tour de France ne sait plus quoi faire. Nous sommes le 7 juillet 1926, au lendemain d’une étape monstrueuse, peut-être la plus difficile et dangereuse que le Tour ait connu. Desgrange sort d’une discussion avec un chauffeur d’autocar. Celui-ci, furieux, s’est plaint que onze coureurs aient emprunté son véhicule pour rallier la ligne d’arrivée la veille. Lui, l’impitoyable patron du Tour, ordinairement inflexible quant aux délais et au règlement, s’apprête à fermer les yeux sur un énorme cas de tricherie. Il ne faudrait pas souffler sur les braises d'un des incendies les plus importants de la Grande Boucle dans les années 10 et 20.
24 heures plus tôt, à deux heures du matin, dans une pluie fine et glacée, 76 coureurs s’apprêtent à prendre le départ d’une étape longue de 326 kilomètres. Ils vérifient nerveusement si leur attirail est au complet. La lampe ? L’imperméable ? La pompe ? Le chatterton ? Tout doit tenir sur le vélo. Seize kilos de matériel, obstacles à la vitesse, mais indispensables à la survie. Car ces 76 hommes n’ont à vrai dire qu’une idée en tête : rallier l’arrivée sain et sauf. Parce que l’étape sera dantesque. Ils le savent. Le ciel va s’en mêler et transformer leur course en odyssée homérique. Ils le sentent à la simple odeur de la pluie et aux griffures du vent sur la ligne de départ. Aujourd’hui, ce ne sont pas les Pyrénées qu’ils vont gravir, mais l’Apocalypse qu’ils devront vaincre.
Le jour où le soleil ne s’est jamais levé
C’est parti. Les premiers 177 kilomètres sont lents. On sent les coureurs sur la réserve. Le peloton avance vers les premiers cols comme un condamné se traîne jusqu’à la guillotine. Le premier col, celui d’Ochquis, est un simple hors d’oeuvre. Les favoris que sont Adelin Benoît, Lucien Buysse, ou encore Ottavio Bottecchia restent à l’abri de la meute, concentrés. Tout à coup, un géant se soulève face à eux. C’est l’Aubisque. Certains coureurs lèvent discrètement la tête. Le col est décapité, il n’a plus de sommet. Le brouillard est si épais qu’on devine avec peine les premiers rayons du soleil. Le jour ne se lèvera pas aujourd’hui.
Dans le peloton, c’est le début du branle-bas de combat. Lucien Buysse lance une première banderille. Il creuse vite l’écart. Les autres préfèrent ne pas puiser dans leurs réserves, d’autant que la pluie redouble et que la route s’obscurcit. "Sur la route des cols, noyés dans les nuages ou le brouillard, la visibilité ne dépassait pas 50 et parfois 30 mètres", raconte alors Gabriel Hanot, journaliste au Miroir des Sports, hebdomadaire de photoreportage sportif des années 20. 9.
Au bout de quelques kilomètres d’ascension, les dégâts sont déjà énormes. Le maillot jaune Gustaaf Van Slembrouck a complètement lâché prise. Plus surprenant, le fabuleux grimpeur qu’est Ottavio Bottecchia, vainqueur du Tour les deux années précédentes, craque. Le froid lui a engourdi tous ses muscles. Plié sur son vélo, il pioche, zigzague comme un forcené sur les pentes de l’Aubisque, mais finit par poser pied à terre. Le froid l’a terrassé. Il s’assied sur le bas-côté et fond en larmes. Ses rêves de triplé se sont envolés dans le souffle glacé des Pyrénées.
Plus terrible encore que la montée, la descente de l’Aubisque, glissante comme une patinoire, fauche plusieurs autres coureurs. Adelin Benoît, un autre favori, paie son insolence. Lâché par Buysse comme tous les autres, il a tenté le tout pour le tout, en descendant comme un bolide. Mais il a fini par manquer un virage. La chute a été lourde. Il finit par rendre les armes.
