Comment l'armée américaine utilise l'esport pour son recrutement
Dire que le streaming et l’esport ont le vent en poupe n’est déjà plus une nouveauté. Chaque jour, de plus en plus de spectateurs suivent des compétitions de jeux vidéo mais aussi des “streamers” (joueurs qui diffusent leurs parties en ligne). Un phénomène qui n’a pas échappé aux marques, grands argentiers du secteur via la publicité. Elles sont attirées par le public jeune de l’esport, volatile et difficile à capter par les canaux traditionnels. Un point commun qu’elles partagent avec l’armée américaine, qui a fait de l’esport un de ses nouveaux moyens de recrutement. Non sans attirer les critiques de la communauté.
Un moyen de viser les jeunes
L’attrait de l’armée américaine pour le jeu vidéo n’est pas nouveau, alors que les quotas annuels de recrutement sont de plus en plus difficilement atteints. Dès 2002, elle a développé son propre jeu America’s Army, déjà un moyen de recrutement assumé, en misant sur le réalisme dans la modélisation des armes et les situations de combats. Sept autres épisodes sont sortis depuis, le dernier en 2018. En ce qui concerne l’esport, l’initiative a d’abord été interne. En décembre 2018, l’armée de terre américaine (US Army) publiait une annonce pour la formation d’une équipe, destinée à participer à des compétitions locales et nationales aux Etats-Unis. Elle a reçu 7 000 candidatures, sur un effectif de plus de 500 000 personnes, pour 16 places.
Début 2019, l’US Army a lancé sa chaîne sur Twitch, la principale plateforme de streaming, où ses joueurs jouent en direct. Ils échangent également avec les spectateurs, en adoptant un ton proche de celui des streamers classiques, misant beaucoup sur une proximité avec le public. Ils mettent régulièrement en avant leur expérience dans l’armée et ce qu’elle leur a apporté.
Les diffusions se concentrent sur les jeux de tir à la première personne (Call of Duty, Overwatch, Rainbow Six Siege et le plus récent Valorant) mais visent aussi plus large, avec le jeu de rôle en ligne World of Warcraft, le jeu de cartes Magic: The Gathering ou un plus original jeu Bob L’Eponge. Régulièrement, des messages invitant à rejoindre l’US Army apparaissent dans le chat accolé à la diffusion. Longtemps confidentielle, la chaîne a vu son public se multiplier ces derniers mois, passant de quelques milliers de vues mensuelles en mars à 747 000 en avril, puis 1,6 million en juin. Une nouvelle popularité pour ces joueurs-recruteurs qui a rapidement fait réagir.
Une initiative mal accueillie
“Si l’armée américaine utilise la plateforme la plus populaire au monde pour recruter des enfants, elle ne devrait pas pouvoir le faire sans résistance”, explique Jordan Uhl dans The Nation. Cet internaute a été banni du chat de la chaîne après avoir posté un lien Wikipedia renvoyant vers les crimes de guerre commis par l’armée américaine, sous les moqueries de l’animateur (“Amuse-toi bien à être banni, mon pote !”). Tous les messages comportant des mots tels que “crimes de guerre”, “torture”, et autres sont automatiquement effacés.
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Ce conflit virtuel s’est ensuite exporté sur le Discord de l’US Army, sorte de forum de discussion en temps réel très utilisé dans le milieu du jeu vidéo. Là aussi, les suppressions et expulsions ont été systématiques, au point qu’être banni le plus rapidement est devenu un challenge pour les internautes. L’accès au Discord est aujourd’hui réservé aux utilisateurs acceptant de donner leur numéro de téléphone.
