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Hadrien "Duke" Forestier, coach de Splyce : "C'est un boulot qui te ronge"

Hadrien "Duke" Forestier est le seul coach français à avoir participé à l'édition 2019 des championnats du monde de League of Legends. Quart de finaliste avec Splyce, il explique à France tv sport son métier et les difficultés qui vont avec.
Article rédigé par Hugo Monier
France Télévisions - Rédaction Sport
Publié
Temps de lecture : 20min
 

Hadrien "Duke" Forestier a porté haut les couleurs de la France aux championnats du monde de League of Legends, jeu d'affrontement stratégique à cinq contre cinq. Coach de la formation européenne Splyce, quart de finaliste surprise, il a été le seul tricolore à monter sur scène pendant cette édition 2019. En fin de contrat, il raconte le quotidien d'un entraîneur, les difficultés et les joies du métiers. 

Comment êtes-vous venu à League of Legends ?
Hadrien "Duke" Forestier
: "En première année d'école d'ingénieurs, je me mets un peu à jouer avec des potes. Pendant mon stage de fin d'études, je me retrouve en République dominicaine avec pas assez d'internet pour jouer mais assez pour suivre les compétitions. Je me mets à écrire des articles et c'est le moment où je rentre dans l'esport de manière active. J'écris pendant six mois, j'arrête et je vois une annonce de Chips et Noi (deux commentateurs d'O'Gaming). Je fais quelques vidéos de test puis je commence à commenter avec eux. Je le fais le soir après mon boulot à Ubisoft. Au bout de huit mois, je me dis que je pourrais en faire un boulot. Je voulais bosser dans l'esport mais il n'y avait, pour moi, pas moyen de faire carrière en tant que commentateur. Donc je me dirige vers le coaching et je vois que le PSG monte son projet. J'entre en contact avec Bora “YellowStar” Kim (recruté comme manager de l'équipe League of Legends du PSG) et, de fil en aiguille, ça s'est lancé."

Aujourd’hui, comment jugez-vous l’expérience avec le PSG ? L’équipe a été dissoute en 2017, un an après son lancement. 
HF
: "C’était très très dur. On a eu des très mauvais résultats. J'avais du mal à faire le diagnostic de ce que j'avais pu rater sur le moment. D'abord par manque d'expérience, je ne connaissais pas suffisamment le boulot. Et puis j'avais l'impression d'avoir fait ce que je pouvais et de ne pas avoir suffisamment de facteurs sous mon contrôle. Rétrospectivement, je pense qu'il me manquait des connaissances et qu'aujourd'hui j'aurais un impact différent. Est-ce que j'aurais pu sauver le projet ? Je n'en sais rien. Mais j'aurais pu faire mieux. Cela m'a forcé à prendre beaucoup de perspective sur le boulot, essayer de comprendre pour être sûr que ça ne se reproduise pas. Parce que les conséquences personnelles sont énormes, c'est une pression monstrueuse un projet comme ça. Mais ça a été très formateur. C'est dans les moments les plus durs qu'on apprend le plus. Un moyen d'entrer dans le vif du sujet très violent.

Vous aviez plus de pression au PSG qu'à Splyce, pourtant en LEC, le championnat européen ? 
HF : "
Oui, largement. Au PSG, tu avais tout le public français qui suivait ça. Qui m'attendait un peu au tournant en tant que nouveau coach et ancien commentateur. Tout le monde suivait l'entrée du PSG, la première d'un club de foot. Le PSG avait fait une communication colossale sans vraiment mettre les moyens derrière pour être compétitif. On avait le poids du nom, de la com'. La gaming house (lieu de vie et d'entraînement des joueurs) était magnifique, mais pas le roster. Énormément d'effet d'annonce pour un défi très difficile, avec une année très compétitive en Challengers (l’équivalent de la deuxième division européenne à l’époque). Énormément de pression alors que chez Splyce, le public anglo-saxon n'a aucune attente. Au pire, j'avais de l'indifférence, au mieux avec le soutien des Français.

Comment êtes-vous arrivé chez Splyce ? 
HF :
 "Après le PSG, j'ai fait le diagnostic de mon échec et je me suis dit que j'allais contacter des gens que je pensais bons. Et j'avais identifié Peter Dun, qui revenait du Brésil et avait une bonne réputation dans le milieu. Je lui ai demandé s'il avait besoin d'un assistant chez Splyce. J'ai été pris comme deuxième assistant, j'ai passé toute l'année avec lui et celle d'après, j'ai été promu en coach de l'équipe LEC." 

