Grand format

GRAND FORMAT. "Qui va gagner : les blondes ou les brunes ?" Entre machisme et débrouille, la drôle de Coupe du monde féminine 1971

Pierre Godon le jeudi 6 juin 2019

Au centre, en maillot vert, la mascotte de la Coupe du monde féminine non-officielle 1971 au Mexique, Xochitl. (PIERRE-ALBERT JOSSERAND / FRANCEINFO)

"Les hommes ont deux passions. Les femmes et le football". Et quand la marque d'apĂ©ritifs Martini & Rossi rĂ©unit les deux dans une Coupe du monde non-officielle, au Mexique, Ă  l'Ă©tĂ© 1971, ses promoteurs ne font pas dans la finesse. "Vous aurez du foot et de la cuisse"fanfaronne le prĂ©sident du comitĂ© d'organisation, Jaime de Hargo, qui ne recule devant rien pour remplir les 100 000 places du Stade Aztèque de Mexico. Les six Ă©quipes invitĂ©es ont la lourde tâche de passer un an après PelĂ© et Bobby Charlton, hĂ©ros du mĂ©morable Mondial 1970 disputĂ© dans le pays. Et les gamines de France, d'Angleterre, d'Argentine, d'Italie, du Danemark et du Mexique vont soutenir la comparaison. RĂ©cit d'une compĂ©tition oubliĂ©e, qui n'avait pas grand-chose Ă  envier au Mondial en France qui s'achève dimanche 7 juillet.

Le saut dans l'inconnu

La Coupe du monde mexicaine se déroulait du 15 août au 5 septembre 1971. (PIERRE-ALBERT JOSSERAND / FRANCEINFO)

Selon la lĂ©gende, le sĂ©lectionneur des Bleues, Pierre Geoffroy, a attendu que ses ouailles soient rentrĂ©es dans le bus, après un succès 4-0 face aux Pays-Bas Ă  Hazebrouck (Nord) pour leur annoncer qu'elles avaient dĂ©crochĂ© leur ticket pour la Coupe du monde. "Du coup, le voyage du retour a Ă©tĂ© très joyeux. On a bu un coup, et Ă  l'arrivĂ©e, on Ă©tait un peu pompettes", raconteColette Guyard. Si, aujourd'hui, le Mexique ne constitue qu'une destination de vacances parmi d'autres, Ă  l'Ă©poque, c'est une promesse d'exotisme et d'inconnu. "Beaucoup de joueuses n'Ă©taient jamais allĂ©es beaucoup plus loin que les Ardennes", sourit Maryse Lesieur, une des nombreuses joueuses d'un Stade de Reims qui formait l'ossature de la sĂ©lection.

Extrait de la convocation reçue par Nicole Mangas pour participer à la Coupe du monde 1971. (NICOLE MANGAS / PIERRE-ALBERT JOSSERAND / FRANCEINFO)

Pour les nombreuses joueuses mineures, la bĂ©nĂ©diction des parents - enfin, du père Ă  l'Ă©poque, la mère n'ayant pas voix au chapitre - n'est qu'une formalitĂ©. MĂŞme pour la plus jeune participante, l'Anglaise Leah Caleb, 13 ans Ă  peine, le paternel ne cille pas au moment de l'expĂ©dier un mois sous le soleil mexicain. A l'Ă©poque, le foot fĂ©minin sort d'un tunnel de cinquante ans d'interdiction et les joueuses sont recrutĂ©es dans les collèges ou les lycĂ©es. C'est une autre paire de manches quand il faut se frotter Ă  son employeur. "Je travaillais Ă  La Poste et je faisais beaucoup de remplacements, se souvient Michèle Monier, 25 ans Ă  l'Ă©poque. Alors forcĂ©ment, quand j'ai demandĂ© un mois, en aoĂ»t, on m'a refusĂ© mes congĂ©s. Ni une, ni deux, j'ai posĂ© ma dĂ©mission." 

Une dĂ©cision courageuse, mais pas suicidaire, Ă  l'Ă©poque du plein-emploi de la fin des Trente Glorieuses. Michèle Monier est rattrapĂ©e par le col par un responsable des PTT dĂ©sireux d'Ă©viter Ă  l'administration une mauvaise publicitĂ©. La jeune femme est rĂ©intĂ©grĂ©e, ses congĂ©s accordĂ©s. "On m'a dit : 'On va vous mettre dans un bureau, comme ça vous pourrez partir au Mexique'." Ce qu'on ne lui prĂ©cise pas en revanche, c'est que le règlement stipule que les congĂ©s n'excèdent pas vingt-et-un jours. La jeune femme finira son sĂ©jour sur ses propres deniers, et verra toutes ses demandes ultĂ©rieures refusĂ©es...

