Esport : quand les sportifs s'en mêlent
L’esport est-t-il du sport ? Le débat existe depuis que les compétitions électroniques sont apparues et que le haut niveau s’est développé. Les antis et les pros, les pour et les contre, les Montaigu et les Capulet s’écharpent en attendant de trancher la question. Pendant ce temps, les acteurs des deux milieux ont compris qu’ils avaient tout à gagner en s’inspirant l’un de l’autre. L’esport s’intéresse aux méthodes du sport, son culte de la performance et les structures qui y sont dédiées. Le sport lorgne sur la maîtrise de la communication numérique de l’esport, mais surtout son public jeune et très actif.
"On a énormément à apprendre"
Dans la quête de la performance, le sport traditionnel a forcément un temps d’avance, fort de ses siècles d’existence face à des disciplines nées au cours des trois dernières décennies. “On a énormément à apprendre du sport traditionnel, souligne Fabien “Neo” Devide, co-fondateur et président du Team Vitality, plus grand club d’esport français. Il y a des choses qui sont ancrées depuis des centaines d'années. On ne va pas réinventer la roue. Il faut faire preuve d'humilité. On est des surdoués dans beaucoup de domaines, notamment le digital et notre capacité à engager sur les réseaux sociaux, à toucher une audience très jeune. Mais derrière, il y a beaucoup de choses qu'on ignore.”
L’esport s’est longtemps construit tout seul, dans son coin, loin des regards du grand public. Mais le succès croissant de la pratique, la hausse des revenus et des budgets, a resserré le niveau au sommet, poussant les équipes à chercher de nouveaux moyens d’améliorer un peu plus les performances. “On a la chance d'avoir une belle exposition médiatique qui nous permet de rencontrer des acteurs du sport traditionnel, des sportifs de haut niveau, des dirigeants de club, des champions olympiques. C'est super d'avoir ces accès-là.” Des modèles pour réfléchir aux structures à mettre en place dans l’esport mais aussi un réservoir humain pour accompagner les esportifs. “C'est le sens de notre partenariat avec le Stade de France, où on a un vrai centre d'entraînement avec des coaches physiques, mentaux, explique Nicolas Maurer, co-fondateur et CEO de Vitality. On veut donner à nos joueurs tous les outils pour performer au mieux.”
Des anciens sportifs dans l'encadrement
Impliquer des sportifs dans le fonctionnement d’une équipe pour améliorer la performance, Vitality y croit. C’est ce qui a amené les dirigeants à recruter Matthieu Péché en mai 2019. L’ancien céiste, champion du monde en 2017 et médaillé de bronze aux Jeux olympiques de Rio, est devenu le team manager de leur équipe de Counter Strike: Global Offensive, un des fleurons du club. “J’avais fait sa rencontre lors d'une convention, raconte Fabien Devide. Lui était dans une période un peu difficile, puisque sa discipline n'était plus portée par la fédération. Nous, on avait un besoin humain, un vrai besoin. Quoi de mieux que le pedigree d'un très grand champion, qui a été champion du monde, médaillé olympique ? C'est quelqu'un qui va rendre cette démarche crédible auprès des joueurs. Même pour répéter ce qu'on leur disait déjà, mais d'un autre point de vue. Celui d'un champion va avoir plus d'impact que nos propres mots.”
“Comme manager, je gère un peu tout ce qui gravite autour de l'équipe, explique Matthieu Péché. Je suis en relation avec les organisation de tournoi, je fais le lien entre la structure et les athlètes. C'est classique dans toute équipe, que ce soit du basket, du foot ou autre. Là, où c'est plus intéressant, c'est que j'essaye de leur transmettre tous les outils que j'ai pu utiliser dans ma carrière au haut niveau.” Une démarche qui peut sembler évidente mais ne l’est pourtant pas. De par sa construction à la marge, l’esport n’a pas posé les bases d'un circuit de formation. Les joueurs ne sont que très rarement encadrés avant d’atteindre le professionnalisme, et cela se ressent dans leurs habitudes.
“C’est un peu la confrontation de deux mondes. Toutes ces choses qu'un sportif professionnel apprend avant 18 ans, dans les pôles espoirs, eux ne les ont pas, souligne Matthieu Péché. Ils ne les connaissent pas et ne savent pas à quoi ça sert. Mais ils sont au sommet de leur art derrière leurs ordinateurs, ce sont des esportifs de très haut niveau. En ce moment, on est à un palier pour qu'ils soient encore meilleurs, et sur la durée surtout. Et pour ça il faut aller chercher ailleurs. A un moment dans le sport, on était tous au même niveau et il a fallu chercher des choses à côté. Des choses qui ne se faisaient pas chez nous. J'essaye aussi de leur donner un cadre de vie "safe": bien manger, sainement, bien dormir, récupérer.”
