En Russie, la reprise du championnat comme moyen de communication pour se différencier de l'Europe
La reprise du football s’amorce en douceur dans plusieurs pays. Après l’Allemagne qui a repris mi-mai, d’autres championnats ont annoncé suivre cette voie, comme l’Italie, l’Angleterre ou encore l’Espagne, qui comptent tous trois effectuer leur reprise dans le mois de juin. Sur cette même logique, ce sera au tour de la Premier-Liga russe de reprendre le 21 juin. Pour cela, un protocole sanitaire sera mis en oeuvre afin de lutter contre la propagation de l’épidémie du coronavirus. Parmi les mesures, précisées par le média russe Kommersant, celles concernant l'hygiène seront renforcées, des tests seront effectués régulièrement sur le personnel, les joueurs et les arbitres, un zonage des stades sera opéré et des examens médicaux auront lieu quotidiennement.
Troisième pays le plus touché par la crise
Mais cette annonce de reprise du championnat a de quoi interroger. Certes, la Russie s’inscrit dans la continuité d’autres pays européens. Mais en Allemagne, en Italie et en Espagne, le pic de l’épidémie a été franchi et les chiffres de ces dernières semaines montrent très clairement une baisse drastique de nouveaux cas qui leur permet d’entrevoir le bout du tunnel.
En Russie en revanche, la vague de l’épidémie est arrivée plus tard qu’en Europe et le nombre de nouveaux cas ne cesse d'augmenter, au point que la Russie est le troisième pays le plus touché dans le monde. Jeudi, le nombre de cas confirmés depuis le début de l'épidémie s'élevait à 441 108. Le nombre de décès, lui, a dépassé les 5000 morts, d’après les chiffres officiels, même si certains les jugent en-dessous de la réalité. “Il est certain que le nombre de morts annoncés n'est pas réel, parce qu'il y a un grand manque de moyens en Russie et notamment un manque de tests, pas forcément à Moscou ou à Saint-Pétersbourg mais plutôt dans les régions les plus pauvres comme le Daghestan par exemple. Il y a fort à parier que les chiffres exacts arrivent beaucoup plus tard ou même jamais, comme cela arrive assez souvent dans la Russie d'aujourd’hui”, explique Lukas Aubin, chercheur en géopolitique, spécialiste de la Russie et du sport.
Se différencier de l’Europe
A la différence de l'Allemagne, l’Espagne, l’Angleterre ou encore l’Italie, qui ont opté pour des matchs à huis clos, la Russie a elle annoncé vouloir remplir 10% de la capacité de ses stades. Un changement de position puisqu’elle avait d’abord indiqué choisir l’option sans spectateur. L'agence sanitaire Rospotrebnadzor “a convenu de la possibilité d'organiser des matches avec des spectateurs [...] Dans un premier temps, les stades accueilleront des spectateurs sur 10 % des places”, a indiqué la Fédération russe dans un communiqué, cité par les agences de presse russes.
“Les Russes veulent être l'un des premiers Etats à accueillir de nouveau du public alors que tous les autres ont choisi le huis clos”
“Il n’y a pas de sens à rouvrir les stades à hauteur de 10% des capacités. C'est de l'affichage, de la communication", tranche Jean-Baptiste Guégan, enseignant en géopolitique du sport, auteur de Géopolitique du sport : une autre explication du monde (Ed. Bréal). "Les Russes veulent se différencier de l’Europe et être l'un des premiers Etats à accueillir de nouveau du public alors que tous les autres ont choisi le huis clos.”
Par cette annonce, la Russie ne prend pas grand risque, et le manque de détails quant à sa mise en oeuvre permettra au pouvoir d’ajuster les mesures au fur et à mesure. “Ils ont opté pour une stratégie la moins engageante possible, tout en ayant une forte capacité de frappe médiatique”, approfondit Jean-Baptiste Guégan. Car objectivement, ouvrir les stades à 10%, ajoute l’enseignant, “coûte plus cher en termes de vigiles, stadiers et de protocole que s’ils étaient fermés. Sans parler de l’ambiance…”
Montrer que la vie reprend
Si les raisons économiques, comme tous les autres championnats, ont, certes, également motivé cette reprise, ce n’est pas le premier facteur qui est entré en jeu. Cette reprise avec du public a bien pour objectif de montrer sur la scène internationale que la Russie est sortie la tête haute de la pandémie du coronavirus. “Si vous montrez à l'Europe que vous êtes capables de reprendre votre championnat, et ce avec du public, alors qu'il n'y en aura pas en Allemagne, en Angleterre, ou en Italie, et que vous êtes un des pays les plus touchés par la pandémie, vous mettez en scène la capacité de l'Etat russe à faire face à une crise”, analyse Jean-Baptiste Guégan. “Quitte à ce que vous mentiez, personne n’ira vérifier”.