C'est le lot ordinaire d'un foot fĂ©minin qui se structure au petit trot en Europe depuis sa reprise en main par la Fifa Ă  la fin de la dĂ©cennie prĂ©cĂ©dente. Lena Schelke, qui venait de dĂ©crocher un poste de gardienne de prison, s'est vue opposer une fin de non-recevoir par sa direction quand elle a demandĂ© son mois d'aoĂ»t. "Et pourtant, je venais de lire dans la presse que le cycliste Peder Pedersen, qui Ă©tait policier, s'Ă©tait vu offrir un mois de congĂ©s tous frais payĂ©s." Vous avez dit deux poids, deux mesures ? 

Ce retard se mesure aussi dans la valise des joueuses. On n'est plus tout Ă  fait aux temps hĂ©roĂŻques oĂą les internationales devaient coudre elles-mĂŞmes l'Ă©cusson frappĂ© du coq sur leurs maillots bleus, mais pas très loin. L'entregent de Pierre Geoffroy a permis Ă  l'Ă©quipe d'obtenir maillots et shorts Ă  l'Ĺ“il, et mĂŞme une tenue de ville grâce Ă  une marque installĂ©e non loin de Reims. "On a reçu une magnifique saharienne bleu ciel, avec laquelle on a posĂ© pour la photo officielle devant l'Arc de Triomphe. On avait quand mĂŞme dĂ» acheter des chaussures qui allaient avec", se souvient Michèle Monier. A-t-elle servi au Mexique ? "Je n'ai pas souvenir de l'avoir enfilĂ©e souvent... Je me souviens qu'on Ă©tait mĂŞme venues Ă  l'ambassade de France en survĂŞtement."

Premier grand moment de ce pĂ©riple, le voyage en avion. "Je m'en souviens parfaitement. C'Ă©tait un Boeing 747 avec double pont, nous Ă©tions installĂ©es en haut", rĂ©cite la joueuse anglaise Leah Caleb. 

<em>J'ai même gardé le ticket du vol. Pour la gamine de 13 ans que j'étais, c'était une aventure incroyable.</em>

Leah Caleb

Pour les plus âgĂ©es aussi. "L'une des joueuses danoises de l'Ă©poque Ă©tait fière de me montrer la cuillère qu'elle avait gardĂ©e, comme une relique, avec le sigle de la compagnie aĂ©rienne", sourit Hans Krabbe, auteur d'un livre retraçant l'Ă©popĂ©e des Nordiques. "Ma seule expĂ©rience en avion se limitait Ă  un vol de 45 minutes jusqu'Ă  Copenhague, sourit Birte Kjems, gardienne de l'Ă©quipe danoise. J'ai pris Ă©normĂ©ment de photos, j'avais l'impression de consulter un Atlas comme Ă  l'Ă©cole. Et quand on nous a invitĂ©es Ă  nous rendre dans le cockpit voir les pilotes, j'Ă©tais horrifiĂ©e qu'ils ne regardent que leurs instruments et pas le ciel devant eux..." Pour Nicole Mangas, dĂ©fenseuse tricolore, il n'y a pas prescription pour les trĂ©molos dans la voix :"Rien que vous en parler, j'en ai la chair de poule, la gorge nouĂ©e..." Et cette grande Ă©motive Ă©touffe quelques sanglots.

Poteaux roses et sexisme ordinaire

Les photos souvenirs de l'Ă©quipe de France en goguette au Mexique pour la Coupe du monde 1971. (NOEMIE CARON D'APRES LES PHOTOS DE NICOLE MANGAS / FRANCEINFO)

La Fifa a eu beau reprendre la main sur le foot fĂ©minin, cette Coupe du monde n'a rien d'officiel. C'est Martini qui rĂ©gale, de A Ă  Z. Oubliez donc le trophĂ©e habituel, les joueuses se battent pour soulever un trophĂ©e oĂą est reprĂ©sentĂ©e une dĂ©esse ailĂ©e sans tĂŞte, ballon au pied, mais oĂą le logo des apĂ©ritifs s'affiche avec prĂ©Ă©minence. Elle sera bientĂ´t rebaptisĂ©e la "Coupe Rimmel" par des mĂ©dias locaux qui dĂ©couvrent avec leurs gros sabots le foot fĂ©minin. Bien aidĂ©s par le comitĂ© d'organisation, qui peint les poteaux des stades en rose, et promet un coiffeur dans les vestiaires pour que ces dames aient toujours l'air apprĂŞtĂ©es, mĂŞme après 45 minutes d'effort. "On n'en a jamais vu l'ombre", nient la quinzaine de joueuses interrogĂ©es pour cet article.