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Des comportements à faire évoluer
Faire du professionnalisme non seulement un statut, celui d’être payé pour jouer, mais aussi un comportement au quotidien. “On avait besoin de l'hygiène de vie d'un sportif de haut niveau qui, depuis ses 9-10 ans, oriente sa vie autour de l'effort, la pratique sportive” explique Fabien Devide. Un enjeu pour les pros actuels mais également pour le futur de l’esport. “On a besoin d'éduquer nos joueurs sur ça, poursuit-il. On a besoin que notre génération actuelle, qui est un peu alpha-beta, puisse être exemplaire pour la prochaine génération d'esportifs qui va comprendre les bienfaits de l'exercice physique. Pas pour être marathonien ou bodybuilder mais pour être mieux, avec un meilleur focus, un meilleur sommeil, une meilleure estime de soi et confiance en soi. Tout ça, on en avait besoin. Ce n'est que le début parce qu'il y a encore beaucoup à apprendre. C'est une tendance qui va devenir générale.”
Matthieu Péché résume une partie de son travail simplement : sortir les joueurs de leur zone de confort. “Rester dans son petit truc, reproduire ce que les mecs faisaient il y a dix ans, oui cela va marcher mais si tu veux aller plus haut, il faut faire autre chose, explique-t-il. Il faut sortir des sentiers battus, avec peut-être des pots cassés mais cela servira.” Alors Matthieu Péché expérimente, par exemple en amenant un kiné-ostéopathe sur un tournoi. “Les mecs, dont certains ont 26, 30 ans, n'avaient jamais vu un kiné-osthéo. On m'a dit "Mais pourquoi un kiné-osthéo pour des gamers ? Ils n'utilisent pas leurs muscles." Eh ben si, il y a le poignet, les cervicales vue leur posture. Les joueurs se sont d'abord posé des questions puis y sont allé tous les jours. ”
Astralis, le modèle danois
Exercices physiques, nutrition, mise en place de règles de vie, mais pas que. Pour améliorer la performance, il faut parfois chercher à côté. “Essayer qu'ils soient épanouis, indique Matthieu Péché. On se disait dans ma carrière qu'il fallait qu'on soit épanoui individuellement avant d'être épanoui à l'entraînement. C'est pareil pour eux. Ils doivent trouver des à-côté, tu ne peux pas avoir que le jeu. Quelqu'un qui ne pense qu'au jeu, il va saturer. Le fait de sortir du jeu, penser à autre chose, quand il revient dans le jeu, il revient à 200%.” Pas forcément facile lorsqu’on enchaîne les tournois dans le monde entier. En Turquie à la fin du mois d’octobre, ils ont passé la semaine dernière en Chine avant de rejoindre prochainement la Russie. Alors Matthieu Péché encourage les sorties: “Parfois, on arrive dans une ville, ils ont déjà fait le tournoi donc ils connaissent, ils arrivent à ne pas sortir de l'hôtel pendant une semaine. Faire des trucs culturels, visiter la ville, aller faire un escape game, des choses comme ça, c'est important même pour la cohésion d'équipe. Ils sont assez réceptifs là-dessus, je n'ai pas trop de soucis.”
Pour donner du poids à ses idées, Matthieu Péché peut s’appuyer sur un exemple qui a fait ses preuves sur la scène de Counter-Strike. L’ancien gardien de handball danois Kasper Hvidt a mis Astralis sur le toit du monde avec sa méthode RFRSH, malgré des débuts difficiles. Il revoit les programmes de nutrition et d’entraînement physique, met en place des tests pour juger la forme des joueurs, change la journée-type en la faisant commencer et finir plus tôt, ... Ce programme n’a probablement pas rendu les joueurs d’Astralis plus talentueux qu’ils ne l’étaient déjà. Mais il a aidé à répéter les performances dans le temps, leur permettant de remporter trois Majors d’affilée, un exploit inédit. “Je l'ai rencontré lors d'un tournoi au Danemark, raconte Matthieu Péché. Il m'a expliqué que lui aussi quand il est arrivé, on le prenait pour un extra-terrestre. Tous les athlètes y ont pris goût et ensuite, il n'y a pas de secret. Ils battent tous les records. Quand on pense qu'ils sont moins bons, ils s'en sortent. Ils ont des problèmes de riche. Ils ont tout gagné et il faut les motiver à gagner encore, leur mettre d'autres défis.”
