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Reportage Esport : humour, passion et records d’audience… Dans les coulisses d’OTP, diffuseur français des Mondiaux de League of Legends

Pour sa première année d'existence, la web télé française a réalisé des records d'audience. À l'occasion des demi-finales des Worlds, et avant la finale samedi, OTP nous a ouvert ses portes. 

Article rédigé par franceinfo: sport, Hugo Monier
France Télévisions - Rédaction Sport
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 14min
Charles "Noi" Lapassat (à droite), Jean "Trayton" Medzadourian (au centre) et Kevin "Tweekz" Remy en train de commenter la demi-finale des championnats du monde de League of Legends, dimanche 31 octobre à Paris.  (Hugo Monier - Franceinfo: sport)

"Les EDG vont s'imposer ! Ils rejoignent Damwon en finale !" Après cinq rencontres, pour autant d'heures de direct, les commentateurs d'OTP (One Trick Production) peuvent rendre l'antenne. Dimanche 31 octobre, jusqu'à 80 000 personnes se sont branchées sur leur chaîne, sur la plate-forme de streaming Twitch, pour regarder les Chinois d'Edward Gaming rejoindre la finale des championnats du monde de League of Legends, l'un des événements esport les plus suivis de la planète.

La veille, le pic avait atteint 147 000 personnes pour le choc entre les Sud-Coréens de Damwon KIA, tenants du titre, et leurs rivaux de T1. "Les audiences sont satisfaisantes sur ces Worlds, commente Charles "Noi" Lapassat, l'un des fondateurs d'OTP et commentateur historique de League of Legends, mais avec G2 ou Fnatic (les deux plus grosses équipes européennes), on pourrait faire le double." Car onze mois après son lancement, OTP a pris l'habitude des records d'audiences. 

Les commentateurs d'OTP lors des demi-finales des championnats du monde de League of Legends, le dimanche 31 octobre à Paris.  (Hugo Monier - Franceinfo: sport)

Petits locaux, grandes ambitions

Derrière la caméra, la simplicité du cadre peut trancher avec la qualité visuelle de la production. Les studios sont installés au rez-de-chaussée d'une pépinière d'entreprises du XXe arrondissement de Paris, à moins de cent mètres du cimetière du Père Lachaise. Un petit plateau divisé en deux derrière un grand rideau noir, avec d'un côté les commentateurs et de l'autre deux canapés pour le "desk d'analyse", d'où les rencontres sont débriefées. 

Dans une pièce adjacente, la régie où, dimanche, trois personnes s'assuraient du bon déroulement du show devant une myriade d'écrans. "Pour les Worlds, toute la production est gérée sur place, en Islande. On récupère juste le flux, le travail est surtout en amont pour préparer les éléments graphiques qu'on va diffuser en plus", explique Jean-Philippe "Karnage" Coto, producteur artistique d'OTP. 

La voix dans l'oreillette des commentateurs, c'est lui. Pour leur donner le timing de prise d'antenne et pour leur relayer les infos transmises par l'organisation, comme lorsque le début du 4e match est interrompu pour régler un problème d'éclairage. Parfois aussi pour les tacler, sourire aux lèvres. "Ferme-la et lance Bubu !" adresse-t-il à Jean "Trayton" Medzadourian, un peu trop long à transmettre l'antenne à Laure Valée, l'animatrice du débriefing de chaque rencontre. 

La régie d'OTP lors des demi-finales des championnats du monde de League of Legends, dimanche 31 octobre.  (Hugo Monier - franceinfo: sport)

Pour ces demi-finales, ils sont six commentateurs à se relayer sur les cinq rencontres de l'après-midi. Pas de priorité ou de tirage au sort, les matchs sont répartis à la volée quelques minutes avant la prise d'antenne, à 12h30. Ceux qui ne commentent pas patientent sur les deux canapés d'une petite pièce voisine, le match devant les yeux.

La première "game" terminée, place au débrief puis à une courte pause de quelques minutes avant d'enchaîner. Ce sera le rythme jusqu'à 18 heures et le dernier match. "Ma vie pue la merde", lâche Trayton, un poil excessif mais surtout dépité de devoir abandonner son kebab tout juste livré pour aller commenter la deuxième rencontre. "J'ai pris 4 kilos depuis le début des Worlds, s'amuse Noi. Après, ce sera sport, salade, sport, salade mais là c'est impossible, pas le temps."

Les Worlds, point d'orgue de l'année de LoL

Car à League of Legends, les championnats du monde constituent le sommet de la saison. Pour les commentateurs aussi. "Tout le monde veut être plus sérieux, mieux préparé, en faire plus, poursuit Noi. On veut que le show soit vraiment bien, c'est la vitrine." Avec parfois jusqu'à neuf rencontres sur une même journée lors de la phase de groupes. "Au début des Worlds (le 5 octobre cette année), je dis à ma copine et ma famille : 'On se retrouve en novembre !', explique le jeune trentenaire. Pendant les Worlds, je me lève à 10 heures, je viens bosser vers 11h30 jusqu'à 23 heures, je rentre préparer l'émission du lendemain jusqu'à minuit-1 heure, je me couche vers 2-3 heure du matin et ainsi de suite."