Quelles sont vos fonctions chez Splyce ? 
HF :
 "Je suis officiellement coach stratégique, je dirige l'équipe de LEC. Peter est le head coach de toutes les équipes de League of Legends (Splyce a également une académieet était le coach de l’équipe de LEC l'an dernier. Il intervient dans le coaching, mais plus à un niveau macro pour débriefer. Il est proche de la vision coréenne du head coach, celle d'une supervision globale. Je m'occupe de l'entraînement et je suis sur scène pour les matches."

C'est un staff de combien de personnes, Splyce ? 
HF : "
On a Peter, un manager qui s'occupe de tout ce qui est autour de l'équipe, un responsable du développement des joueurs, un analyste qui travaille depuis le Japon, deux coachs positionnels (pour travailler spécifiquement les différents rôles du jeu), un Américain et un Singapourien. On a un coach plus physique et mental, qui va animer les séances de sport le matin, les étirements entre les entraînements. Il va s'occuper des plans de nutrition pour les joueurs, des séances de méditation. On a une chef aussi." 

Quel est le quotidien d'un coach de League of Legends ? 
HF : "
Je vais quasiment tous les jours au sport vers 10h, 11h. Ensuite j'arrive au bureau, je revisionne ce qui s'est passé la veille, j'analyse nos parties, celles de notre futur adversaire, l'état du jeu pour trouver la meilleure manière de jouer à ce moment-là. On fait des réunions avec le staff. Vers 13h20, on a réunion avec l'équipe pour préparer les entraînements, parfois revenir sur des points spécifiques, parler de la draft (la sélection des champions avant chaque partie), de l'adversaire qu'on va jouer. Puis entraînement de 14h jusqu'à 20h, avec cinq ou six parties contre d'autres équipes de notre championnat. Et un débrief entre chaque. Ensuite, on dîne et on débriefe entre coach, on réfléchit pour le lendemain et voilà."

Est-ce qu'un joueur de League of Legends est facile à coacher ? 
HF : "
Les joueurs de League of Legends sont une espèce très spéciale. Ce sont des jeunes qui souvent n'ont pas de formation professionnelle, pas de formation académique. Ils ont été parachuté dans un milieu qu'on peut qualifier vaguement de professionnel mais sans aucun code pour les guider, ni formation. Avec pour seul encadrement leur propre passion pour le jeu et une vie sur-mesure pour leur permettre de ne faire que jouer mais sans forcément leur donner beaucoup de responsabilités. Ils débarquent, on leur dit maintenant, vous allez manger à telle heure, vous vous entraînez à telle heure, on vous trouve votre appartement, vous êtes très bien payés. C'est très difficile pour des joueurs d'entrer d'un coup dans un cadre. La barrière est parfois assez mince entre leur passé, qui était de jouer pour le fun, et leur présent, qui est de jouer pour gagner.

En quoi cela affecte le coaching ? 
HF :
 "Ils veulent un coaching pour progresser mais ils ne se rendent pas compte que le coach n'est pas une nounou. C'est quelqu'un qui va les pousser en dehors de leur zone de confort. Que ce soit relatif à leur skill, mais surtout à leur ego et leur personnalité, leur relation avec les autres et leur insertion dans une équipe. C'est très loin de ce à quoi ils ont été préparés toute leur vie. C'est le défi principal d'un coach. C'est du coup très fatiguant. On n’est pas là pour être leur pote. Je n'ai jamais entendu des joueurs être contents de leur head coach. Le boulot est fait pour agacer les joueurs. On fait tout pour l'éviter, mais c'est inéluctable. Les joueurs vont être frustrés de quelque chose et cette frustration va parfois être dirigée vers le coach. C'est aussi son rôle de l'absorber. C'est un exercice d'équilibriste pour gagner leur respect, leur transmettre des connaissances sans pour autant se faire marcher dessus, entrer dans une relation de nounou. Il y a certains coaches qui sont adorés par les joueurs, qui sont parfaitement incapables de les faire progresser mais qui au moins font que les gens sont contents d'être là. Est-ce que ce sont des coaches ou des moniteurs de colonies de vacances ? C'est un autre sujet.

Ce constat est général ? 
HF :
 "Il y a des exceptions qui confirment la règle, des joueurs très matures rapidement, capable de faire face à une demande d'effort et de rigueur. Mais de ce que j'ai vu, dans la majorité, ils ont du mal à se conformer à un cadre rigoureux, à une autorité, à de l'exigence professionnelle, à des relations professionnelles et sociales qui sont très difficiles pour beaucoup, à la prise de responsabilités. C'est quelque chose qu'on travaille beaucoup, mois après mois, année après année. Xerxe (le Roumain Andrei Dragomir), il n'a rien à voir avec le joueur qu'il était il y a deux ans. C'est ce que je leur avais dit au début. "Moi, mon objectif principal, c'est que vous deveniez des hommes”, parce que quand on les récupère ce sont des bébés.

