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Comment l'Angleterre a empêché les pionnières du foot féminin de conquérir le monde

Il était une fois la meilleure équipe féminine de tous les temps qui a été tuée au bout de quelques années par l'appât du gain, le patriarcat et la peur du communisme. Voici l'histoire des Dick, Kerr Ladies.

Article rédigé par Pierre Godon
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 13min
Les joueuses des Preston Ladies lors d'un match face à l'équipe de France, dans la grande banlieue de Londres, en mai 1925. (HULTON ARCHIVE / GETTY IMAGES)

"Le football peut tout à fait être un sport pour les filles dures, mais ne convient définitivement pas aux garçons délicats", écrivait* Oscar Wilde. Faute d'avoir appliqué ce précepte à la lettre, l'Angleterre a tué dans l'œuf, il y a 100 ans, le football féminin qui avait pourtant pris un départ sur les chapeaux de roues. Une erreur historique qui a duré un demi-siècle et qui pénalise encore les joueuses d'aujourd'hui. Pensez-y quand vous verrez les Anglaises disputer la demi-finale de la Coupe du monde féminine, mardi 2 juillet : elles seront opposées aux Etats-Unis, le grand favori de l'épreuve, qui a pourtant une histoire moins ancienne dans la pratique de ce sport.

Grace, Florrie, Lily et les autres

Tout a commencé par un défi, en pleine Première Guerre mondiale. "Vous appelez ça une équipe de foot ?" Le cri résonne dans la cour de l'usine de munitions Dick, Kerr & Co, à Preston, ville industrielle du nord de l'Angleterre. Grace Sibbert n'a pas pu s'en empêcher, en regardant ses collègues masculins improviser une partie de football lors d'une pause, un beau jour d'octobre 1917. "On pourrait faire tellement mieux que vous !"

Réquisitionnées sur la chaîne pour pallier les départs des hommes sur le front, les "Munitionettes" ont pris de l'assurance. Et elles aussi taquinent le cuir à leurs moments perdus. L'orgueil blessé, les hommes relèvent le défi de jouer contre elles. Pas impressionnée pour deux sous, Grace lance à la cantonade : "Allez les filles, on y va, on va se balader." On ignore le résultat de la rencontre. Mais ce qui est sûr, c'est que la direction de l'usine donne son feu vert à la constitution d'une équipe féminine régulière… et uniquement féminine. Signe que les choses n'ont pas dû trop mal se passer pour celles qui allaient devenir les Dick, Kerr Ladies.

Pour la première rencontre, le dessinateur industriel Alfred Frankland – reconverti manager – loue le stade voisin de Deepdale pour la coquette somme de 20 livres, 5 000 euros d'aujourd'hui. Sevrées de foot depuis l'arrêt du championnat masculin en 1915 à cause de la guerre, plus de 10 000 personnes se massent dans les tribunes le soir de Noël pour assister à l'écrasante victoire 4-0 des "Munitionettes" sur l'équipe féminine d'une usine voisine. Bénéfice pour les blessés de guerre soignés à l'hôpital voisin : 600 livres de l'époque, plus de 50 000 euros d'aujourd'hui.

Raconter cette équipe, c'est décrire la difficile condition de footballeuse à l'époque. Côté pile, Florrie Redford, redoutable avant-centre, qui fera des saisons à 170 buts (prends ça Kylian Mbappé !). Ou la flamboyante Lily Parr, ailière à la frappe de plomb, qui cassa un beau jour d'une mine surpuissante le poignet d'un gardien adverse, un homme qui l'avait imprudemment chambrée. C'est la personnalité saillante de l'équipe, une fumeuse invétérée qui écrasait ses mégots sur le mobilier de sa proprio, une lesbienne assumée qui n'avait cure du qu'en-dira-t-on, une débrouillarde qui arrondissait ses fins de mois en chipant le ballon du match pour mieux le revendre. Une marrante aussi. Un jour, elle pénètre dans le vestiaire où ses coéquipières se bandent chevilles, cuisses et poignets, et lâche : "Je ne sais pas si c'est bien le vestiaire des Dick, Kerr Ladies… On dirait plutôt un pèlerinage à Lourdes !"

Lily Parr s'entraîne au javelot lors d'un entraînement avec les Preston Ladies, le nom que prendront les Dick, Kerr Ladies, le 15 septembre 1938. (B. MARSHALL / HULTON ARCHIVE / GETTY IMAGES)

Côté face, toutes leurs histoires ne sont pas si roses, relate l'historienne du club Gail Newsham, dans son remarquable livre-enquête In a League of Their Own!. Prenez Molly Walker, traitée en paria par la famille de son petit ami parce qu'elle avait l'outrecuidance de porter un short et de montrer ses jambes. Ou encore Alice Woods, qui avait confié à son frère avoir embrassé la carrière de joueuse de foot à condition qu'il n'en dise mot à ses parents. "Maman n'a pas besoin de le savoir."

