Des planches de Bobino à hôtesse d'accueil, l'élan brisé d'une danseuse et chorégraphe confinée
Un an après le début de la pandémie, le monde du spectacle et ses acteurs sont toujours à l'arrêt. Parmi eux, Mélanie Dufrier, une jeune danseuse, chanteuse et chorégraphe, confinée quelques semaines après avoir créé son premier spectacle. Itinéraire d'une ballerine à l'ère de la Covid-19.
La façade n’a pas bougé depuis quelques mois. Un lion dessiné à la main orne toujours la devanture sans broncher. Le félin semble éteint, tout comme le théâtre Mogador sur lequel il trône. C’est ici que devait se jouer la comédie musicale adaptée à Broadway du film de Disney, "Le Roi Lion". Mais l’enceinte est fermée depuis le début du deuxième confinement décrété en octobre dernier et le spectacle, qui devait débuter un mois plus tôt, a été décalé d’un an.
Le regard fixé sur les portes closes, ses yeux pétillent pourtant toujours autant lorsqu’il s’agit d’évoquer les planches de ce lieu mythique parisien. "Le théâtre Mogador, c’est un summum. Je pourrai mourir en paix le jour où je jouerai sur cette scène comme personnage principal", souffle dans un rire Mélanie Dufrier, 23 ans. Mais depuis le début de la pandémie, les planches de spectacle sont loin pour la jeune danseuse, chanteuse et chorégraphe. "Je ne suis pas montée sur scène depuis le 9 mars 2020".
La Covid-19 sans intermittence
Comme elle, ce sont près de 200 000 protagonistes du spectacle vivant qui ont vu leur monde s’arrêter lors du début de l’épidémie de Covid-19 en début d’année dernière. En octobre 2018, lorsque cette fille d’un couple de danseurs étoiles termine son cursus dans une académie de comédie musicale, tout va pourtant très vite. D’abord doublure, elle est engagée pour huit représentations au théâtre Bobino pour interpréter Lili la Tigresse ainsi que la mère de Wendy dans la célèbre pièce "Peter Pan". Un solo de danse, du chant, de la comédie au programme et une reconnaissance précoce. "J’avais mon nom inscrit sur les affiches dans le métro. J’étais hyper fière. J’ai encore la photo !", se souvient la native de Toulon, propulsée dans une grosse machinerie avec une quinzaine d’artistes sur scène.
Si elle ne suit pas le chemin de ses parents, "ça aurait été trop de sacrifices d’être une danseuse classique", cette artiste au format de poche ne se limite pas à la scène. Chorégraphe pour différentes pièces semi-professionnelles, elle multiplie les casquettes dans un milieu ultra concurrentiel. Ouvreuse au théâtre de l’Œuvre à Paris en parallèle de sa carrière de danseuse, elle avance, pas à pas. "Quand je m’en sortais, je devais être à 1200 euros net de salaire. J’ai cumulé les cachets et mon travail d’ouvreuse, les cours que je donnais en tant qu’autoentrepreneur. Quand on sort de l’école, il ne faut pas attendre que les cachets te tombent dans la bouche." La course au cachet, c’est le sport principal pour ces apprentis artistes. Douze heures de travail pour toucher entre 80 et 200 euros net. Mais entre les auditions et les castings privés, ils sont des centaines à postuler pour les pièces qui se jouent. Avec en ligne de mire un statut, celui d’intermittent du spectacle pour lequel il faut cumuler 43 cachets, soit 507 heures.
Ce changement de statut, Mélanie Dufrier a décidé de l’opérer au moment de débuter 2020. D’abord avec sa pièce, qu’elle a co-écrite quelques mois plus tôt avec son compagnon, un jeune comédien Quentin Lecarduner, intitulée "Les Danseurs d’étoiles". Un conte dansant pour enfants avec pas moins de sept protagonistes sur scène. Tout en préparant en parallèle, avec la compagnie B612, une pièce issue d’un ouvrage de Diastème revisité, "La nuit du thermomètre", dont elle est aussi chorégraphe, et qu'ils présenteront au festival d’Avignon en juillet. Avant de faire le festival d’opérettes de Lamalou-les-Bains un mois plus tard. Des opportunités qui auraient pu lui permettre d’obtenir 38 cachets entre répétitions et représentations, et pratiquement verrouiller en un seul été son statut.
"On n’est pas essentiels"
Mais la covid-19 est passée par là et a tout emporté sur son passage. Les cachets mais aussi les théâtres et son job d’ouvreuse. Alors elle s’adapte. "J’ai commencé en juin comme hôtesse d’accueil dans une chaîne d’info en continu juste après le premier confinement. Quelques théâtres ont ensuite rouvert, mais pas ceux qui m’embauchaient. Donc j’ai dû trouver un travail pour l’été. J’ai commencé à bosser le weekend." Loin des salles obscures, elle passe ainsi ses matinées à accueillir les invités des plateaux de télévision et programmer des taxis.