N'empĂŞche, aucune Ă©quipe n'est venue en touriste se dorer la pilule Ă  l'ombre des pyramides. Demandez aux Anglaises, dont l'entraĂ®nement quotidien est programmĂ© Ă  7h30 du matin. "ForcĂ©ment, le soir, c'Ă©tait couvre-feu Ă  l'hĂ´tel. Officiellement, on devait se lever Ă  6 heures, mais il arrivait qu'on s'accorde une heure de rab pour sauter dans le survĂŞt' Ă  la dernière minute", sourit Gill Sayell, 14 ans au moment de la compĂ©tition. Aucun risque d'ĂŞtre en retard, le bus des Ă©quipes est prĂ©cĂ©dĂ© d'une escouade de motards pour lui ouvrir la route dans un Mexico pas si embouteillĂ© que ça Ă  l'Ă©poque. Hors de question de se dĂ©filer et de mĂ©nager ses efforts. "Nos entraĂ®nements attiraient des milliers de personnes, alors que d'habitude on Ă©tait contentes quand plus de deux personnes venaient voir nos matchs disputĂ©s dans des parcs"

Chez les Danoises, c'est mĂŞme deux entraĂ®nements par jour. Et double ration de supporters. "ForcĂ©ment, des filles blondes aux longues jambes, ça rameute les foules", sourit Inge "Tulle" Pedersen. Des fans souvent fauchĂ©s, venus voir ce spectacle sans bourse dĂ©lier. "On se dĂ©brouillait pour leur donner des choses, des t-shirts, des Ă©quipements...", raconte l'attaquante Susanne Augustesen. Les sĂ©ances de dĂ©dicaces peuvent s'Ă©terniser plus longtemps que l'entraĂ®nement lui-mĂŞme. "J'ai dĂ» m'inventer en catastrophe une signature", sourit Birte Kj ems, qui l'a ensuite apposĂ©e des centaines, des milliers de fois. Les Françaises, elles, rusaient. "Ce n'est pas bien ce qu'on faisait, mais chacune d'entre nous faisait deux ou trois signatures sur les photos de groupe qu'on nous donnait Ă  dĂ©dicacer, histoire de pouvoir s'Ă©clipser plus vite...", reconnaĂ®t Ghislaine Royer-Souef, plus blasĂ©e que Michèle Monier. 

<em>On signait des autographes dès qu'on faisait un pas en dehors de notre hôtel. On était des princesses.</em>

Michèle Monier

Du cĂ´tĂ© des Argentines, les souvenirs sont plus mitigĂ©s. Sans doute parce que les maillots fournis par leur fĂ©dĂ©ration se rĂ©duisent comme peau de chagrin dès le premier lavage. Souci : les joueuses, qui se dĂ©brouillent sans staff, n'ont pas un rond et personne ne veut Ă©changer leurs pesos argentins, dont le cours est alors en chute libre. "Il a fallu que le comitĂ© organisateur nous achète des maillots et aussi des chaussures, car on n'avait que des tennis..." , raconte Betty Garcia, qui vendra, avec des Ă©quipières, des photos dĂ©dicacĂ©es pour mettre du beurre dans son guacamole. L'attaquante Marta Soler met Ă©galement la main Ă  la pâte. Celle qui a dĂ©jĂ  poussĂ© la chansonnette Ă  la tĂ©lĂ© argentine, mais refusĂ© le contrat d'une maison de disques pour taper dans le ballon, se produit le soir dans un restaurant de la capitale mexicaine. "Ma mère a failli me tuer !", se marre-t-elle cinq dĂ©cennies après. Au programme : tango, bolĂ©ro et pesos. "Il fallait bien faire rentrer un peu d'argent, on jouait gratuitement !"

