Pourquoi aime-t-on autant la caravane du Tour de France ?
Chaque année, elle est acclamée par 10 à 12 millions de spectateurs le long des routes de la Grande Boucle.
Françoise Passerard, co-auteure de cet article, est professeur assistant en Marketing à la PSB Paris School of Business-UGEI et Phillip Cartwright, co-auteur de cet article, est professeur d'économie à la PSB Paris School of Business – UGEI. La version originale de cet article a été publiée sur le site de The Conversation dont franceinfo est partenaire.
La caravane publicitaire du Tour de France est un convoi de véhicules et de chars publicitaires, décorés aux couleurs des marques qu’ils représentent et qui défilent ensemble sur le trajet de chacune des 21 étapes du Tour. Si les marques mises en avant cette année sont pour l’essentiel françaises, certaines, de renommées mondiales comme Coca-Cola, se sont associées à de précédentes éditions. Chaque année, cette véritable "colonne commerciale qui précède le peloton", comme la qualifie le journaliste Jean‑Louis Le Touzet dans un livre sur le sujet, est acclamée par 10 à 12 millions de spectateurs.
Ces derniers s’installent en famille, conquis par les actions marketing et publicitaires, sur le bord des routes, pour voir passer plus de 600 personnes à bord de 160 véhicules (11 kilomètres de convoi) toujours plus étonnants. Trente minutes de spectacle, gratuit et accessible à tous, pour recevoir un maximum de cadeaux promotionnels, deux heures avant de voir passer le maillot jaune, là encore sans voir à débourser un centime. La gratuité du spectacle et des cadeaux attire une foule d’autant plus singulière que près d’une personne sur deux ne viendrait que pour la caravane du Tour.
Un contexte d’exposition publicitaire à part
La popularité de la caravane est indissociable de celle du Tour de France. Bien qu’elle ne soit pas diffusée sur les chaînes télévisuelles, elle profite de la forte notoriété et de l’exceptionnelle médiatisation du Tour, l’un des événements sportifs les plus suivis dans le monde après les Jeux olympiques et la Coupe du monde de football. Pour bénéficier de cette exposition, le ticket d’entrée le moins cher s’élèverait à 250 000 euros selon les estimations, car le budget total de la caravane reste confidentiel.
Pour ce prix-là, les marques iront à la rencontre de spectateurs (et de potentiels clients) bien particuliers. Ces derniers font en effet la démarche volontaire de venir s’exposer à un véritable bain de publicité. Ils offrent ainsi leur totale disponibilité et leur plein enthousiasme à la réception des actions publicitaires offertes lors de ce show.
Cette attitude tranche littéralement avec le matraquage publicitaire tant critiqué par les consommateurs qui expriment généralement une certaine lassitude, voire un sentiment d’intrusion dans leur sphère privée. La caravane offre donc un contexte d’exposition à la publicité tout à fait unique en son genre.
Pour mieux comprendre l’état d’esprit des spectateurs, nous avons mené une étude qualitative exploratoire sur les années 2013, 2015 et 2017, couplant une observation participante à une quinzaine d’entretiens non directifs auprès de spectateurs qui s’identifient comme "fans de la caravane".
Des stratégies pour plus de cadeaux
Le terrain nous montre tout d’abord l’engagement des spectateurs envers les marques. Ils soutiennent et encouragent leurs marques préférées, arborant parfois des pancartes faites maison pour attirer l’attention des caravaniers et augmenter ainsi leurs chances de recevoir davantage de cadeaux. Etonnamment, certains spectateurs nous ont expliqué collectionner les cadeaux, acquis fièrement d’année en année, sans pour autant consommer les échantillons comme les sachets de bonbons Haribo ou de mini-saucissons Cochonou.
En lien avec cet engagement renouvelé dans le temps, les fans de la Caravane sont aussi nombreux à exprimer un profond attachement envers les sponsors historiques et envers la caravane en tant qu’événement populaire, social et culturel, qui réinvestit le champ de la consommation. Plus inattendu, une femme, appartenant à la génération des baby-boomers, évoque même la solidarité pour expliquer son attachement à la caravane :
« Dans les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, je me souviens que le magazine La Vie Catholique et les journalistes de radio recommandaient aux gens de ne pas se précipiter sur les produits de la caravane pour laisser la priorité aux plus nécessiteux parce que ça leur permettait de faire des provisions gratuitement ».