Laure Valée (de dos) et Kevin "Tweekz" Remy (de profil) suivent la demi-finale des Worlds de League of Legends dans les locaux d'OTP, dimanche 31 octobre.  (Hugo Monier - Franceinfo: sport)

En plateau, le style OTP est facilement identifiable. Entre les envolées lyriques et les analyses dans le feu de l'action, classiques du commentaire de sport, viennent se glisser blagues et digressions. "Mais BDD est atteint de narcolepsie !" lance Kevin "Tweekz" Remy après une action ratée du midlaner coréen de Gen G.

Dans le monde plus policé de la télévision, une erreur, une bafouille d'un commentateur, va être glissée sous le tapis. Ici, c'est l'occasion d'un tacle, d'un "Bah frérot ?" moqueur mais jamais méchant. "C'est naturel parce qu'on est une bande de copains qui s'entendent très bien, explique Charles "Noi" Lapassat. Ça reste bon enfant, donc on privilégie ce ton là sans avoir besoin de le forcer, on ne se sentirait pas bien d'avoir un ton trop froid, trop sérieux. Et on ne prendrait pas le même plaisir à faire notre travail.

Cet humour est marqué par la culture internet et les memes, ces phrases ou images drôles répétées et partagées massivement. "Il faut connaître les codes d'internet, du jeu vidéo et de l'esport, explique Noi. Et peut-être que nous, on a des codes parmi les codes, mais ce n'est jamais de l'humour bac+7, il ne faut pas un doctorat pour comprendre." Et les vannes peuvent parfois aller très loin. 

Par exemple, une simple blague où le commentateur Alexis "Marex" Girat fait semblant de mixer sur des platines entre deux rencontres. DJ Rexma est né et les viewers (nom donné aux spectateurs d'une chaîne Twitch) jouent le jeu. Début octobre, il s'est retrouvé à animer, pour de faux, la cérémonie d'ouverture de la finale du championnat de France (la LFL), avec plus de 100 000 spectateurs sur le stream. 

"Je m'étais moqué d'un DJ à une cérémonie d'ouverture sur Twitter et quelqu'un m'avait répondu 'DJ Rexma est meilleur', l'idée est venue de là", explique Karnage, qui y voit aussi l'occasion de "troller" gentiment la profession. "Ça me faisait marrer de dire : 'Vous voyez votre belle cérémonie super préparée, eh bien nous avec un faux DJ qui mixe sur des ordis éteints, on va mettre une ambiance de fou'." 

Le moment, pourtant risqué, a été un succès et la salle du Forum Grimaldi de Monaco, remplie par plusieurs centaines de personnes, a explosé à l'apparition de DJ Rexma. "On connaît notre audience et leurs délires, explique Noi. On veut faire des trucs débiles mais surproduits." Car la blague ne doit jamais se faire au détriment de la qualité. "On se permet de faire les cons tant que la production est clean", abonde Karnage. Ne pas se prendre au sérieux, mais faire les choses sérieusement en somme. 

Très liés à leur communauté

Ce lien avec leur communauté c'est d'abord le chat, élément central de chaque direct sur Twitch où les spectateurs peuvent réagir en temps réel. "On a une proximité que la TV ne permet pas d'avoir", explique Karnage, désormais habitué aux nombreux "Fuck Karnage" qui pullulent dans le chat à chaque problème technique. Sur Twitter ensuite, où le ton est aussi détendu qu'à l'antenne. "Il ne faut pas que le spectateur ait l'impression de parler à une entreprise, mais à une personne", explique Camille "Yume" Laisné, responsable de la communication. 

Pour OTP, les Worlds sont la conclusion d'une première année de rêve. "Nos chiffres depuis janvier, je n'ai jamais vu ça sur Twitch", explique Karnage. L'opération avait pourtant des allures de mission commando. En novembre 2020, Fabien "Chips" Culié et Noi, duo historique de commentateurs League of Legends, quittent la chaîne O'Gaming, qu'ils ont co-fondé en 2011, en raison de divergences de vision sur la direction de l'entreprise. Avec dix autres associés, la plupart anciens d'O'Gaming, ils lancent One Trick Production. "Il a fallu créer la boîte dans des délais records", explique Noi. 