Crevasses, boue, urine : dans l’enfer du Tourmalet
Devant, c’est un trio qui attaque le Tourmalet en première position. Albert Dejonghe et Odile Tailleu sont parvenus à accrocher le TGV Buysse, aussi prudent en descente qu’audacieux quand la route s’élève. Le Tourmalet est terrible ; par sa raideur, oui, mais aussi, et surtout, par l’état de la chaussée. Elle n’est pas asphaltée. La terre est crevassée, de petits cirques de pierres se forment tous les dix ou quinze mètres, la roche est pointue et dure. Avec les trombes de pluie qui s’abattent depuis des heures sur la montagne, la route devient quasiment impraticable. Des petites rivières dévalent la montagne et ruissellent le long du sentier. La boue est partout : sur les boyaux, au fond des chaussures, entre les dents. Les voitures suiveuses ne suivent plus. Le Tour s’embourbe. Le pire est peut-être le froid, qui tétanise les coureurs. Les mains complètement gelées, certains finissent par uriner sur leur vélo pour enlever toute la fange qui s’y est incrustée et qui les empêche d’avancer.
Albert Dejonghe, victime d’une fringale, perd 11 minutes dans la montée. C’est Tallieu qui s’en sort le mieux, Buysse à ses trousses. Cette fois, c’est l’ultime col, l’Aspin. Il sera fatal à Tallieu. Celui-ci a bu trop d’eau glacée : il est pris de coliques à mi-col. Il s’effondre. Lucien Buysse le dépose. Il s’envole vers la victoire. Ou plutôt : il se hisse, cahin-caha, jusqu’aux derniers kilomètres. A Luchon, tous l’accueillent en héros. Mais le public est sonné par son oeil hagard, son état déplorable. Ils n’ont alors aucune idée de celui, bien plus terrible encore, des trois quarts du peloton, encore piégés dans les Pyrénées.
Finir l’étape, coûte que coûte...même en bus
22h40. Après 20 heures de course, seuls 31 coureurs sont arrivés sur les 76 partants. Où sont donc les autres ? Les directeurs d’équipe, les techniciens, les proches des coureurs, trépignent, font les cent pas, angoissés de ne rien savoir. N’y tenant plus, certains grimpent dans leur voiture et font le parcours en sens inverse. Officiellement, c’est seulement pour éclairer les protagonistes, avec les phares. Mais chacun sait que le but est avant tout de les aider, par tous les moyens possibles, à rallier l’arrivée sains et saufs. De son côté, devant la débandade qui se dessine et les regards furieux qui commencent à se tourner vers lui, Henri Desgrange commence à lâcher du lest : il décide de porter les délais à 40% du temps final réalisé par Buysse (ils étaient à 20% auparavant). Mais rien n’y fait. Seuls sept forçats rentrent dans ces nouveaux délais. Les 22 autres termineront bien plus tard, hors-délais. Les écarts sont abyssaux : le dernier, Fernand Besnier, boucle l’étape en 22h47, près de six heures après le vainqueur.
Les rumeurs courent déjà. On aurait pris la voiture pour faire les derniers kilomètres de montagne. Il y en a qui auraient même pris le bus*. Henri Desgrange fait la sourde oreille. Les autres aussi, finalement. Que certains se soient servis de voitures ou de bus, personne ne s’en soucie vraiment, au moment où ces silhouettes grelottantes, enveloppées de boue, jettent ce qui reste de leur vélo au-delà de la ligne d’arrivée. L’heure est au frisson d’assister, ils le savent déjà, à l’épilogue d’une épopée qui sera contée dans dix, vingt, voire, qui sait, cent ans.
*Aucune enquête ne sera diligentée...jusqu’à l’année 1952. André Chassaignon et André Poirier mènent une investigation pour retrouver d’éventuels tricheurs sur cette étape dont on parle encore 30 ans après (et 100 ans après…). Ils concluent : seuls les cinq premiers n’avaient pas triché, ce 6 juillet 1926.
Article écrit avec l'aimable contribution de Sylvain Letouzé, auteur de "Les Histoires Insolites du Tour de France", City Editions, 2019
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