L’Euro de football, vitrine de l’Histoire : une naissance en pleine Guerre froide
Depuis 1960, la petite histoire de l'Euro de football s'entrechoque avec la grande. Pendant toute la Guerre froide, la confrontation des modèles soviétiques et occidentaux pèse sur la compétition.
Quelques jours avant le début de la 16e édition de l'Euro, franceinfo: sport vous replonge dans l'histoire de cette compétition depuis sa première édition, en 1960. L'occasion de célébrer, avec un an de retard, les 60 ans du Championnat d'Europe des nations, initialement appelé Coupe d'Europe des nations. Tout au long de son existence, l'Euro s'est déroulé dans des contextes nationaux ou internationaux qui ont marqué le cours de la compétition.
Avant d'évoquer l'élargissement de l'Euro au tournant des années 1990, les co-organisations successives du tournoi et les nouveaux défis rencontrés par les organisateurs, franceinfo: sport vous propose ce lundi un retour sur la période de Guerre froide, qui a laissé son empreinte sur l'Euro.
Quand l'Est pousse pour la création de l'Euro
"Si les pays du bloc de l'Est ne participent pas à la première Coupe d'Europe des nations, cette compétition ne voit pas le jour." Philippe Vonnard, historien du sport et chercheur à l'université de Lausanne, est formel : l'Euro doit en grande partie sa création aux fédérations des pays à l'est de l'Europe. Au milieu des années 1950, les sélections tentent leur chance tous les quatre ans pour disputer à la Coupe du monde et le reste du temps, elles participent à des matches amicaux. "L'occasion de créer une fraternité avec les fédérations voisines et proches", assure le chercheur.
Pas question donc d'aller affronter l'URSS ou la Yougoslavie pour des pays occidentaux. Même si "la période est plus favorable après la mort de Staline [en 1953]", comme le souligne Philippe Vonnard, "un match de football, ce n'est pas anodin, c'est une réunion officielle, il y a des échanges. Et l'Europe est encore divisée". Dans un premier temps, les fédérations de l'Ouest freinent des quatre fers devant l'idée d'un Euro, "tout comme la Fifa qui voulait garder la mainmise sur les compétitions", précise Guillaume Germain, auteur de 1960-2020 : 60 ans d'Euro de football.
Pourtant, la compétition voit bel et bien le jour grâce à l'initiative du Français Pierre Delaunay. Mais aussi grâce à l'appui des fédérations des pays de l'Est. "Elles ont soutenu la proposition de Delaunay, certainement parce que [si] au niveau des clubs, il y avait une disparité de moyens, en revanche, pour les équipes nationales, il y avait l'idée qu'on pouvait faire face", explique Paul Dietschy, auteur de l'ouvrage Histoire du football.
En difficulté avec leur football de clubs, les pays de l'Est se saisissent en force de l'Euro et trois des quatre sélections participant à la phase finale de la première édition viennent de ce côté du rideau de fer (Yougoslavie, URSS, Tchécoslovaquie). L'URSS remporte un titre qui semblait promis à l'Espagne.
L'Espagne, l'arroseur arrosé
L'Euro a cela de passionnant que "c'est le contexte dans lequel la compétition a lieu qui fait qu'elle a une saveur particulière", apprécie Guillaume Germain. En 1960, avant la première édition qui doit se dérouler en France, l'état des relations internationales vient frapper de plein fouet la compétition. En quarts de finale, le général Franco refuse de voir la sélection espagnole se déplacer en Union soviétique pour y jouer le match de qualification pour la phase finale.
Franco reproche à l'URSS de détenir des Espagnols emprisonnés depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. "Cette décision relève plus de l'aspect symbolique et permet à Franco de solidifier sa base", soutient Guillaume Germain. L'impact sportif de cette décision est énorme. La sélection espagnole fait figure de grande favorite à l'époque : le Real Madrid a remporté les cinq premières Coupes d'Europe des clubs champions, porté par les Espagnols Alfredo Di Stéfano et Francisco Gento. Luis Suárez, Ballon d'Or 1960 avec le FC Barcelone, est également un élément clé de la Roja.
Mais avec la décision de Franco, la sélection espagnole offre sur un plateau la victoire à l'URSS qui remporte la première édition de l'Euro. "Si le football a pu créer des ponts entre l'Est et l'Ouest, il ne peut pas dépasser des contextes géopolitiques tendus", souligne Philippe Vonnard. L'Espagne prendra sa revanche quatre ans plus tard, en 1964, en finale face à... l'URSS (2-1).
Mais l'Union soviétique reste dans l'histoire comme la première équipe à avoir remporté l'Euro. Une victoire forcément instrumentalisée, notamment grâce à la présence de Lev Yachine, le gardien emblématique de la sélection, seul portier vainqueur du Ballon d'Or, en 1963.