Enfin, l’image positive des marques est renforcée chez les spectateurs qui s’amusent à comparer les chars et les véhicules les uns aux autres, et d’une année à l’autre. Certaines marques sont perçues comme amusantes par leur stratégie créative : Cochonou et sa légendaire 2CV à carreaux rouges et blancs, Senseo et ses dosettes géantes, ou Vittel qui régale les spectateurs en les brumisant, ce qui est fortement apprécié sous le soleil estival. D’autres marques ou institutions surprennent par leur présence, comme Mécénat Chirurgie cardiaque qui sensibilise le public à la cause des enfants malades.
"Tout est gratuit !"
La gratuité de l’événement et des cadeaux participe de l’ambiance festive autour du passage de la caravane. Les spectateurs espèrent patiemment recevoir de nombreux cadeaux des marques qu’ils affectionnent. Perçus comme des dons, les goodies offerts apportent une valeur sentimentale aux produits publicitaires. Les spectateurs ressentent de la gratitude envers ces marques qui les enchantent par leur créativité renouvelée. Cette forme de "foire-exposition itinérante" et humoristique), pour reprendre l’expression du sociologue Philippe Gaboriau, symbolise la popularité et l’abondance de la société de consommation en y ajoutant un petit supplément d’âme. Une jeune maman partage ainsi sa vision d’ensemble :
« La caravane du Tour, c’est une sacrée expérience ! Tous nos repères changent, les rues sont interdites à la circulation, la musique est à fond, les voitures et les chars sont énormes. Tout est gratuit, c’est tellement rare ! Les gens font du troc de goodies et portent immédiatement les casquettes Skoda ou les t-shirts PMU… Nous, spectateurs, devenons instantanément des ambassadeurs ! Et l’ambiance est géniale avec des enfants qui gagnent un petit Journal de Mickey ou des gourmandises ».
Les parcours d’étapes se trouvent ainsi littéralement théâtralisés dans une ambiance polysensorielle. Les spectateurs contribuent à cette mise en scène tout en s’amusant en famille, et entourés de monde. Une étape correspond à un lieu immersif de divertissement, délimité dans l’espace et le temps, orchestrant les offres commerciales des différentes enseignes partenaires. Dans ce contexte unique et éphémère, l’atmosphère euphorisante réenchante la publicité et renforce la fidélité des consommateurs.
Le produit banal devient expérience
La manière dont l’évènement se déroule pour le spectacteur contribue aussi à rendre le passage de la caravane unique. Tout commence par l’anticipation de l’expérience en prenant le temps de rechercher la place idéale, de faire connaissance avec les voisins du moment, de guetter et d’attendre l’arrivée du convoi. L’excitation commence alors à monter et atteint son apogée lorsque les véhicules publicitaires se font entendre et apparaissent au loin. Ensuite, durant le passage de la caravane, de nombreuses sensations s’entremêlent entre l’action et l’expérience : les marques sont applaudies, fêtées, interpellées dans une ambiance folklorique, familiale et amicale.
Le temps d’après laisse place au plaisir du bilan et de la découverte des cadeaux reçus, en trois phases : le temps de la discussion entre proches et voisins, le temps du partage ou de l’échange de cadeaux, puis le temps du partage de l’expérience par le bouche-à-oreille sur les réseaux sociaux et dans la vie réelle. À partir des souvenirs créés, les fans développent le projet de retourner voir la caravane l’année suivante.
En rejoignant la caravane, les marques investissent donc le champ du marketing expérientiel. Grâce au divertissement, la consommation de leurs produits, perçus au quotidien comme ordinaires, devient une expérience événementielle. En rendant les campagnes publicitaires extraordinaires et excitantes, la caravane du Tour continue d’émerveiller année après année depuis son apparition en 1930, dans un environnement qui n’a pourtant jamais été autant saturé de publicité.
Françoise Passerard, Professeur assistant en Marketing, PSB Paris School of Business – UGEI et Phillip Cartwright, Professor of Economics, PSB Paris School of Business and Visiting Researcher, Royal College of Music, PSB Paris School of Business – UGEI
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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