Cet article date de plus de quatre ans.

L'esport, un secteur privilégié mais pas à l'abri de la crise 

Entre le confinement et l'absence des sports traditionnels, l'esport a attiré la lumière. Si le secteur tire son épingle du jeu dans cette période, il n'est pas à l'abri de la crise.
Article rédigé par Hugo Monier
France Télévisions - Rédaction Sport
Publié
Temps de lecture : 12 min
 

Avec la Bundesliga en tête de pont, les championnats sportifs commencent doucement, timidement, à reprendre, après plus de deux mois d’arrêt. De son côté, l’esport a pu continuer en ligne ses principales compétitions, quasiment sans interruption. Le confinement a été l’occasion d’une exposition inédite, dont la crédibilité de l’esport sort renforcée. Mais le secteur n’est pas pour autant épargné par la crise actuelle, qui risque de laisser sur le carreau certains acteurs.

Des audiences globales en hausse 

Malgré une perte d’ambiance et de mise en scène liée au passage en ligne des compétitions, les audiences de l’esport n’ont pas été affectées. “Les compétitions hors-ligne c’est cool, mais cela reste du cosmétique", explique Bertrand Amar, en charge de l’esport chez Webedia et directeur de la chaîne spécialisée ES1. "Ce que les gens veulent avant tout, c’est de la performance esportive. Les compétitions qui se déroulent en ligne font au moins autant d’audience que les compétitions qui se déroulent avec des moyens de production beaucoup plus élevés.” 

Et le confinement a provoqué une hausse de la consommation de contenus en ligne. “Il n’y a jamais eu autant de monde sur Twitch (plate-forme de streaming où est diffusée la majorité des compétitions, ndlr) que depuis la mi-mars”, poursuit Bertrand Amar. Une hausse à nuancer toutefois. “Vous avez deux composantes : l'esport spectacle et l'esport compétitif", souligne Stéphan Euthine, directeur de l’équipe LDLC-OL et président de l’association France Esports. "En général, la diffusion de l'esport explose à partir de 18h. Là, vous aviez des gens connectés beaucoup plus tôt. Cela a permis à beaucoup de streamers et d'influenceurs d'être présents plus tôt. Cela a étalé l’offre et donné une impression d’engouement, mais il faut le voir sur sa composante spectacle, qui dépasse l'esport et va sur le jeu vidéo. Sur la partie compétitive, on n’a pas senti de différences notables. Les chiffres sont meilleurs que l'année dernière, mais on suit la croissance prévue pour le moment.

Les fans sont assez jeunes donc quand ils voulaient voir un match, ils se rendaient déjà disponibles avant", abonde François Balembois, product manager à Freaks 4U et commentateur de Counter-Strike chez 1PV. "Je ne suis pas sûr que ça permette d'aller chercher le mec de 40 ans qui n'avait jamais le temps de regarder du Counter-Strike et, comme il est en chômage partiel ou en télétravail, peut maintenant regarder. Cela facilite l'accès mais on ne va pas vraiment chercher de nouvelles audiences.” 

Une exposition inédite 

Pour la nouveauté, il faut se tourner vers les diffuseurs traditionnels de sport. En l’absence de compétitions, plusieurs ont misé sur l’esport. ESPN, diffuseur très irrégulier d’esport depuis 2018, a accueilli les play-offs du championnat américain de League of Legends, ainsi que des courses virtuelles de Nascar ou d’IndyCar. Privé du Tour d’Italie, Eurosport a notamment diffusé le Zwift “Tour For All”, où des cyclistes professionnels se sont affrontés depuis leur home-trainer.

Cela a fait sauter une crainte de certains diffuseurs qui se disaient qu’il ne fallait pas aller là-dessus, et on voit que cela peut très bien cohabiter avec le sport traditionnel", analyse Bertrand Amar. "Il n’y a pas eu de rejet de l’audience, au contraire.” Avec le risque de n’être qu’un bouche-trou en attendant le retour du sport ? “Je pense que cela va rester", juge Bertrand Amar. "Certains diffuseurs se demandent déjà ce qu'ils vont faire maintenant de manière régulière. Il y en aura probablement moins, mais cela va continuer, j’en suis persuadé.” 