"C'est un super exemple"
“Je n'ai aucune honte à dire qu'Astralis est un modèle qui nous a titillé et challengé, souligne Fabien Devide. Quand vous avez une équipe ultra-dominante sur un jeu aussi difficile, c'est un super exemple. C’est une inspiration et une source de motivation extraordinaire pour tout le monde. Il n'y a pas de hasard sur la performance.” On retrouve le nom de la formation de l’équipe danoise dans la bouche d’un autre ancien sportif de haut niveau, Yannick Agnel. Double champion olympique de natation à Londres (200 mètres nage libre et 4x100 mètres), il est aujourd’hui le directeur sportif de la structure marseillaise MCES. “Quand on a posé sur papier tout ce qu'on avait envie de faire, c'était quasiment mot pour mot le projet Astralis, raconte-t-il. Ce que je considère aujourd'hui comme étant de la performance pure et dure du sport au service de l'esport. Je trouve que là on était au maximum.”
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Une reconversion débutée en février 2019, avec le lancement de MCES et ses équipes League of Legends, Fortnite et Clash of Clans. Un projet dont Agnel est une des pierres angulaires. “L'idée était d'amener toutes les armes possibles aux joueurs pour être performant, et le plus longtemps possible, explique-t-il. De mon côté, ça veut dire de les préparer, mettre en place une méthodologie en ce qui concerne la préparation physique, le suivi nutritionnel, médical, psychologique, mettre en place des routines d'échauffement, de récupération pendant les phases d'entraînement, de compétition.”
Mais pour être pertinent, un ancien sportif doit également connaître ses limites. “Je ne parle pas de ce dont je ne suis pas expert, souligne Agnel. Je ne vais pas leur dire "Place toi plutôt là sur la carte", ce n'est pas mon job. Par contre, tout ce qui va leur permettre d'être plus performant en dehors, je peux m'en charger. On a ce côté d'estime, qui permet d'être écouté peut-être plus que d'autres, et c'est chouette. Mais il ne faut pas que cette légitimité ne reste que ça, et qu'on apporte autre chose que des grands discours.”
Une évolution marquante des dernières années
L’impact des méthodes sportives, Lucas “Cabochard” Simon-Meslet en témoigne. Joueur de League of Legends chez Vitality, il a vu l’arrivée de cette petite révolution. “Je trouve que c'est ce qui a le plus évolué, souligne-t-il. Quand je me rappelle de l'équipe russe laquelle j’ai débuté en 2014, il n'y avait aucun horaire de travail, pas vraiment d'hygiène de vie, on mangeait un peu ce qu'on voulait, souvent des fast food. Il n'y avait pas d'infrastructure de sport, de développement de soi, d'exercices de respiration, ... Tout ce qui est prévu pour grandir en dehors du jeu. Et on voit que cela affecte comment tu te sens dans le jeu.”
De nouvelles façons de travailler qui ont aussi permis au joueur de 22 ans de se responsabiliser. “Il y a une prise de conscience de ma part de voir ce qui est bon pour moi en général, explique-t-il. Dans ma vie de tous les jours, hors des compétitions, savoir ce qui va être bien pour que je sois dans un bon état et ensuite dans un bon état pour jouer. On a introduit des anciens joueurs, on a eu dans l'équipe un ancien joueur de handball, un ancien pro de volley. Ils ont une expertise vraiment intéressante à nous apporter.”
Le sport y voit également son intérêt
Les échanges entre sport et esport se font également au niveau au-dessus, celui des fédérations. “On a des relations récurrentes avec les fédérations sportives, tout simplement parce qu'elles viennent chercher des réponses chez nous sur les habitudes de consommation des publics très jeunes, explique Roch François, délégué général de l’association France Esports. On a un dialogue constant avec le mouvement sportif. On est en train d'établir une convention d'objectif avec le ministère des Sports. On discute avec l'INSEP sur la culture de la performance, ce qu'on peut apporter et ce qu'ils peuvent nous apporter. On va signer une convention de partenariat avec le Comité national olympique et sportif français (CNSOF). Pour faire de l'accompagnement sur l'ensemble des fédérations affiliées, pour faire de l'acculturation à l'esport, à la culture jeu vidéo.”
Un enjeu d’avenir pour les sports traditionnels. “Nous permettons de les sensibiliser à quelque chose de plus moderne, à des publics nouveaux à qu'ils ont du mal à s'adresser, explique Roch François. Comment je traite le sport de demain ? C'est une de leurs questions. Comment on traite le sport de demain, si on a des publics qui ne sont pas captifs, qui ne sont pas adaptés au système fédéral, qui ne veulent pas ou ne peuvent pas avoir de contraintes horaires, comment fait-on pour les capter ? On a quelque chose à leur apporter parce qu'on a des publics qui consomment de manière très différente à la fois leur activité esportive et aussi leur activité dans la vie de tous les jours.” Le mariage entre sport et esport est encore loin d'être scellé, mais le contact est bel et bien là.
Dimanche 10 novembre, la finale des championnats du monde de League of Legends sera à suivre à partir de 13h sur france·tv sport !
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