L'équipe non officielle d'Angleterre

Quelques années à peine après la création de l'équipe a lieu le premier match international, face à la France, en 1920. Sur l'affiche placardée dans les rues de Preston, on annonce un match entre l'Angleterre et la France.

Si les Bleues sont véritablement une sélection nationale, les Anglaises ne viennent que d'un seul club, les Dick, Kerr Ladies. Elles ne porteront même pas le maillot blanc immaculé de l'équipe nationale, mais leurs couleurs habituelles, des rayures noires et blanches. Ce qui frappe à l'arrivée des Françaises, c'est la différence de gabarit. Contrairement aux Dick, Kerr Ladies, seules deux Tricolores sont issues de la classe ouvrière. Le reste, des secrétaires, des sténodactylos, une vétérinaire… "Elles marchaient comme des mannequins", décrit Barbara Jacobs, autrice d'un livre consacré à l'équipe, The Dick, Kerr's Ladies. La manager des Bleues, Alice Milliat, préfère les comparer à des "déesses grecques", mais l'idée générale y est.

"Dites-moi, ces filles du Lancashire, elles sont grandes, costaudes et puissantes, n'est-ce pas ?" s'était déjà inquiétée la Tricolore Madeleine Bracquemond devant la presse au moment d'arriver en gare de Preston. Effectivement. "On aurait pu les tuer, au moins à moitié", murmure Alfred Franckland dans les tribunes à l'issue de la victoire 5-2 de ses troupes. Deux autres matchs suivront, dont un succès français 2-1 à Stamford Bridge, le stade londonien de Chelsea, localisation choisie par la firme Pathé pour immortaliser le match sur pellicule.

Car les Dick, Kerr Ladies, qui font le tour du pays pour affronter toutes les équipes qu'on met sur leur route, sont devenues des stars. En témoigne ce match face à leurs principales rivales, l'équipe de St Helens, dans le stade de Goodison Park, à Liverpool, plein à craquer. Quelque 53 000 personnes dans les gradins, 14 000 devant les grilles, faute de place.

Si le stade avait été plus grand, ces 67 000 personnes constitueraient toujours le record d'affluence pour un match de foot féminin.

Gail Newsham

à franceinfo

Ce soir-là, la police doit ouvrir le passage pour laisser les joueuses accéder aux vestiaires. La chanteuse Ella Retford pousse la chansonnette au coup d'envoi avec son tube Hello There, Little Tommy Atkins. A l'issue du match, les spectateurs leur lancent des fleurs et les chasseurs d'autographes font le siège des vestiaires. Une autre fois, c'est Georges Carpentier, le boxeur français considéré comme le meilleur du monde après-guerre, qui donnera le coup d'envoi. Le ministre de la Guerre Winston Churchill prêtera même des projecteurs militaires pour rendre possible le tout premier match de football de l'histoire joué en nocturne, tous sexes confondus. Autant d'évènements qui renforcent l'incroyable popularité de l'équipe.

La star du music-hall George Robey donne le coup d'envoi du match caricatif entre les Preston Ladies et l'équipe de France, dans la grande banlieue de Londres, en mai 1925. (TOPICAL PRESS AGENCY / HULTON ARCHIVE / GETTY IMAGES)

Mais à l'époque, cette gloire ne s'accompagne pas d'une reconnaissance sonnante et trébuchante. Un défraiement pour les nombreux jours de congés pris, 10 shillings par jour, un extra pour jouer le match, des primes en paquets de Woodbine (les cigarettes populaires de l'époque) pour Lily Parr, dont la consommation ne l'empêchera pas de jouer trois décennies pour l'équipe. Mais rien de plus. "Aucune d'entre elles n'est morte riche, souligne Gail Newsham, qui s'est battue toute sa vie pour qu'on les reconnaisse à leur juste valeur. Lily Parr n'était même pas propriétaire de sa maison à sa mort. Ce qu'elles y ont gagné, c'est de découvrir le monde, de vivre des expériences extraordinaires pour l'époque. Rien de plus."