Une crédibilité renforcée 

La crise sanitaire a été l’occasion d’une accélération du rapprochement entre sport et esport. “Beaucoup de personnalités du monde du sport se mettent à streamer (diffuser en direct leurs parties, ndlr), et ça en fait de supers ambassadeurs pour l’esport", explique Nicolas Besombes, docteur en sciences du sport et vice-président de France Esports. "Voir des sportifs de haut niveau jouer, c’est parfait pour déconstruire les stéréotypes. Quand c’est un sportif comme Gaël Monfils qui parle d’esport, ça a un aspect positif, ça crédibilise un peu plus la pratique.” Monfils a lancé sa chaîne Twitch, pendant que Charles Leclerc et d’autres pilotes de Formule 1 s’affrontent sur des courses virtuelles, qu'Andy Murray domine Rafael Nadal au tournoi virtuel de Madrid ou que le cycliste David Gaudu aide le streamer Domingo à grimper un Alpe d’Huez virtuel. Autant d’initiatives, qui appartiennent à l’esport spectacle évoqué précédemment, mais qui contribuent à élargir le public global de l’esport.

D'autant plus que cela permet de développer la crédibilité de l’esport au-delà de son cercle actuel. “On a montré qu’on était une solution en partie résiliente à des problématiques sanitaires qui demandent un confinement, souligne Stéphan Euthine. Est-ce qu’on n’est pas une petite valeur refuge en termes de communication ? Je pense que certaines marques vont se poser la question. On ne doit pas voir l’esport en concurrence avec le sport, mais plutôt en complémentarité.” Des outils de communications précieux en ce moment, comme le met en avant Nicolas Maurer, co-fondateur et directeur général de Team Vitality : “Nos sponsors, Adidas, Renault, Orange, qui sont des sponsors du sport traditionnel, n’avaient plus rien à se mettre sous la dent, donc il y avait une demande sur comment occuper le terrain, comment on peut créer et réfléchir à des nouvelles activations.” 

Pour maintenir cette capacité de communication, il a fallu s’adapter, en oubliant les événements physiques. “On a pris les devants, on est allé voir nos sponsors en leur expliquant que certaines parties des contrats n’allaient pas être réalisables, explique Stéphan Euthine. Moins d’événements, c'est moins de visibilité pour nos partenaires. On a dû réadapter les contenus que l'on produisait sur nos réseaux. On n'a pas pu s'arrêter du tout, on a dû même travailler plus pour compenser le manque de visibilité lié à l'annulation des événements. Nos partenaires ont suivi et ça a été payant. On est au-delà de nos objectifs, aussi grâce à nos résultats en compétition (LDLC-OL a remporté les European Masters de League of Legends, le dimanche 10 mai).”  

L’événementiel inévitablement perdant

Si cette transition a été facile pour les équipes, dont une grande partie de la communication était déjà basée sur les réseaux sociaux, elle l’est beaucoup moins pour d’autres secteurs de l’industrie. “L’événementiel est la première composante touchée par le confinement et ce sera la dernière, souligne Stéphan Euthine. Les événements ne vont pas ouvrir du jour au lendemain, sur un décret. Cette composante-là, qui est majeure dans notre secteur, souffre énormément et va continuer de souffrir.” 

Depuis le début de la crise sanitaire, plus de 80 événements ont été annulés en France, avec leur lot de contrats, de prestataires, d’intermittents qui se retrouvent sur le carreau.  “Avec Freaks 4U, on avait gagné un appel d'offres sur la Paris Games Week, on avait beaucoup d'autres discussions très avancées, indique François Balembois. Comme toutes les boîtes qui ont une partie de leur chiffre d'affaire liée à l'événementiel, on perd cette partie-là. Aujourd’hui, je ne sais pas comment on sera dans six mois.” 