"Chaque victoire se traduit par une volonté d'assise du pouvoir en place et des deux blocs, surtout du bloc de l'Est", confirme Guillaume Germain, avant de poursuivre : "sur la durée, l'URSS est la nation qui marque le football européen à partir de ce premier Euro". Vainqueur en 1960, finaliste en 1964, 1972 et 1988, l'Union soviétique s'impose comme une force vive du continent européen. Mais si sa confrontation avec le modèle occidental a directement impacté les débuts de la compétition, ce sont davantage des symboles de la Guerre froide qui marquent la suite de l'Euro.
La RFA, championne de la détente
L'édition 1972 vient concrétiser le début de la domination ouest-allemande sur le football mondial. Avant de remporter la Coupe du monde deux ans plus tard, la RFA domine l'URSS en finale de l'Euro 1972 (3-0). Guillaume Germain y voit "une forme de clin d'œil de l'Histoire". "Il n'y a pas d'impact direct des relations internationales sur la compétition, mais le pays qui est à l'origine d'une forme de détente apparaît au grand jour comme une nation triomphante", souligne l'historien.
Depuis 1969, la RFA du chancelier Willy Brandt développe son "Ostpolitik", une ouverture vers le bloc de l'Est. Le traité de Moscou, qui normalise les relations diplomatiques entre l'Allemagne de l'Ouest et l'URSS, entre en vigueur onze jours avant le début de l'Euro. Alors que la RFA s'impose face à la Belgique en demi-finales, les négociations avec la RDA vont bon train et aboutiront quelques mois plus tard au traité fondamental.
"L'Europe du football, c'est aussi cet espace de circulation qui montre que le rideau de fer est un petit peu poreux", affirme Paul Dietschy. Alors que l'URSS se déplace en Belgique en 1972 et s'incline en finale, l'éclatante victoire de la RFA vient rappeler que "l'Euro est devenu un trait d'union" entre les deux blocs, comme le souligne l'historien du football. Quatre ans plus tard, le trait d'union change de nature avec le geste majuscule d'Antonin Panenka.
Antonin Panenka, au-delà de la "machine rouge"
L'ouverture et la découverte de l'autre se concrétisent davantage en 1976, lors d'un Euro disputé en Yougoslavie et marqué par le geste fabuleux d'Antonin Panenka, qui offre la victoire en finale à la Tchécoslovaquie face à la grande RFA. La période de détente est toujours de mise mais la Tchécoslovaquie, malgré ses tentatives de mise en place d'un socialisme à visage humain réprimées lors du printemps de Prague en 1968, reste dans le giron soviétique.
L'inspiration géniale de Panenka vient bouleverser les clichés. Lors de la séance de tirs au but face à la RFA, face au gardien ouest-allemand, le milieu tchécoslovaque pique le ballon au milieu des cages. Un geste mythique imité notamment par Zinédine Zidane en finale de la Coupe du monde 2006. "Il y a une fantaisie dans ce geste qui vient en contradiction avec tout ce qu'on imagine des pays de l'Est", explique Paul Dietschy.
Un 20 juin, en 1976, Antonin Panenka tirait pour la première fois un penalty pas comme les autres en finale de l'#EURO... pic.twitter.com/i9UFBx0X40
— EURO 2020 (@EURO2020FR) June 20, 2020
Un but qui permet de voir "au-delà de la machine rouge", comme l'explique Sylvain Dufraisse, maître de conférence à l'université de Nantes et spécialiste du sport en URSS, dans ses travaux. Un an après les accords d'Helsinki, "ce geste et l'atmosphère font que l'image des gens de l'Est est moins caricaturale", souligne Philippe Vonnard. Passé ce nouveau symbole, les relations est-ouest se distendront de nouveau, avant que l'URSS et la Yougoslavie ne se disloquent au tournant des années 1990, provoquant le dernier soubresaut de l'Euro lié à la période de Guerre froide.
Le sacre inattendu du Danemark
Six mois avant le début de l'Euro 1992, l'affrontement idéologique entre Est et Ouest prend fin avec l'effondrement de l'URSS. La Guerre froide finie, la neuvième édition de l'Euro est directement impactée par les secousses de ce tremblement de terre international. Initialement qualifiée, l'URSS joue cet Euro sous le nom de CEI (communauté d'États indépendants).
La Yougoslavie, elle, ne disputera pas la compétition. Quelques semaines avant le début de l'Euro, la sélection apprend son exclusion en raison de la guerre qui se déroule dans le pays. Malgré une flopée de grands joueurs (Prosinecki, Savicevic, Suker, Pancev, Mihajlovic…) et un statut de potentiel favori, la Yougoslavie cède sa place au Danemark, repêché de justesse. Contre toute attente, les Danois remportent la compétition en dominant l'Allemagne (2-0) en finale de cet Euro suédois.
"Pour la première fois, une équipe qui n'est pas du tout attendue sort du chapeau et s'impose, souligne Guillaume Germain. Une part de méritocratie apparaît : une nation qui en veut peut réussir à l'emporter. Avec la fragmentation du continent, l'évolution du spectacle et du business donnent les conditions d'un nouvel Euro." Un Euro qui s'élargit et voit l'édition 1996 réunir pour la première fois 16 équipes.
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