: Reportage CAN 2024 : Abidjan, une ville basculée en mode foot
"Akwaba", c’est le premier mot que les visiteurs entendent en arrivant à Abidjan. Il veut dire "bienvenue", ou plutôt "bonne arrivée" comme on dit ici. Et il dit tout de l’envie des Ivoiriens de recevoir au mieux pour cette édition de la Coupe d'Afrique des Nations, cette "CAN de l'hospitalité" qui attendait 1,5 million de visiteurs. Cet "akwaba" est gavé de sincérité, personne ne peut en douter et il ne date pas du début de la CAN. Dalanda est avocate et elle défend cette idée : "Je suis franco-guinéenne et j’habite Abidjan depuis cinq ans. J’ai toujours connu cette hospitalité. Les Ivoiriens sont généreux. Ici, vous ne pouvez que vous sentir chez vous."
Ce sens de l’hospitalité est sans doute naturel, mais il peut aussi sans doute s’expliquer par les flux migratoires : la Côte d’Ivoire est le pays ou on immigre le plus en Afrique de l'Ouest et au moins 22% de la population est d’origine étrangère. Contrairement à certaines idées véhiculées par les droites extrêmes européennes, il y a beaucoup plus d’Africains qui migrent d'un pays à l'autre de leur continent que vers l’Europe. En Côte d’Ivoire, depuis les années 1960 et le "miracle" économique ivoirien, la majorité des immigrés arrive du Burkina Faso, du Mali et de Guinée. Pendant la Coupe d’Afrique, cela a pu donner lieu à quelques empoignades : le quart de finale entre la Côte d’Ivoire et le Mali, par exemple, s’est joué à Bouaké, la deuxième ville du pays qui se trouve également être le principal point de chute des Maliens en Côte d’Ivoire. Le succès des Éléphants a d’ailleurs parfois été vécu par certains comme une victoire "à l’extérieur", même si le stade, lui, était entièrement acquis à la cause des Orange.
Près de 1,5 milliard de dollars investis en infrastructures
Mais si le peuple ivoirien est charmant et accueillant, un domaine échappe quand même à sa bienveillance : les routes. Elles restent souvent mal entretenues et sillonnées par les "France, au revoir", ces voitures, bus ou camions arrivés en bout de course qui vivent ici leur dernière vie. Mais la lutte contre "l'incivisme sur les routes" gagne du terrain et selon le ministère des Transports, le nombre de morts sur les routes est passé de 1 614 en 2021 à 1 051 l'an dernier. Un décret de 2018 interdit désormais les importations de véhicules de plus de 5 ans. Depuis le mois de mars 2023, le permis à points a été instauré et sur les axes les plus dangereux, notamment à Abidjan, des caméras et des radars permettent – en théorie – de verbaliser directement : le conducteur en faute reçoit un SMS et peut payer en ligne. Le message du ministère des Transports pour sensibiliser à la vidéo-verbalisation est de circonstance : "Si tu roules vite, la VAR va te rattraper".
Embouteillages dûs à la CAN ou pas, il faut une certaine organisation pour circuler à "Babi" et dans le reste du pays : les trajets sont longs et on ne les calcule pas en kilomètres, mais en heures. Si la route est bonne, le trajet sera court. Si la route est plus "compliquée", peu importe qu’elle ne fasse qu’une centaine de kilomètres, vous pourrez mettre des heures pour atteindre votre but. Comme pour chaque grande compétition internationale, certaines voix se sont parfois élevées en Côte d’Ivoire, pour contester l’utilité de tel stade ou le prix de tel autre, alors que près de 1,5 milliard de dollars ont été investis au total dans les projets d'infrastructures. Mais jamais pour regretter que la CAN ait obligé à construire ou à rénover des routes.
Grâce à la Coupe d’Afrique, par exemple, la "côtière", route de 350 km qui relie Abidjan au grand port de San Pedro a été entièrement refaite, divisant par deux le temps de trajet entre les deux villes. Entre Yamoussoukro, la capitale administrative, et Bouaké, la deuxième ville du pays, l'autoroute a été prolongée et elle est désormais éclairée. Une longue langue d’asphalte digne des plus belles autoroutes. Et à Abidjan, où les embouteillages sont proverbiaux, un quatrième pont a été construit et le chantier du périphérique "Y4" qui contourne le centre-ville a été en partie livré avant le début de la compétition. La tendance est donc assez clairement à l’amélioration : le réseau routier ivoirien est toujours 30% moins important que le français, mais sa qualité augmente. On pourrait dire que les Ivoiriens ont un rapport viscéral à leurs routes et qu’une nouvelle voie, c’est un peu une nouvelle artère qui irrigue le pays.
Du "grailla" pour tout le monde
Pour bien appréhender Abidjan, il faut donc savoir que la ville touche au cœur, au corps et aussi au ventre. Parce que la nourriture, le "dabali" ou le "grailla", la nourriture en nouchi, l’argot local, est une problématique centrale. Un vrai sujet, une discipline obligatoire si l’on veut obtenir son diplôme d’ivoirité. Ici, on peut manger partout, pour tous les prix et à n’importe quelle heure : à cause de la chaleur, les gens vivent jusque très tard et de nombreux restaurants sont carrément ouverts toute la nuit, notamment à Marcory, le quartier libanais de la ville.
Les plats traditionnels et familiaux comme le "garba" (thon frit, attiéké – semoule de manioc – et piment) constituent la base des repas ivoiriens, pour des prix relativement modestes. Quelle que soit la classe sociale, tout le monde en mange. Les moins fortunés, eux, peuvent se risquer sur les marchés de Treichville ou Yopougon pour manger une brochette à 50 centimes, mais ils devront avoir l’estomac (beaucoup) plus solide que la moyenne. Comme partout dans le monde, les riches ne se nourrissent pas comme les pauvres. Mais ici, les différences sont encore plus marquantes, sans doute parce que les écarts de salaires sont beaucoup plus grands, les plus importants d’Afrique de l’Ouest, en fait. À Abidjan, un habitant d’Abobo ne pourra jamais manger dans un restaurant de Cocody, le quartier le plus chic de la ville, et encore moins faire le déplacement à Grand-Bassam pour s’offrir une dorade grillée dans un restaurant du bord de mer.
En revanche, il pourra parler nourriture, ce qui à Abidjan est sans doute le deuxième sport national derrière le football. C’est Rachida, cuisinière dans un restaurant du quartier résidentiel de Biétry, qui le dit : "On parle beaucoup de ce qu’on va manger, de l’endroit où on va le manger et avec qui on va le manger. C’est important. Cela fait partie de notre énergie." Et à Abidjan, de l’énergie, il y en a en toutes choses. "Babi" pourrait emporter même les plus réticents. Ses habitants lui donnent une puissance incroyable et à ses visiteurs, le sentiment que la ville ne s’arrête jamais, de courir, de parler, qu’elle vit tout à tombeau ouvert. Comme si chaque minute pouvait être la dernière.
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