Avec 500 euros par mois pour son nouveau job en plus des allocations chômage et de ses aides en tant qu’autoentrepreneur, la danseuse de 23 ans vivote. Car sans le statut d'intermittent du spectacle, elle fait partie des nombreux oubliés de la crise et ne peut pas bénéficier des avantages et des aides d'état. Ainsi, quand tombe le deuxième confinement en octobre dernier, la colère monte. "On m’empêche de faire mon métier. Ce n’est pas un caprice ! Je veux pouvoir me projeter. Il y a eu les gilets jaunes, les grèves et maintenant la Covid. Dans le théâtre, ça fait quelques années qu’on rencontre des difficultés. C’est en ça qu’on ne se sent pas essentiels. Notre métier est perçu comme un passe-temps mais non !"
Répéter pour ne pas (s')oublier
Son temps, elle l’occupe entre son travail d’hôtesse, des cours de chant en visio et quelques barres de danse classique installées dans son petit appartement parisien. Sans perspective professionnelle, Mélanie Dufrier n’en oublie pas moins sa pièce. Chaque vendredi après-midi depuis novembre dernier, elle réunit ses six danseurs dans un local parisien à peine plus grand qu’un studio d’étudiant pour répéter ce conte dansant pour enfants.
Le rythme est intense. Chacun enchaîne des séquences qui peuvent durer jusqu'à cinq minutes sur du Lindsey Stirling ou sur la bande originale du film Narnia. En chef d’orchestre, la Toulonnaise enchaîne les remarques et replace tout le monde. Avant de prendre place à son tour sur le devant de la scène composée d’un vieux lino bleu, le tout avec le bruit des moteurs de voitures que l'on perçoit au loin.
"J’ai vu un spectacle d’une amie. Et j’ai repris connaissance"
Avec la Covid-19 ce sont d’abord les corps qui ont souffert pour ces danseurs. Chacun reconnaît qu’il a perdu en termes d’explosivité et de souffle. Pas une surprise quand certains enchaînaient quotidiennement des heures de danse chaque jour avant la crise, entre auditions, répétitions et représentations sur scène.
La tête aussi n’a pas été épargnée. Baptiste, l’un des interprètes principaux de la pièce, le reconnaît volontiers : "Je suis tombé en dépression lors du premier confinement. Si ça va mieux maintenant ça a été difficile". Les yeux dans le vague, Chloé, l’une des danseuses de la troupe enchaîne : "J’ai été totalement déconnectée de ce monde-là à un moment donné". Avant que les fils ne se reconnectent. "J’ai vu un spectacle d’une amie. Et j’ai repris connaissance. J’ai compris qu’il ne fallait pas que j’abandonne". L’abandon, c’est un peu le mot tabou. Le plus expérimenté de la bande, Jésus, parle de "sacerdoce" lorsqu’il évoque son métier, sa passion.
S’ils ne connaissent pas quelqu’un de leur entourage qui a quitté le métier, tous y ont pensé. Et chacun sait que l’après-crise sera compliquée à gérer. Pour cette pièce, déjà, le temps presse. "Pour l’instant, ils suivent mais je n’ai pas de dates pour le moment. Après, on ne va pas répéter dans le vide éternellement", confie Mélanie Dufrier.
L'avenir en pointillés
Si elle a pu profiter de l’école fondée par ses parents et leurs élèves pour réaliser une captation vidéo de son spectacle début février, la promotion d’une pièce est un métier à temps plein, et la crise sanitaire n’aide pas. La location d’un théâtre pour un soir coûte en moyenne 500 euros, sans compter qu’il faut aussi faire venir du monde. À commencer par les producteurs. Mais avec une perte du chiffre d’affaires d’environ 90% entre 2019 et 2020 pour le monde du spectacle vivant dans toute l'Europe selon un rapport de l'EY, ce sont les petites productions qui vont être en premier lieu touchées par le manque de moyens.
Quant aux auditions, "ça va être la guerre" avoue la Toulonnaise. "On va être des milliers à vouloir travailler. Entre ceux qui sont comme moi, les jeunes qui sortent de l’école et les stars du milieu qui ont rongé leur frein." Malgré le soutien de ses parents, la danseuse de 23 ans s’est aussi longuement questionnée sur la suite de sa carrière. "Je vivote depuis un an. Je prends les choses au jour le jour. J’ai été angoissée et déprimée pendant plusieurs mois. Là, ça va. Je ne dois juste pas regarder mon agenda vide."
Alors qu’un troisième confinement a été décrété au début du mois de mars, c’est désormais l’été prochain qui est en ligne de mire. Son emploi d’hôtesse d’accueil va continuer en attendant. La jeune chorégraphe espère encore compter sur Avignon et le festival d’opérettes pour se relancer. Avant de tenter sa chance avec ses danseurs d’étoiles. Quant aux questions qu’elle se posait, elle a fini par y trouver une réponse. "Un poste de CDI à temps plein s’est libéré il y a quelques semaines comme hôtesse d’accueil là où je travaille avec la promesse d’un salaire fixe. Je m’étais déjà imaginée cette scène. Mais je n'aurais pas su quoi répondre. Et quand l’occasion s’est présentée, j’ai su. Je ne veux pas arrêter d'être sur scène. Je veux être artiste."
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