L'histoire ne dit pas si des joueuses d'autres pays sont venues s'encanailler dans le bar oĂą chantait Marta Soler. La moyenne d'âge Ă©tant très jeune, les souvenirs des rescapĂ©es sentent plus la verveine que les nuits Ă©thyliques du Mexico-by-night. "On buvait bien une bière ou deux de temps en temps. Notre coach n'Ă©tait pas très strict tant qu'on Ă©tait rentrĂ©es pour 22 heures", confie Ann Stengaard. CĂ´tĂ© français, les versions divergent. Maryse Lesieur, future Ă©pouse du coach, joue les bonnes Ă©lèves. "Personne n'a fait le mur, on n'en aurait mĂŞme pas eu l'idĂ©e." MĂŞme question Ă  Nicole Mangas."Joker", oppose-t-elle. "Maryse ne sait pas tout." MĂŞme cinquante ans plus tard ? "Il y a prescription, mais il ne vaut mieux pas en dire plus." On tente notre chance auprès de Ghislaine Royer-Souef : "Ce que je peux vous dire, c'est qu'il y a eu un peu de tequila. Mais aucune fille n'est jamais rentrĂ©e saoĂ»le. Mais vous tombez mal, je n'aime pas l'alcool." On n'en saura pas plus. Ce qui se passe Ă  Mexico reste Ă  Mexico.

Les matchs, eux, se dĂ©roulent dans des stades pleins. Grâce Ă  une politique tarifaire agressive, grâce Ă  la couverture tĂ©lĂ©visuelle XXL pour l'Ă©poque et aussi grâce Ă  l'inventivitĂ© douteuse des organisateurs pour rincer l'Ĺ“il du public. Avant le coup d'envoi des rencontres importantes, des cĂ©lĂ©britĂ©s de l'Ă©poque s'affrontent en shorts ultra-courts et maillots moulants. Parmi elles, l'actrice Carmen Salinas, qui s'est vue confier une chronique intitulĂ©e "Football en dessous lĂ©gers" dans le quotidien Esto pendant la compĂ©tition. La couverture mĂ©diatique est Ă  l'avenant. Comme cette interrogation avant un match Danemark-Argentine, toujours dans Esto : "Qui va gagner : les blondes ou les brunes ?" Ou encore cette interview pour le moins dĂ©calĂ©e menĂ©e par une journaliste auprès d'une joueuse mexicaine : 

- Dis-moi, tu as un petit ami ?
- Non...
- OK, mais quand ça va arriver, et qu'il va falloir choisir entre lui et le foot, que vas-tu dĂ©cider ?
- Le football, quelle question !

Du machisme Ă  la sauce sud-amĂ©ricaine ? Pas sĂ»r, objecte Hans Krabbe, qui a exhumĂ© les rares articles dans la presse danoise de l'Ă©poque. "Les joueuses Ă©taient vraiment ramenĂ©es au rang d'objets sexuels. Dans les articles, on ne parlait que de leur apparence et de leurs jolies jambes."  Aucune joueuse ne s'est jamais plainte de cette couverture. Au contraire. Nombreuses sont celles qui ont conservĂ© ces journaux comme reliques d'une Ă©poque bĂ©nie. "Peut-ĂŞtre Ă©taient-elles trop jeunes, et pas assez confiantes en elles pour oser contester la couverture de la presse", illustrent les universitaires Keith et Claire Brewster, qui ont Ă©pluchĂ© la presse mexicaine de l'Ă©poque pour un article"Les journalistes, qui n'avaient pas l'habitude de couvrir le foot fĂ©minin, y ont plaquĂ© les clichĂ©s en vigueur dans la sociĂ©tĂ© de l'Ă©poque."

Et 1, et 2, et 3-0

Les coupures de presse de la finale de la Coupe du monde 1971, remportée 3-0 par le Danemark face au Mexique, le 5 septembre 1971 au Stade aztèque de Mexico. (BAPTISTE BOYER ET PIERRE-ALBERT JOSSERAND / FRANCEINFO)

Au-delĂ  du cĂ´tĂ© folklorique, la compĂ©tition est prise très au sĂ©rieux par les Ă©quipes participantes. Et plusieurs d'entre elles accusent Ă  mots Ă  peine voilĂ©s Martini, apĂ©ritif italien, rappelons-le, d'avoir tout fait pour obtenir une finale Mexique-Italie.

