Dans “Corps politiques”, le combat retracé de la communauté noire par le sport
C’est un ouvrage qui trouve toute sa résonance dans l’actualité de ces dernières semaines. Près d’un mois après la mort de George Floyd, un Américain noir tué par un policier blanc lors de son interpellation à Minneapolis, le livre de Nicolas Martin-Breteau, historien des Etats-Unis et maître de conférences à l’université de Lille, Corps politiques, Le sport dans les luttes des Noirs américains pour la justice depuis la fin du XIXe siècle (1), permet de comprendre comment les Africains-Américains ont fait de leur corps, une arme politique luttant pour l’égalité raciale.
L’auteur revient sur la fin du 19e siècle, période pendant laquelle la violence raciste dirigée contre la communauté africaine-américaine a détruit les avancées historiques, obtenues par l’abolition de l’esclavage une génération plus tôt. Si “la guerre de sécession et l'abolition de l'esclavage peuvent être considérées comme une révolution raciale”, indique l’auteur, celle-ci même a entraîné un contre-mouvement racial, mené par les suprémacistes blancs aux Etats-Unis, en particulier dans le Sud. Ces derniers avaient réussi à imposer à l’ensemble du pays leur vision des relations raciales, leurs représentations de ce que devait être, selon eux, l'ordre racial dans la société américaine.
Et c’est dans ce “contexte catastrophique” pour la communauté noire, qu’une nouvelle stratégie politique va être menée par les classes moyennes et supérieures Africaines-Américaines, nous apprend l'ouvrage, celle de "l'élévation de la race" (terme utilisé par les historiens). Remise au goût du jour, celle-ci insiste sur trois dimensions : l'élévation morale de la “race” (il s’agit de la religion), l'élévation intellectuelle (il s’agit de l’éducation) et l'élévation corporelle (notamment le sport qui va prendre en charge cette élévation physique). “A la fin du 19e, que ce soit pour les Blancs ou les Noirs, avoir du caractère, c'est avoir la capacité à présenter au monde les plus grandes vertus, autrement dit la morale, l'intelligence et le physique. Si vous réunissez les trois, alors vous avez du caractère”, ajoute Nicolas Martin-Breteau qui relate la mentalité de l'époque. Si la stratégie de l’élévation de la “race” a été analysée par de nombreux historiens, ceux-ci axent généralement sur l’aspect moral et intellectuel. Nicolas Martin-Breteau apporte donc un regard différent en prenant l’angle du corps et de l’impact du sport pour l'intégration des Africains-Américains dans la société américaine.
Washington, berceau du programme d’élévation de la “race”
Cette stratégie d’élévation de la “race” trouve ancrage d’abord à Washington et est portée par les classes moyennes et supérieures de la population noire américaine, Washington étant la ville où la population noire était la plus importante à la fin du XIXe et au début du XXe. Et c’est à Washington donc, où sont mis en place des programmes sportifs universitaires, qui sont totalement nouveau dans la communauté africaine-américaine, et dont la visée est politique. “Ces programmes n'ont jamais été que sportifs, contrairement à la communauté blanche. Ils avaient de vrais enjeux politiques. Comme le corps noir est la cible première des insultes racistes, le sport a ainsi eu une visée d'émancipation, de libération, de retournement du stigmate, en essayant de montrer que, par la pratique athlétique, les noirs Américains sont capables de prouver la dignité de leur corps et donc que ces corps sont aussi dignes de recevoir des droits égaux”, estime l’historien.
Selon l’auteur, à l'époque, on pense que le meilleur moyen de lutter contre l'inégalité raciale - on ne parle pas de racisme à cette période - c'est de "changer la représentation psychologique" qu'ont les Blancs vis-à-vis des Noirs, écrit Nicolas Martin-Breteau.
“J'ai essayé de montrer de manière très concrète, quels étaient les effets de cette éducation à l'excellence par le sport, sur trois individus qui sont nés à Washington vers 1900”
Si la structure de l'argumentation de l’auteur est très théorique, le récit s'incarne toutefois à chaque fois dans des lieux ou via des personnes. Un travail propre à celui de l’historien qui permet de se représenter plus concrètement ce chapitre encore ouvert de l’histoire américaine. En prenant le parcours d’individus, on saisit ainsi davantage comment l'éducation physique a été une éducation politique pour les Noirs américains. “J'ai essayé de montrer dans le livre, de manière très concrète, quels étaient les effets de cette éducation à l'excellence par le sport, sur trois individus qui sont nés à Washington vers 1900. Le but était de montrer qu'ils ont suivi un parcours assez remarquable, ils ont fait les meilleurs parcours universitaires et c'est ce qui va les porter aux avant-postes du mouvement pour les droits civiques. Et le sport a été fondamental dans leur socialisation et politisation.”
L’auteur retrace en trois grands chapitres chronologiques les grandes étapes de ce combat pour l'égalité raciale. Il s'agit tout d'abord de la stratégie de l’élévation de la “race”. Puis vient le tournant de 1954 où la Cour Suprême des Etats-Unis affirme par l’arrêt Brown v. Board of Education que la ségrégation raciale dans l'enseignement est inconstitutionnelle donc illégale. Enfin, il évoque le mouvement du Black Power dans les années 1960, “mouvement fondateur antiraciste contemporain aux Etats-Unis”, qui pointe l'inefficacité des stratégies de persuasions morales, alors notamment utilisées par le sport. Une nouvelle pensée qui bouscula ainsi la tactique adoptée par les classes moyennes et supérieures africaines-américaines pour lutter contre les inégalités raciales. “Dans le slogan Black Power, il y a l’idée que, pour combattre le racisme, il faut accéder au pouvoir dans la société afin de changer le fonctionnement des institutions sociales. Et ce discours est important, puisque le sport était considéré, traditionnellement, comme une activité qui permettait de changer la psychologie des Blancs", précise l'auteur.
“A l'époque, des gens comme Mohamed Ali, insistaient sur le fait, que malgré qu’il soit, lui, champion olympique et du monde, cela n'a rien changé à sa condition d’homme noir aux Etats-Unis"
Le sport se retrouve ainsi critiqué comme une activité, elle-même traversée par les structures racistes de la société. A tel point que le Black Power remit en cause le programme d'élévation de la "race" par le sport. “A l'époque, des gens comme Mohamed Ali, insistaient sur le fait, que malgré qu’il soit, lui, champion olympique et du monde, cela n'a rien changé à sa condition d’homme noir aux Etats-Unis. Il disait lui-même, qu'il restait ‘un pauvre nègre à qui on refuse le droit de prendre un café au comptoir y compris dans sa ville natale’, que la preuve de son excellence n'a servi à rien”, approfondit encore l'auteur, rapportant le point de vue de l'époque.
Si ce livre trouve un écho aussi saisissant dans l’actualité récente, c’est que de nombreuses questions restent posées dans la société américaine, encore aujourd'hui. “Que ce soit avec l’affaire George Floyd, des violences policières, ou de la pauvreté, le débat est identique. Sans changement institutionnel des structures de la société, l'inégalité raciale se reproduira.” La question est complexe, mais cet ouvrage, riche d'une large documentation et d'archives, permet de mieux saisir comment la pratique sportive a constitué l'une des fondations du mouvement pour les droits civiques et comment le programme d'élévation et d'émancipation continue encore aujourd'hui d'influencer les mobilisations noires aux Etats-Unis.
(1) Corps politiques, Le sport dans les luttes des Noirs américains pour la justice depuis la fin du XIXe siècle, de Nicolas Martin-Breteau, en librairies, éditions EHESS, 386 p., 25 euros.
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