Un point de vue partagé par Lukas Aubin. “En reprenant en même temps que les autres championnats européens, le pouvoir russe veut montrer à l'échelle internationale et nationale que l'épidémie est stabilisée, que la Russie est capable de reprendre une vie normale, en se positionnant comme un pays moderne, capable de gérer cette crise. Et ainsi montrer que le foot peut reprendre comme avant.” A noter également, que le football n'est pas le sport le plus populaire en Russie, il n’a effectivement pas le même effet que le hockey. “C’est donc une chose à considérer car le football est important à l’étranger, en Europe. Il s’agit donc d’être visible à l’extérieur”, précise encore Jean-Baptiste Guégan.
“Il s’agit d’un des championnats les plus à risque en terme de propagation épidémiologique”
Pourquoi la Russie, qui avait d’abord opté pour le huis clos, a-t-elle changé son fusil d’épaule ? “C’est difficile à dire", avoue Lukas Aubin, qui se dit étonné de ce changement de stratégie. "Pour moi, il s’agit d’un des championnats les plus à risque en terme de propagation épidémiologique. Il y a en effet des risques très importants car les clubs sont très éloignés à l'échelle du territoire russe. Faire venir des joueurs de Moscou dans l'Oural, par exemple, peut favoriser l’apparition d’un nouveau foyer épidémiologique là-bas, d’autant plus avec des spectateurs dans les stades, qui feront les déplacements, même à 10%. Cela reste dangereux selon moi.”
“Une minorité a choisi pour une majorité”
Cette reprise du championnat a d'ailleurs été décidée par trois organes, tous proches du pouvoir : le ministère des Sports, l'Union russe de football et l'agence sanitaire russe, Rospotrebnadzor. “Ce qui est d’autant plus intéressant c’est que l'Union russe de football est tenue par Alexander Dioukov, qui est aussi le président du conseil d'administration de Gazprom, et ancien président du Zenith Saint Pétersbourg, le club favori de Vladimir Poutine et qui est un des quatre clubs qui s'est positionné ces derniers mois pour une reprise du championnat. Une minorité a donc choisi pour une majorité”, estime Lukas Aubin. Cette décision a donc instauré un vrai débat sur la remise en route du championnat russe.
Et ce débat porte aussi sur les joueurs étrangers, rentrés dans leurs pays au début de la crise, et qu’il faudra convaincre de revenir. “Ces joueurs sont des vitrines de ces clubs. S’ils ont décidé de venir en Russie, ce n’est pas pour le niveau de jeu mais plutôt pour des raisons financières, et les gros cachets des oligarques du coin. Il n’est pas certain qu'ils acceptent de reprendre et les clubs craignent de ne pas tous être égaux”, précise Lukas Aubin.
Quoi qu’il en soit, les clubs devront se plier à cette décision, et aucune discussion ne sera possible. “C'est bien là où le bât blesse : les intérêts ne vont pas dans le sens des clubs et des joueurs, car le risque épidémiologique est toujours présent”, poursuit encore le chercheur en géopolitique. L’annonce de la reprise est loin de satisfaire l’ensemble des clubs russes. Beaucoup étaient et sont contre cette reprise. “Quand l'annonce de la reprise du championnat a été faite le 15 mai, sur les 16 clubs de la Premier League russe, 12 étaient contre. Ainsi, le choix est vraiment politisé”, souligne Lukas Aubin.
Une large marge de manoeuvre
Mais d'ici le 21 juin, les changements de position pourraient être nombreux. D’abord, au sujet des spectateurs dans les stades. “J'attends quand même d'avoir la confirmation : est-ce qu'il y a aura vraiment les 10% de supporters ? ”, s'interroge Lukas Aubin. Et si cette capacité des stades est atteinte, dans quelles mesures le sera-t-elle ? Entre les indications vagues données par les autorités et leur mise en application concrète, Carole Gomez, directrice de recherche à l’IRIS, spécialiste en géopolitique du sport, reste vigilante vis-à-vis de cette annonce. “Comment vont-ils gérer le championnat et les mesures sanitaires ? Et si, dès la première ou deuxième journée, il y a des nouveaux cas de covid au sein des joueurs ou du staff, quelles seront les décisions prises ?”, questionne la spécialiste.
“Cette reprise se fait pas à pas, et on se laisse la possibilité de faire marche arrière”
Il est aussi possible, selon cette spécialiste, que le championnat ne se finisse pas, malgré tout. “J'ai tendance à avoir beaucoup de prudence sur cette reprise, et à ne pas considérer qu’elle ira obligatoirement jusqu'à son terme", tranche-t-elle. "Rappelons-nous la rapidité avec laquelle un certain nombre de compétitions se sont arrêtées en mars. Je pense que cette compétition peut de nouveau s'arrêter s'il y a de nouveaux cas et si la situation sanitaire s'aggrave une nouvelle fois.” Car pour le moment cette reprise, poursuit la spécialiste, “se fait pas à pas, et on se laisse la possibilité de faire marche arrière”. Les prochaines semaines devraient donc apporter leur lot de précisions, puisqu'il est certain que le cas particulier russe fera encore parler de lui d'ici là.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.