Acte d'accusation n°1 : l'affaire du bus. Les Danoises se rendaient Ă  Guadalajara, Ă  800 km au nord de Mexico, dans un bus antique qui cahotait sur les nids de poule - "il datait de la Seconde Guerre mondiale", se souvient Susanne Augustesen - quand le moteur rend l'âme au milieu du dĂ©sert. Les portables n'existent pas et un membre du staff se dĂ©voue pour marcher jusqu'au village le plus proche trouver un tĂ©lĂ©phone et appeler Ă  l'aide. Quelques heures après arrive en dĂ©pannage le bus des Italiennes. "Un modèle flambant neuf, avec la climatisation", s'Ă©trangle l'attaquante danoise.

Acte d'accusation n°2 : l'arbitrage, notamment celui d'un France-Italie. "Ce match me reste en travers de la gorge", fulmine encore Nicole Mangas. "Un but français, valable, est refusĂ© pour une raison inexplicable, et les Italiennes se voient accorder un penalty très gĂ©nĂ©reux. L'arbitre du match, qui Ă©tait anglais, est mĂŞme venu s'excuser dans l'avion du retour."

Acte d'accusation n°3 : le calendrier. Les Anglaises gardent le douloureux souvenir d'avoir dĂ» jouer deux matchs en moins de 24 heures. D'abord l'Argentine Ă  16 heures, oĂą deux joueuses ont terminĂ© la rencontre la jambe dans le plâtre, et... le Mexique - tiens, tiens - le lendemain Ă  midi, sous le cagnard local. "Nous n'avions plus que huit joueuses valides pour le troisième et dernier match, on a dĂ» 'emprunter' quelques autochtones pour parvenir Ă  ĂŞtre onze sur le terrain", grommelle Leah Caleb.

Les Danoises ayant survolĂ© Ă  la rĂ©gulière leur poule, c'est en demi-finale que s'affrontent l'Italie et le Mexique. LĂ  encore, on oublie la poĂ©sie et le football champagne, et on sort la boĂ®te Ă  gifles et les protège-tibias. "Un vĂ©ritable scandale, s'emporte Daniela Sogliani, gardienne transalpine. Les Mexicaines ont eu besoin de deux penalties cadeaux et de l'arbitre, qui a sifflĂ© la fin du match dès la 80e minute, pour se hisser en finale !" Un ou deux cartons rouges plus tard, la bagarre se poursuit dans le tunnel menant aux vestiaires. L'arbitre assistant repartira avec un Ĺ“il au beurre noir. "Il a fallu la police pour nous protĂ©ger Ă  la sortie du stade", raconte Daniela Sogliani.

Va pour une finale Mexique-Danemark. Histoire de mettre toutes les chances de leur cĂ´tĂ©, les supporters mexicains entament la guerre psychologique deux jours avant le jour J. 

<em>Toute la nuit, ils ont fait le tour de notre hôtel en klaxonnant et en hurlant 'Mexico, Mexico, rhhaa, rhhaaa !'</em><em>&nbsp;Nous n'avons pas fermé l'œil de la nuit.</em>

Birte Kjems

Le camp danois lance en urgence le plan Orsec. Il mobilise l'ambassade afin de dĂ©goter une demi-douzaine de familles danoises pour hĂ©berger les joueuses. ExfiltrĂ©es discrètement de leur hĂ´tel, Susanne Augustesen et consorts peuvent enfin dormir sur leurs deux oreilles. "On Ă©tait entre de bonnes mains", se souvient Ann Stengaard, 16 printemps Ă  l'Ă©poque et un peu impressionnĂ©e par l'Ă©vĂ©nement. "C'est quand mĂŞme incroyable qu'on en ait Ă©tĂ© rĂ©duits Ă  de telles extrĂ©mitĂ©s." C'est encore sous escorte policière que les Scandinaves se rendront au mythique stade Aztèque pour disputer la finale, le 5 septembre 1971.

"Dans les gradins, des gens Ă  perte de vue. Je regardais vers le haut et ça n'en finissait pas", se souvient Susanne Augustesen. "Et ce bruit ! On n'arrivait pas Ă  communiquer." Le public n'a d'yeux que pour une star, la Mexicaine Alicia Vargas. Quand le speaker annonce son nom, un rugissement recouvre la sono. "La PelĂ© !" Comme l'illustre attaquant brĂ©silien, Vargas a rĂ©gnĂ© sur le tournoi, avec une jolie collection de buts et de passes dĂ©cisives.