Comment travailler là-dessus ? 
HF :
"Après chaque entraînement. On parle des problèmes du jeu, mais on finit par évoquer les problèmes relationnels et comment construire des discussions. Cela crée des frustrations, des moments de clashs, qu'il faut parfois résoudre en parlant en tête-à-tête avec les joueurs, en leur expliquant ce que tu penses, ce qui ne va pas dans l'attitude. Leur donner des exemples, essayer d'être toi-même. Ce qui n'a pas été toujours le cas, je pense que je n'ai pas été irréprochable cette année. La notion principale, c'est la prise de responsabilités. Que les joueurs soient capables de prendre leurs responsabilités dans l'échec, dans leurs relations avec les autres, c'est le plus dur à faire. C'est ce que je veux dire quand je parle de devenir un homme. Qu'un joueur puisse se dire "Là, j'ai merdé, j'aurais dû faire ça", "J'ai mal jugé ça", "J'ai voulu faire ça mais...". Les joueurs ont du mal à exprimer leur point de vue de manière rationnelle, sans être débordés par l'émotion. Il y a tellement d'émotion dans leurs responsabilités, dans leur frustration que les discussions de jeu deviennent difficiles parfois, surtout avec des jeunes joueurs. "Vous ne comprenez pas ce que je veux faire", "C'est n'importe quoi", "Ça ne sert à rien de discuter", et parfois ils s'arrêtent là."

Et vous sentez une évolution ? 
HF :
 "Ils apprennent au fur et à mesure, ce sont des moments ponctuels. Et parfois ils sont amenés par de la frustration accumulée. J'exagère peut-être un peu, parce que je fais un condensé de tous les moments problématiques qu'il y a eus. Mais ils savent se tenir et plus ils acquièrent de l'expérience, plus ils tiennent ça. Cette année, j'avais un joueur comme Vizicsacsi (le Hongrois Tamas Kiss) par exemple, qui a 26 ans, est super posé, rigoureux, avec une bonne mentalité, toujours ouvert à la discussion. Ils apprennent. Il y a une grosse différence avec Humanoid (le Tchèque Marek Brazda) dont c'est la première année en tant que joueur pro, qui a 19 ans.

Quels sont les qualités nécessaires pour être un bon coach ? 
HF :
"Pour un coach de base, il faut avoir beaucoup de compréhension de l'être humain et de son fonctionnement. Une grosse capacité d'analyse et de compréhension du jeu, c'est une chose nécessaire mais pas forcément suffisante. Elle permet d'être pertinent dans son travail au quotidien et surtout de gagner le respect des joueurs. Un coach qui ne comprend pas le jeu à un niveau excellent, surtout si, comme moi, il n'est pas ancien joueur, il ne gagnera jamais le respect des joueurs. Ensuite pour être head coach, il faut de l'autorité, du charisme, être prêt à encaisser beaucoup de pression des joueurs et du public, de frustration. C'est un boulot très fatiguant, mentalement et nerveusement."

La partie commence par une draft, où chacun des cinq joueurs sélectionne son champion parmi les 146 personnages. C'est une partie très stratégique, où il faut chercher le bon champion pour contrer celui de l'adversaire. Votre travail sur la partie s'arrête après ça. C'est facile à vivre ? 
HF :
"La draft, cela fait 50% de la partie. On a la chance d'être le jeu où le coach a le plus d'impact directement sur une partie. C'est d'ailleurs pour ça qu'ils ont une telle place sur League of Legends. Mais dans les faits, une draft est beaucoup un résultat de l'équipe que du coach lui-même."

Comment cela se passe ? 
HF :
"Souvent, on leur fait des propositions. Parfois, ils suggèrent des choses. Cela dépend de ce que les joueurs savent jouer. Si mes joueurs savent jouer trois champions, bon. Un spectateur va dire "Vous êtes débiles, pourquoi vous n’avez pas choisi tel champion ?" Mais si on ne l'a pas pris, c'est peut-être qu'on ne sait pas le jouer. Ou qu'on n’a pas des bons résultats dessus. A haut niveau, cela arrive très régulièrement. On est parfois très limité dans les choix qu'on peut faire. Il y a des discussions, mais j'ai le dernier mot. J'ai énormément préparé la draft en amont, avec différentes prévisions, j'ai une idée globale du plan de la draft."

Cela arrive d'avoir des désaccords avec les joueurs ? 
HF :
"Sur scène, pas tant que ça. C'est rare mais dans ce cas je donne la priorité au joueur car le confort du joueur est important. Il faut vraiment qu'il dise quelque chose que j'estime être n'importe quoi pour que je le force.

