Diego Maradona, la disparition d'un génie tiraillé entre ombre et lumière
"Maradona est un des plus grands, peut-être le plus grand avec Pelé. Il était petit, mais diablement habile sur un terrain, capable d'éliminer n'importe qui par le dribble. C'est lui qui a guidé l'Argentine vers son sacre de champion du monde en 1986 avec la fameuse 'main de Dieu', face à l'Angleterre en quart de finale". C'est à peu près tout ce que la génération qui ne l'a pas vu jouer a pu retenir du fabuleux joueur qu'il était. Pourtant, il a été champion du monde, vice-champion du monde, a porté 91 fois le maillot de la sélection argentine deux fois champion d'Italie, champion d'Argentine, vainqueur de la Coupe de l'UEFA, vainqueur de la Coupe du Roi en Espagne et de la Coupe d'Italie... Parmi ceux qui l'ont vu à l'oeuvre, beaucoup l'ont idolâtré au point qu'ils le considèrent comme le plus grand joueur de tous les temps, d'autres l'ont haï pour le mal qu'il leur a fait.
Consommer jusqu'à se consumer
Les sifflets du Stadio Olimpico de Rome, lors de la finale du Mondial 1990 entre la RFA et l'Argentine, cinq jours après les applaudissement napolitains malgré l'élimination de l'Italie, en ont été l'une des illustrations. Même si sa légende a continué à le précéder après sa carrière, et même s'il n'a jamais cessé de susciter la fascination à chacune de ses apparitions, Diego Armando Maradona est mort ce mercredi après un long et douloureux déclin, victime d'une crise cardiaque à seulement 60 ans.
Lors de ses dernières apparitions, l'homme paraissait absent, fatigué. En juin dernier, c'est le regard dans le vide qu'il a été aperçu en train de danser avec une femme, hagard. Début novembre, trois semaines avant son décès, El Pibe de Oro était opéré d'un hématome intra-crânien. Celui qui avait déjà subi un malaise cardiaque quasi-fatal en 2004 a fini par céder, écrasé par le poids d'une existence riche, mais empoisonnée par des démons tenaces.
"Il était épuisé par le poids de son propre personnage (...) depuis le jour lointain où la foule avait crié son nom pour la première fois. Maradona portait un poids nommé Maradona, qui lui faisait grincer du dos", écrivait l'essayiste uruguayen Eduardo Galeano dans Football, ombre et lumière en 1995. L'enfant des bidonvilles de Buenos Aires propulsé dieu vivant par ses prouesses balle au pied, a brûlé les étapes pour embrasser à pleine bouche une existence dédiée à la pleine jouissance, sans réfléchir au revers de la médaille. Maradona a consommé jusqu'à se consumer.
Les démons de l'addiction
La cocaïne surtout, dont il dit être devenu accro à son arrivée en Europe en 1982, du côté de Barcelone. La même qui lui vaudra 15 mois de suspension le 27 mars 1991, et même 14 mois de prison avec sursis, après un contrôle positif. "Maradona se changea brusquement en Maracoca (...) pour oublier ou être oublié, à un moment où il était cerné par la gloire et ne pouvait vivre sans la renommée qui ne le laissait pas vivre", raconte Galeano. Si Maradona a tenté à plusieurs reprises de museler sa dépendance, par des cures drastiques, dont une à Cuba en 2004 qui lui a fait perdre près de 40 kg, il est devenu tristement célèbre pour sa consommation de cocaïne, presque autant que pour son influence sur le foot moderne.
Pour lui, difficile de se défendre par des mots quand ses jambes si volubiles n'avaient plus la force de le faire. Sur le pré, ses prouesses finissaient toujours par pardonner ses excès en boîte de nuit, jusqu'à même faire passer au second plan ses relations sulfureuses avec la Camorra; la mafia napolitaine qui se chargeait elle-même de le fournir en cocaïne pour ne pas qu'il consomme une drogue de mauvaise qualité. Mais une fois passé de l'autre côté, à la fois célébrité divine et entraîneur, il a perdu ses défenses.
S'il n'a rien perdu de sa lumière charismatique, Diego Maradona n'a pas particulièrement brillé sur le plan sportif après la fin de sa carrière de joueur. Son mandat à la tête de la sélection argentine entre 2008 et 2010 est une plaie ouverte en Argentine. Au-delà de résultats décevants, dont une défaite historique 6-1 contre la Bolivie, El Pibe de Oro est critiqué pour ses choix tactiques et sa défense médiatique. Et lorsque son Albiceleste a décroché son billet pour le Mondial 2010 grâce à un succès contre l'Uruguay, son comportement outrancier et insultant en conférence de presse lui a valu une suspension de deux mois. C'est une défaite humiliante contre l'Allemagne (4-0) en quart de finales de la compétition qui prononcera le divorce.
Outrances et auto-caricature
Contraint de reconnaître la paternité de plusieurs enfants illégitimes, notamment celle de son aîné Diego Junior conçu à Naples et qui s'est longuement battu pour l'obtenir, Maradona n'a jamais réussi à lisser son image. Sa propre fille Giannina s'était d'ailleurs moquée de lui sur Instagram l'an dernier lorsqu'il avait promis de reconnaître trois enfants cubains : "Il n'en manque plus que 3 pour faire une équipe de 11".
Lors de la Coupe du monde 2018 en Russie, les caméras s'étaient braquées en tribunes sur un homme extatique à l'idée de voir l'Argentine battre le Nigeria, pas avare de doigts d'honneur à l'encontre de ses adversaires. "Sa tendance suicidaire à s'offrir sur un plateau à ses nombreux ennemis" et sa "responsabilité enfantine qui le pousse à se précipiter dans tous les pièges qui s'ouvrent sous ses pas", ont marqué Eduardo Galeano, fin observateur du football, de son histoire et son langage.
Par ses comportements outranciers et sa mégalomanie totalement assumée, Diego Maradona est resté le maître de sa propre caricature. A l'image de sa satisfaction palpable, fièrement posé sur un trône installé par son équipe du Gimnasia La Plata face à Newell's en octobre 2019, lors d'un match du championnat argentin. A chacune de ses apparitions, même les plus choquantes, une nouvelle page de la grande histoire du football a continué à s'écrire grâce à Maradona, jamais lâché ni par la lumière, ni par l'ombre.
Rébellion et refus du conformisme
"Quand Maradona fut, finalement, expulsé du Mondial 1994, les terrains de football perdirent leur plus bruyant rebelle", disait déjà Galeano il y a 25 ans, en avance sur son temps. "En fin de compte, il était facile de le juger, facile de le condamner, mais il n'était pas facile d'oublier que Maradona commettait le péché d'être le meilleur (...). Dans le football frigide de cette fin de siècle, qui exige qu'on gagne et interdit qu'on jouisse, cet homme est un des rares à démontrer que la fantaisie peut elle aussi être efficace".
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