Mais des questions d'argent sont venues perturber la prĂ©paration des Mexicaines, Vargas en tĂŞte. "On nous a suggĂ©rĂ© que c'Ă©tait le moment de demander un petit quelque chose", se souvient l'attaquante star. Si Martini règle rubis sur l'ongle les dĂ©penses des Ă©quipes visiteuses, les Mexicaines n'ont droit Ă  rien. Et les organisateurs refusent de cĂ©der le moindre centime "parce que nous Ă©tions amateurs". Les esprits mexicains sont plus accaparĂ©s par une poignĂ©e de pesos que par le match qui approche. Et les Danoises en profitent pour plier l'affaire, grâce Ă  une Susanne Augustesen de gala, auteure d'un triplĂ©. "Les Mexicaines surveillaient notre n°9, le numĂ©ro habituel rĂ©servĂ© Ă  l'avant-centre, or je portais le n°7, sourit l'attaquante. Il faut dire que mon Ă©quipière avait inscrit les quatre buts du match en demi-finale [contre l'Argentine]."

D'abord rageur, le public mexicain reconnaĂ®t sa dĂ©faite. De ses buts, Birte Kjems se souvient mĂŞme avoir Ă©tĂ© applaudie Ă  la fin du match. Mais le contexte demeure trop explosif pour fraterniser après le coup de sifflet final. "On aurait bien voulu Ă©changer nos maillots avec elles, mais le public allait faire un scandale", dĂ©plore Alicia Vargas. Les Danoises, de leur cĂ´tĂ©, brandissent la Coupe, mais chez les organisateurs mexicains et les financiers italiens, le cĹ“ur n'y est pas. Birte Kjems en remet une couche : "Comme on sentait qu'ils auraient voulu que l'Italie soit Ă  notre place ! MĂŞme l'Ă©mission tĂ©lĂ© qui concluait ce Mondial Ă©tait dĂ©cevante. Les joueuses des trois Ă©quipes sur le podium rĂ©cupĂ©raient leurs mĂ©dailles, posĂ©es sur une table. Mais certaines d'entre nous se sont trompĂ©es, ce qui fait que des Danoises ont hĂ©ritĂ© d'une mĂ©daille de bronze ou d'argent."

Le dur retour à la réalité

Ghislaine Royer-Souef et Maryse Lesieur posent en sombrero aux côtés de leur mascotte, le chien Tequila. (PIERRE-ALBERT JOSSERAND D'APRES LA PHOTO DE GHISLAINE ROYER-SOUEF / FRANCEINFO)

Sportivement, les Françaises sont reparties les mains vides du Mexique. Niveau bagages, c'est plutĂ´t l'inverse. "Bien sĂ»r que nous sommes allĂ©es faire un peu de shopping", sourit Nicole Mangas. L'inĂ©vitable sombrero - "le mien, c'est un paysan qui me l'a donnĂ© mais la plupart des filles l'ont achetĂ© dans des boutiques de souvenirs" - et aussi... un petit chihuahua, baptisĂ© Tequila par les joueuses. Tequila est introduit en douce dans l'avion du retour. "A l'Ă©poque, il n'y avait pas des contrĂ´les aussi poussĂ©s qu'aujourd'hui Ă  l'aĂ©roport", sourit Nicole Mangas.

ForcĂ©ment, l'animal qui tenait dans le creux d'un sombrero, finit par aboyer en vol et les Anglaises et les Italiennes, qui partageaient l'appareil, flairent sa prĂ©sence. "Les hĂ´tesses et les stewards ont Ă©tĂ© chics et ont fait comme s'ils n'avaient rien vu", raconte Maryse Lesieur, autre contrebandière canine. C'est l'entraĂ®neur Pierre Geoffroy qui en hĂ©rite dans sa maison rĂ©moise. Tequila tiendra moins longtemps que les sombreros attrape-touriste. Une voiture abrègera sa courte vie moins d'un an après son arrivĂ©e en France."C'est triste. C'Ă©tait devenu notre mascotte", souffle Ghislaine Royer-Souef en guise d'Ă©pitaphe.