Vous allez choisir un rapport de force peut-être un peu moins avantageux si le joueur le sent mieux ? 
HF : "Voilà. Ou alors, un choix qui fait moins de sens pour la composition. Souvent, je leur laisse cette responsabilité. Après est-ce qu'ils vont la prendre à l'issue de la partie en cas de résultat défavorable ? Parfois, je leur donne cette responsabilité en disant "On t'a laissé faire ton choix, peut-être que la prochaine fois tu écouteras un peu plus les arguments des autres." Parce que c'est souvent ce qui se passe. On a des désaccords sur les drafts en dehors des parties, aux entraînements. Faire essayer un autre champion à un joueur, c'est un processus très long.  Il faut arriver à convaincre les joueurs que c'est une bonne idée.

Des joueurs refusent de jouer sur certains champions ? 
HF
: "Tout le temps. Il y a des moments, ça ne marche pas, des moments, ils essayent, d'autres il faut attendre qu'ils se fassent exploser dix fois par le champion pour qu'ils se disent qu'il n'est peut-être pas si mauvais."

Avoir les Worlds en Europe, quelle différence ça a fait pour vous ? 
HF :
"Je n'ai pas fait d'autres Worlds donc c'est forcément particulier. Le fait d'avoir énormément de soutien sur scène, pour nous ce n'est pas fréquent. D'un coup, il y avait une ferveur autour de l'équipe qui était incroyable à vivre. A Madrid, quand on monte sur scène, il y a un vrai soutien."

Vous avez été particulièrement soutenu par la communauté française, dont vous étiez le seul représentant aux Worlds. Comment l'avez-vous vécu ? 
HF :
"C'est super cool. Cela m'a donné beaucoup d'énergie, d'avoir un soutien qui est devenu complètement délirant au fil de la compétition. Après notre dernier match, j'ai eu des centaines et des centaines de message. Je n'avais jamais eu ça.

Comment vous avez abordé le quart de finale contre SKT, un des très grands favoris ? (Splyce a été éliminé trois victoires à une)
HF :
"J'avais fait tout un speech, mais l'idée était de ne pas être impressionné par l'événement, d'être confiant dans notre capacité à les battre. Je pense qu'on avait une chance. Petite, mais on en avait une. Il fallait qu'on joue notre carte à fond. Et je leur ai dit de se faire plaisir, parce que ce genre d'opportunité n'arrive pas tous les jours. Qu'ils se fassent plaisir, qu'ils se fassent confiance les uns et les autres mais qu'il y aillent à fond. Que quoi qu'il arrive, qu'ils se battent jusqu'à la fin."

Est-ce que c'était plus difficile de coacher vos joueurs aux Worlds ? 
HF :
"C'était plus dur. Mais c'est dû à plein de causes. Déjà, parce qu'on est beaucoup plus les uns sur les autres. On est dans un hôtel, dans une salle d'entraînement unique tous ensemble, avec beaucoup de frustration accumulée, d'usure morale. Les entraînements sont beaucoup plus difficiles parce qu'on ne joue que de supers équipes qui en général ont tendance à nous exploser. C'est beaucoup plus dur aux Worlds.

Sur quel axe devez-vous progresser ? 
HF :
"Dans la relation avec les joueurs. Réussir à faire passer mes messages. Parfois, moi aussi j'ai de la frustration accumulée qui peut me faire faire des erreurs dans ma relation avec les joueurs. Réussir à conserver cette autorité tout en gardant une relation constructive, ce n'est vraiment pas toujours évident. Au-delà, c'est plus ma gestion de ma santé, de la pression et du burn-out. C'est un boulot qui te ronge. A la fin de la saison, j'étais vraiment carbonisé. Chaque semaine, je me disais "Au moins si on perd, ce sera terminé." Mais à côté de ça, j'aime trop la compétition pour ne pas faire tout ce que je peux pour gagner. C'est neuf mois une saison, c'est des semaines de six ou sept jours, avec un nouveau patch toutes les deux semaines. Chaque semaine tu remets ta vie en jeu sur ton match, c'est complètement épuisant.

Qu’est-ce qui vous motive ?
HF :
"La compétition déjà. Puis l'idée de vivre une vie hors du commun. Avant, j'ai bossé dans des bureaux, j'ai fait école d'ingé, banque d'affaires, Ubisoft, cela ne m'intéresse pas, je n'y retournerai jamais. C'est un peu être à la guerre pour caricaturer. Tu es loin pendant neuf mois, j'en parle un peu à mes proches mais ils ne comprennent pas vraiment ce qu'on ressent et ce qu'on vit. Sur le moment, tu es toujours fatigué, mais tu as toujours envie d'y retourner. Tu vis des choses hors du commun, aussi bien par les expériences que tu as, les situations que tu vis, les relations humaines qui peuvent très frustrantes mais aussi très vraies et très pures. L'exposition médiatique, pour le meilleur et pour le pire. C'est un tout et je ne me vois pas faire autre chose."

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