Et si certaines prestations ont pu être déplacées en ligne, elles ne rapportent pas autant. “Quand on vend aux partenaires et aux sponsors un duo de casters (commentateurs, ndlr) en studio avec à côté un desk avec un présentateur et deux analystes, ce n’est pas le même prix que deux casters chez eux à la maison.” Selon les estimations de France Esports, près d’un quart du chiffre d’affaire du secteur va être touché, pour un marché estimé à 28 millions d’euros en 2018. “Comme toutes les entreprises d’esport et les organisateurs de tournois, on a des prévisions revues à la baisse, explique Nicolas Maurer. On n’a plus V.Hive (le complexe parisien de Vitality destiné à accueillir ses fans, ndlr), plus d’événementiel pendant plusieurs mois et on prévoit une baisse des partenariats sur la deuxième moitié de l'année.

Prévue du 8 au 10, la DreamHack Tours, immanquable du calendrier esportif français, va devoir patienter jusqu’à 2021. “Cela va être une période assez terrible en termes de revenus, explique Jean-Christophe Arnaud, président de DreamHack France. Tout le monde au chômage partiel et télétravail, et des prestataires qui étaient quasiment dans nos locaux, des collègues, ne sont plus là.” Pour tenter de limiter les dégâts, il a fallu faire preuve d’inventivité. “Notre activité de stands de jeux vidéo était à l’arrêt avec l'annulation des événements, explique Jean-Christophe Arnaud. On a dû faire autre chose, comme du mobilier gaming par exemple.” Les plus polyvalents s’en sortent, mais les autres sont dans la même situation que les bars ou les salles de spectacle. “Toutes les sociétés qui louent du matériel scénique, des écrans, tous les intermittents qui viennent monter et démonter les scènes, eux subissent de plein fouet la crise actuelle, ils n'ont plus du tout de travail”, explique Nicolas Di Martino.

A la tête de ZQSD Productions, il fait pour l’instant partie des chanceux, alors que 90% de son activité était “physique”, entre gestion d’un studio et événements. “Les émissions qu’on faisait en studio, on les fait sur des plateaux virtuels, indique-t-il. Pour l'instant, les marques ont des budgets et les dépensent. Elles ne peuvent plus le dépenser en physique, donc elles les dépensent sur des événements en ligne qui vont coûter moins chers, donc moins de chiffre d'affaire, mais pour le même résultat. La question est plutôt sur les deux, trois, quatre trimestres à venir. La Paris Games Week (prévue du 23 au 27 octobre et annulée), pour une agence de notre taille, cela nous fait manger pendant quatre à six mois. Quand elle n'a pas lieu, ça peut être une catastrophe. Peut-être qu’ils vont avoir des budgets à dépenser autrement et qu'on pourra retomber sur nos pattes, mais c’est une grosse incertitude.

Des craintes pour la suite 

Car la suite, justement, est le principal sujet d’inquiétude. D’abord parce que l’incertitude autour d’une éventuelle reprise des événements physiques plane. En fin d’année ? En 2021 ? Quand il y aura un vaccin ? Comment s’organiser quand on ne sait pas combien de temps il faudra tenir ? “Je ne vois pas dans quel monde des pays vont laisser des joueurs se déplacer, questionne François Balembois, en prenant l’exemple du Major, tournoi-phare de Counter-Strike qui doit avoir lieu à Rio en novembre. Est-ce que les Brésiliens vont accepter plein d'équipes européennes, qui viennent de pays touchés ? Aujourd’hui, on n’a pas les réponses, on ne sait pas comment les états vont réagir. Et est-ce que les organisateurs d’événements vont prendre le risque légal ? Si un mec vient et file le coronavirus à tout le monde, est-ce que quelqu'un va se retourner contre l'organisateur ? Est-ce qu'il est prêt à prendre ce risque-là ?” 