Pour quelques livres sterling de plus

Nous sommes en 1921, les Dick, Kerr Ladies sont au faîte de leur gloire. Cette année-là, leur bilan est incroyable : 59 matchs, 58 victoires, un match nul (concédé à Paris), 393 buts marqués, 16 encaissés, 46 000 livres récoltées pour les bonnes œuvres. C'est le moment que choisit la FA, la fédération anglaise de football, pour interdire purement et simplement le foot féminin. Version officielle : la pratique du football est mauvaise pour la santé des femmes. "Ça paraît improbable vu du XXIe siècle, mais à l'époque, beaucoup de gens dans l'opinion publique le pensaient", souligne Tim Tate, auteur du livre Girls with balls*. Les Dick, Kerr Ladies auront beau affirmer que la seule blessure d'une de leurs joueuses en quatre ans a été causée par la morsure d'un chien, rien n'y fera.

Du pipeau, balaie l'historienne Jean Williams, professeure à l'université de Wolverhampton et autrice du livre A Beautiful Game, International Perspectives on Women's Football* :

Cette décision a été prise avant tout pour des raisons économiques.

Jean Williams, historienne

à franceinfo

"En 1921, la FA venait d'instaurer le découplement de la deuxième division, ce qui doublait le nombre de clubs professionnels. Ces derniers ont exercé un lobbying très fort pour accaparer tous les revenus du football, donc supprimer la concurrence du foot féminin." Ajoutez-y un fond de lutte des classes, car ce sont des hommes bourgeois qui régentent la vie d'ouvrières, et le tableau commence à prendre forme. Imaginez qu'à l'époque, les autorités considéraient très sérieusement le risque que le club de Liverpool bascule dans le bolchevisme* et instaure un soviet à sa tête…

Pour couronner le tout, la comptabilité de ces équipes qui visaient surtout à lever des fonds pour les bonnes œuvres laissait à désirer. Ainsi, pour l'année 1918, on sait que l'équipe a rassemblé 800 livres pour les œuvres caritatives en quatre matchs. Les deux premiers ont rassemblé presque toute la somme ; comment comprendre que les deux autres rencontres, disputées à chaque fois devant 7 000 personnes, n'aient généré que 4 livres, 10 shillings et 5 pence ? Bizarre, bizarre…

Et on ne peut pas passer sous silence le contexte du retour à la vie active des soldats du front, qui tombent de haut quand ils découvrent que la société peut tourner sans eux. "Ce mouvement d'exclure les femmes du football coïncide avec la tendance de les renvoyer à la maison, de les chasser du marché du travail, au sortir de la guerre", confirme Tim Tate.

La gardienne française s'empare de la balle lors du match face aux Preston Ladies, à Herne Hill, dans la grande banlieue de Londres, en mai 1925. (TOPICAL PRESS AGENCY / HULTON ARCHIVE / GETTY IMAGES)

Résultat : les joueuses doivent se débrouiller avec les moyens du bord. Parfois, en Ecosse, loin du pouvoir central londonien, on leur prête un terrain homologué. Bien souvent, elles se retrouvent sur des pelouses de rugby. Les affluences ne sont plus tout à fait les mêmes. Et la tentative de constituer une Ligue féminine tourne court, emportée par les divisions politiques. "Pour les Dick, Kerr Ladies, le modèle des tournées était beaucoup plus rentable que l'instauration d'un championnat régulier", souligne Jean Williams.

Quelques mois après l'oukaze de la FA, les filles de Preston disputent une tournée en Amérique du Nord… où elles ne se verront opposer que des hommes, jurisprudence anglaise oblige. Et Lily Parr et consorts feront mieux que se défendre, en terminant sur un bilan équilibré de 3 victoires, 3 nuls et 3 défaites. "On était les champions en titre, et on a eu toutes les peines du monde à les battre", se souvient le gardien Pete Renzulli, de l'équipe de Paterson, New Jersey, cité par FourFourTwo*.

Le modèle s'éteindra à petit feu, et les Dick, Kerr Ladies disparaîtront dans l'indifférence générale dans les années 1960, après avoir levé l'équivalent de 15 millions d'euros pour la bonne cause dans toute leur histoire. Quelques années plus tôt, l'historien officiel de la FA, Geoffrey Green, écrira dans History of the Football Association, son ouvrage sur la fédération, que cette dernière a su mater les trois périls qui menaçaient ce sport : les paris sportifs, les sponsors et les femmes.

Cette interdiction fera école en Allemagne, qui interdira le foot féminin entre 1955 et 1970, et au Brésil, qui bannira les femmes des terrains entre 1941 et 1979. Pour l'Angleterre, il faudra attendre que la Fifa fasse pression en 1970 pour que la FA lève son interdiction : la fédération internationale voulait éviter que le football féminin ne tombe sous la coupe de Martini*. Le célèbre fabricant d'apéritifs allait organiser l'année suivante sa propre Coupe du monde féminine. Cinquante ans plus tard, les Lionnes anglaises disputent leurs rencontres à domicile devant 7 000 à 8 000 personnes.

* lien en anglais

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