CĂ´tĂ© anglais, le retour au bercail s'accompagne d'une descente aux enfers. Quelques mois après ce Mondial mexicain, la fĂ©dĂ©ration, qui a rĂ©cemment intĂ©grĂ© le foot fĂ©minin après cinquante ans d'interdiction, dĂ©cide de punir les joueuses. "Nous avons Ă©tĂ© suspendues quelques mois", se souvient Chris Lockwood. "Tout ça parce que nous avions pris part Ă  un tournoi non-reconnu par la Fifa. Quelques temps après, ils ont dĂ» se dire qu'ils Ă©taient allĂ©s trop loin" et n'ont jamais vraiment appliquĂ© la sanction infligĂ©e, rappelons-le, Ă  des collĂ©giennes. Pas de pitiĂ© en revanche pour le manager de l'Ă©quipe, Harry Batt, suspendu Ă  vie. Ce visionnaire, qui annonçait en 1971 que "le futur du foot fĂ©minin passe par des clubs professionnels", ne verra jamais son rĂŞve se concrĂ©tiser.

Il n'y a guère qu'au Danemark que tout se termine par des pancakes et un verre d'aquavit Ă  l'hĂ´tel de ville de Copenhague. "Les bandes vidĂ©os de la finale sont parties par avion au lendemain du match. Après un crochet via la Floride et via l'Allemagne, elles ont Ă©tĂ© diffusĂ©es quatre jours après Ă  la tĂ©lĂ© danoise... c'est-Ă -dire au lendemain du retour des joueuses", sourit Hans Krabbe. Pour certaines, les festivitĂ©s se sont poursuivies dans leur ville natale, comme pour Susanne Augustesen - "les gens m'ont attendue cinq ou six heures dans la rue" - ou pour Birte Kjems - "on m'avait organisĂ© un dĂ©filĂ© en calèche". Un gros quart d'heure de cĂ©lĂ©britĂ©, mais guère plus. "Au bout de quelques semaines, on Ă©tait redevenues anonymes, soupire Ann Stengaard. Quand on compare avec la fĂŞte rĂ©servĂ©e Ă  l'Ă©quipe masculine du Danemark vainqueur de l'Euro 92, ça n'avait rien Ă  voir." 

La fête organisée dans les rues de Ribe (Danemark) à la gloire de&nbsp;&nbsp;Birte Kjems&nbsp;et d'Annette Frederiksen, natives de la ville, début septembre 1971. (PIERRE-ALBERT JOSSERAND D'APRES LES PHOTOS DE GITTE OLSEN / FRANCEINFO)

Championnes du monde ou pas, le retour Ă  l'ordinaire après un mois hors du temps conserve un arrière-goĂ»t amer. "Vous imaginez, devoir revenir Ă  l'Ă©cole après un mois pareil ?, se lamente Ann Stengaard. Je suis revenue au lycĂ©e cinq semaines après la rentrĂ©e. Heureusement que ma sĹ“ur m'a donnĂ© un coup de main pour suivre. Je n'arrivais pas Ă  me concentrer. Pendant un an, mon cĹ“ur est restĂ© au Mexique." Si Nicole Mangas ou Susanne Augustesen se font dĂ©baucher par des clubs italiens, alors en pointe sur la professionalisation du football fĂ©minin, elles demeurent des exceptions. "Mes souvenirs de princesse ont Ă©tĂ© douchĂ©s d'entrĂ©e !", soupire la Française Michèle Monier.

<em>Je n'étais pas rentrée à la maison depuis une journée que&nbsp;ma mère m'a lancé&nbsp;: 'tu penseras à faire la vaisselle hein&nbsp;!'</em>

Michèle Monier

D'autres espoirs ont subi le mĂŞme sort. Comme celui de voir la Fifa rapidement prendre en main les destinĂ©es du foot fĂ©minin pour dĂ©velopper une Coupe du monde digne de ce nom. "Il faudra attendre 1991 pour voir une timide tentative avec six Ă©quipes, puis en 1995, oĂą l'Ă©vĂ©nement est vendu couplĂ© Ă  une compĂ©tition d'athlĂ©tisme pour Ă©viter d'avoir des tribunes vides, raconte l'universitaire britannique Jean Williams, de l'universitĂ© de Wolverhampton, dont l'aide a Ă©tĂ© prĂ©cieuse pour retrouver plusieurs vĂ©tĂ©ranes. Il faut attendre 1999 pour avoir une compĂ©tition digne de ce nom, avec un vrai succès commercial, comme en 1971. En somme, on a perdu 28 ans."

Texte : Pierre Godon

soyez alerté(e) en temps réel

téléchargez notre application

Ce long format vous plaît?

Retrouvez les choix de la rédaction dans notre newsletter
s'abonner