Si l’après semble encore loin, Jean-Christophe Arnaud y pense déjà. “Tous les organisateurs d’événements y pensent un petit peu, assure-t-il. Quand le plan vigipirate est arrivé, on s'est adapté, on a mis des portiques de détection de métaux, on a mis des chiens. C’est le propre de l’homme de s'adapter. Il y aura un peu de timidité au début pour rouvrir les événements, puis avec des règles de distanciation, des obligations. Je pense que les règles vont évoluer. Les choses reviendront à la normale quand le nombre de cas n'augmentera plus. Cela va avoir un effet durable mais ça va s’assouplir avec le temps.” 

Une dépendance aux sponsors

Outre la question de la réouverture des événements physiques, celle du contexte économique global est également centrale. “Les craintes sont pour ces budgets qui étaient dédiés à l’esport et vont être ré-alloués pour la survie des entreprises, explique Stéphan Euthine. L'esport n'a pas vocation à avoir des soutiens de subventions ou autres des territoires, comme le sport. On se développe de manière autonome mais du coup on est très dépendant de certains budgets, dont le sponsoring. Cela montre encore un manque de maturité du secteur. Il a besoin de modèles économiques plus diversifiés, plus stables et moins basés sur le sponsoring.” 

Une dépendance que reconnaît Nicolas Di Martino : “A partir du moment où les gens ne communiquent plus, nous on ne travaille plus. Là où on a peur, c’est si l’économie globale s’effondre et nous avec.” Annonceurs et investisseurs seront-ils toujours là dans quelques mois, si la situation économique se dégrade ? “On a de la chance d’avoir levé des fonds l’an dernier, mais les équipes qui comptaient le faire cette année risquent d’avoir plus de difficultés”, explique Nicolas Maurer de Vitality. Et les fans pourront-ils dépenser autant ? “Il y a une partie du business qui repose sur l'économie de Twitch et les abonnements payants des fans, souligne François Balembois. Si demain, il n’y a pas de reprise économique, s'il y a un appauvrissement général, à terme, tous ceux qui reposent une partie de leur modèle économique sur les abonnements payants vont être impactés.” 

Des échanges avec le gouvernement

Face à la situation, France Esports échange régulièrement avec la direction générale des entreprises, le ministère des Sports et le secrétariat d’Etat au Numérique. “L’esport ne demande pas à être plus protégé que les autres, mais à ne pas être oublié et à être inclus dans les dispositifs du sport et de l'événementiel”, explique Stéphan Euthine. L’association a remis au gouvernement un ensemble de propositions, mises au point en concertation avec les différents acteurs de l’esport français. Un allègement des charges, des règlements assouplis pour les compétitions en ligne, des investissements facilités, les leviers d’action proposés sont nombreux. 

Et l’esport profite déjà de certaines mesures en place. “Le chômage partiel aide vraiment et permet d’ajuster par rapport à la situation actuelle, explique François Balembois de Freaks 4U et 1PV. Chaque semaine, je dis "On va travailler à dix pourcent, à X pourcent". On profite tous de cela et cela protège nos emplois.” Si les équipes ont recours au chômage partiel, c’est avant tout pour des tâches qui ne peuvent pas être passées en ligne. Sur les 25 personnes au sein de LDLC-OL, seulement deux, liées au centre d’entraînement qui devait ouvrir fin mars, ont été mises au chômage partiel. Même choses pour les employés de Vitality affectés à V.Hive. 

Comme pour l’ensemble de l’économie, la situation de l’esport dans les prochains mois reste en partie floue. Privilégié par rapport à d’autres secteurs, l’esport s’inquiète tout de même pour un pan de son activité, et sera à terme dépendante de la reprise économique globale. “Je n’ai aucun doute sur le fait que l’esport grandisse et atteigne une taille énorme, l’esport a un avenir radieux, juge Nicolas Maurer. Mais ce que cette crise peut faire, c’est ralentir et peut-être que pour arriver au niveau attendu, on mettra trois ans de plus. Et ça, ce n'est pas anodin du tout.” 

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.