Hadrien "Duke" Forestier (à gauche), Charles "Noi" Lapassat et Fabien "Chips" Culié (debout à droite) commentent les demi-finales des Worlds de League of Legends, dimanche 31 octobre.  (Hugo Monier - Franceinfo: sport)

Seulement quelques mois pour être prêt en janvier, date de la reprise des compétitions. "Le jour même de l'émission de lancement (19 janvier), on était encore en train de brancher les câbles", raconte Noi. Et le succès est tout de suite au rendez-vous. "Je ne pensais pas qu'on arriverait à gagner autant d'audience, je pensais qu'on aurait une sorte de stagnation et besoin de temps pour faire vraiment démarrer la chose, explique-t-il. Mais ça a démarré très vite, très fort. Après, on se disait qu'il fallait surfer sur la vague parce que ça n'allait pas durer. Et en fait, ça a duré." Onze mois plus tard, la chaîne cumule plus de 73 millions de vues sur Twitch. 

"Il y a eu un alignement des planètes"

Charles "Noi" Lapassat à propos du succès d'OTP

à franceinfo: sport

Comment expliquer ce succès ? Trois facteurs reviennent. L'effervescence d'un nouveau projet porté par un duo historique du League of Legends français, une scène en constante progression et aujourd'hui bien établie. Le Covid, qui a fait exploser les audiences de Twitch au fil des confinements et couvre-feux. Et l'effet Karmine Corp. L'équipe montée par le streamer Kamel "Kameto" Kebir a été un raz-de-marée dans le milieu de l'esport, avec un titre en LFL et deux titres européens (les EU Masters, le 2e échelon européen de League of Legends derrière le LEC). 

Le streamer a le droit de diffuser les rencontres du championnat de France sur sa propre chaîne, attirant un nouveau public vers League of Legends. "Kameto a amené beaucoup de nouveaux viewers qui ne connaissaient pas le jeu, et une partie d'entre eux a ensuite basculé sur OTP pour continuer à suivre, aller plus loin" explique Karnage. Les exploits européens de la "KCorp", eux diffusés uniquement sur OTP, ont permis à la chaîne de réaliser ses records d'audience. Le 2 mai 2021, plus de 293 000 personnes assistaient au premier sacre de la jeune formation aux EU Masters. Un pic d'audience record pour un match de League of Legends en France. 

Et qui montre le chemin parcouru depuis les débuts de "Chips et Noi", au tout début des années 2010.  la base, c'était un loisir entre potes, se souvient Noi. C'est une blague qui est allée trop loin avec Chips. Un jour, on a écouté des replays de Starcraft commentés en coréen, on a trouvé ça super drôle et on a commencé à faire pareil. On était 15 dans ma chambre d'étudiant, ça sentait gentiment la bière et la sueur." Depuis, les deux commentateurs ont connu le Zénith de Paris et Bercy, la dernière fois en 2019 pour la finale des championnats du monde en France. 

"C'est un métier qu'on a beaucoup appris sur le tas, on s'est professionnalisés par nous-mêmes et en travaillant avec Riot (l'éditeur de League of Legends et organisateur des compétitions professionnelles)", explique Noi. Un métier passion certes, mais exigeant. Tout au long de la saison, le rythme est soutenu et le volume total de travail difficile à quantifier. "Tracer une ligne est compliqué, est-ce que je travaille quand je regarde une game de LCK (la ligue coréenne) chez moi, ou quand je lis l'interview d'un joueur ? La déconnexion est difficile. J'ai déjà vu Chips en festival de techno, sur son téléphone, en train de regarder un match de LFL", raconte Noi. 

"Se bouger pour se différencier"

Au niveau économique, l'activité de l'entreprise se divise en deux branches. "Il y a une partie média, autour de la chaîne OTP qui va comprendre les revenus de sponsoring, de l'audience qu'on vend à des annonceurs via des affichages ou autres, de la publicité et des abonnements sur Twitch (les spectateurs peuvent s'abonner à une chaîne pour la soutenir financièrement)", indique Noi.

L'autre, c'est la partie boîte de production, où OTP vend son savoir-faire pour produire des contenus extérieurs. "Par exemple, EA Sports va nous dire 'J'ai besoin de faire ma compétition FIFA clé en main', nous on va s'occuper du plateau, de la régie, de trouver les commentateurs mais notre nom n'apparaît nulle part sur la diffusion.

Après bientôt une année d'existence, quels objectifs désormais pour OTP ? "On veut stabiliser ce qu'on a lancé cette année, puis pouvoir proposer de plus en plus de contenus, d'émissions, de compétitions, avec par exemple les LCS (le championnat nord-américain) qu'on aimerait bien commenter", explique Noi. 

Chercher aussi constamment à se renouveler, proposer de nouvelles manières de raconter League of Legends. "On le vit comme un devoir de try hard (faire le maximum) pour les viewers, souligne Karnage. On doit se bouger pour se différencier des autres." "Il y a encore beaucoup de gens à aller chercher", conclut Noi. Alors que la saison se terminera samedi 6 novembre, après la finale des Worlds entre Damwon KIA et Edward Gaming, la suite est déjà dans toutes les têtes. 

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