Au moins 13 000 recrues potentielles contactées en 2020
Selon la communication de l’armée américaine, l’esport aurait permis d’entrer en contact avec 3 500 personnes potentiellement intéressées par une carrière dans l’armée en 2019. Sur les six premiers mois de cette année, ce chiffre a déjà dépassé les 13 000 personnes. “L’esport est un moyen de démarrer la conversation", explique le major général Frank Muth, en charge du recrutement au sein de l’US Army, dans une interview à la chaîne Youtube ThinkTech Hawaii. "Nos joueurs n’arrivent pas en disant 'Je suis un recruteur, viens rejoindre l’armée.' Nous partageons la passion de l’esport avec les jeunes américains, et cela évolue naturellement vers une conversation sur 'Qu’est-ce que vous faites ? - Je suis dans l’armée.' Nos joueurs viennent de tous les secteurs de l’armée de terre, des chauffeurs de camions, un soldat d’infanterie, un béret vert, un médecin. Je peux donner beaucoup d’exemples où les spectateurs ne sont pas intéressés au début, mais reviennent plus tard en l’étant.”
L’accès à l’éducation, la sécurité financière et le patriotisme, sont, globalement, les principaux leviers de recrutement de l’armée américaine. Elle vise particulièrement les jeunes hommes défavorisés qui ne peuvent pas accéder à l’université (l’armée finance leur éducation en échange d’un certain nombre d’années de service), ou qui recherchent une stabilité financière et sociale. “Ils ne parlent pas des traumatismes sexuels, ils ne parlent pas du taux de suicide", souligne Hart Viges, vétéran devenu militant pour la paix. "Ce qu’ils disent, c’est “Nous pouvons payer pour ton éducation, tu peux servir ton pays”".
Faux concours et bad buzz
Des critiques sur le fond, mais aussi sur la forme. Sur ses réseaux sociaux dédiés, la branche esport de l’US Army reprend les codes de la communauté, les blagues et les expressions du moment (globalement appelés “memes”). Un malaise cristallisé récemment autour d’un message normalement anodin. Dans un échange avec le compte twitter de Discord, l’US Army a utilisé l’expression “UwU”, censée représenter un sourire enfantin tiré de l’animation japonaise. Le tweet, immédiatement moqué et critiqué, a été retweeté plus de 21 000 fois.
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Cette semaine, Twitch a même rappelé à l’ordre la chaîne de l’US Army après la publication pendant ses directs de liens pour faire gagner un contrôleur de jeu, pratique courante sur les streams de jeu vidéo. Sauf que le lien ne renvoyait pas vers le concours en question, mais directement vers la plateforme de recrutement. Plusieurs internautes ont également souligné l’écart parfois surprenant entre le nombre de spectateurs affichés et la faible activité dans le chat, accusant l’armée américaine d’acheter des faux spectateurs pour gonfler ses chiffres.
Un engagement protéiforme
Cette initiative s’est accompagnée de sponsorings d’équipes et d’événements esports, comme la récente ligue de Call of Duty. Les autres branches de l’armée américaine ne sont pas en reste. La Navy et l’Air Force ont lancé des initiatives similaires. Outre la création de leurs équipes esport, les deux ont signé des partenariats avec l’Electronic Sports League (ESL), un des plus gros organisateur mondiaux de tournois. Seuls les Marines se refusent à lancer une équipe esport, expliquant que “la guerre est trop sérieuse pour être “gamifié” de manière responsable.”
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Mais cela ne les empêche pas de suivre le mouvement, notamment via un contrat avec l’Esports Stadium d’Arlington (Texas), arène pouvant accueillir des compétitions mais également des joueurs comme dans un cybercafé. Les étudiants présentant de bonnes notes peuvent bénéficier d’une heure de jeu gratuite, payée par les Marines, et des recruteurs peuvent être aperçus lors de certains tournois.
L’Europe également à l'affût
Et l’Europe dans tout ça ? Sans être aussi actives que leurs homologues nord-américains, les armées européennes sont également attentives. Les affrontements sur Counter-Strike entre les différentes branches de l’armée britannique sont diffusés sur Twitch, dans un contexte beaucoup plus anonyme. L’armée néerlandaise, dont une équipe a participé à un tournoi local en début d’année, tenait également un stand lors de la Dreamhack 2019 à Rotterdam, à l’instar de la Bundeswehr allemande lors de la Gamescom de Cologne. Au sein de l'armée française, l’esport reste pour l'instant limité à être un des 410 clubs de la Défense destinés aux personnels de l’armée, comme l'aviron ou le krav maga. Voir des esportifs rejoindre l'Armée des champions n'est pas encore à l'ordre du jour.
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