Rétro : De Knysna au titre de champion du monde, la résurrection de l'équipe de France
Rares sont les détracteurs de l'équipe de France de nos jours. Au-delà du sacre au terme du Mondial 2018 en Russie, au-delà du pur accomplissement sportif, l'image de la sélection tricolore fait désormais consensus. D'après un sondage Odoxa-Groupama-RTL datant du mois de septembre, 68% des Français ont une opinion positive de l'équipe de France. Un pourcentage qui atteint même 89% chez les amateurs de football. Jusque-là rien de surprenant, mais si l'on revient au début des années 2010, personne n'aurait pu espérer une telle remontée dans l'estime des Français.
Du bleu nuit des abysses...
Rappelez-vous Knysna. Le 20 juin 2010, les Bleus touchent le fond. Apathiques et impuissants lors du Mondial en Afrique du Sud, les 23 sélectionnés décident de faire grève à l'entraînement pour protester contre la mise à l'écart du groupe de Nicolas Anelka. La veille, l'attaquant s'était écharpé avec le sélectionneur Raymond Domenech à la mi-temps de France-Mexique, ce qui avait conduit à la fameuse une du journal L'Equipe (voir ci-dessous). C'est cette polémique médiatique qui a motivé la Fédération française de Football à sanctionner le joueur.
L'intervention lunaire de Franck Ribéry dans Téléfoot et le lancer de chronomètre de Robert Duverne sont encore dans toutes les têtes. Apogée ubuesque de l'heure la plus sombre du football français, Knysna en a presque fait oublier l'élimination entérinée contre le pays hôte deux jours plus tard (défaite 2-1).
Voir sur Twitter
Cela faisait des années que la cote de popularité de l'équipe de France s'effritait. Le mandat de Domenech était dans l'impasse depuis la finale perdue du Mondial 2006 contre l'Italie. Sa relation avec les joueurs était devenue frontale. De leur côté, les sélectionnés enchaînaient les polémiques médiatiques, de l'affaire Zahia au doigt d'honneur de William Gallas adressé au journaliste David Astorga, en passant par la qualification contestée après la main de Thierry Henry en barrages contre l'Irlande. L'épisode de Knysna a signé un point de non-retour.
... au bleu ciel des jours heureux
Trois ans plus tard, en dépit de sanctions prononcées à l'encontre des instigateurs présumés de la grève et de deux changements de sélectionneur (Laurent Blanc puis Didier Deschamps), la confiance du public français est toujours au plus bas. En septembre 2013, ils ne sont que 14% à avoir une bonne opinion de l'équipe de France de football. Mais la situation prend un tournant lors du barrage retour de qualification pour la Coupe du monde 2014 contre l'Ukraine. Battus quatre jours plus tôt à Kiev (0-2), les Bleus doivent passer par une victoire probante pour décoller vers le Brésil en été. Au Stade de France, un doublé de Mamadou Sakho et une réalisation de Karim Benzema leur permettent finalement de renverser leurs adversaires (3-0). Et contrairement à 2009, la liesse n'est pas contrariée par une polémique.
L'équipe de France est lancée. Didier Deschamps peut récolter les premiers fruits de son travail. S'en suit une élimination logique en quarts de finale du Mondial 2014 face au futur champion du monde allemand (1-0). C'est surtout la fête populaire à domicile lors de l'Euro 2016 qui a chassé les derniers démons, d'une part avec la vengeance contre l'Allemagne en demi-finale (2-0), puis avec la frustration collective et fondatrice de la défaite en finale contre un Portugal prenable (1-0). Du début à la fin des années 2010, la progression des Bleus est alors incontestable. Lorsqu'ils décrochent leur deuxième étoile deux ans plus tard, c'est avec l'étiquette de prétendant au titre. En huit années, le traumatisme de Knysna n'est devenu qu'un mauvais souvenir et surtout celui d'une époque révolue.
Un renouvellement générationnel inespéré
Alors, comment expliquer cette résilience française ? Comment une équipe à la réputation bafouée et enfermée dans un jeu stérile a-t-elle pu atteindre aussi rapidement les cimes du football mondial et regagner le cœur des Français ? Premier facteur important : elle a bénéficié d'un renouvellement générationnel particulièrement bienvenu. Des 23 joueurs de Knysna, ne subsistent que les gardiens Steve Mandanda et Hugo Lloris. D'Anelka à Evra, en passant par Toulalan, ils ont tous dit adieu à la sélection. D'un autre côté, les Bleus ont enregistré des renforts de choix avec un premier groupe autour des Raphaël Varane, Paul Pogba et Antoine Griezmann (les 26-28 ans arrivés entre 2013 et 2014). Chacun de ces trois joueurs a eu le temps de multiplier les capes pour devenir le patron de sa ligne en Russie.
Bientôt, c'est une nouvelle génération autour du surdoué Kylian Mbappé (21 ans) qui prendra les commandes. Quand on promet un Ballon d'Or à l'un des plus jeunes joueurs de votre équipe, vous avez généralement de bonnes chances de croire à un avenir radieux, surtout dans la position de champion du monde en titre. Sans individualité, sans talent, difficile de jouer dans la cour des grands, mais cela ne garantit pas non plus de réussir. Cesc Fabregas a beau être un ancien international espagnol, il considère la sélection française comme étant "la meilleure équipe du monde", d'après des propos prononcés sur RMC.
La patte DD
Et c'est là qu'intervient le deuxième facteur : la méthode Deschamps. S'il est devenu le sélectionneur le plus capé de l'histoire des Bleus (il a récemment fêté sa 100e), c'est tout sauf un hasard. Le coach passé par l'OM, la Juventus Turin et Monaco a su résoudre une équation souvent ardue pour un entraîneur : permettre à ses stars de s'exprimer tout en préservant l'unité du groupe. Si la raison n'a jamais été clairement évoquée, on peut interpréter l'absence systématique d'Alexandre Lacazette des listes depuis novembre 2017 par une possible crainte ancrée en Didier Deschamps. Lacazette est candidat à une place de titulaire en attaque. Peut-être qu'il ne se serait pas contenté d'un simple rôle de remplaçant en sélection. Et quand on voit la confiance accordé par "DD" à ses hommes, dont Olivier Giroud ou encore Moussa Sissoko, il n'est peut-être pas prêt à compromettre un équilibre durement acquis.
Deschamps est un homme prudent et pragmatique. Il calcule les risques et les potentielles retombées, mais pas question de mettre en péril ce qui a été acquis pour un léger renforcement hypothétique. Ses mises en place tactiques en sont les exemples concrets. Lorsqu'il a décalé son milieu défensif Blaise Matuidi sur l'aile gauche, le sélectionneur des Bleus a été tancé et souvent accusé d'avoir un style "trop défensif". Au micro de RMC Sport, le 20 décembre dernier, il était encore interrogé sur la possibilité de jouer avec quatre joueurs offensifs. "Je connais très bien les exigences que cela demande pour voir ces quatre joueurs être performants sur le plan offensif. Mais je connais aussi la nécessité et l’obligation d’avoir un équilibre et ce que ces quatre joueurs doivent faire quand l’équipe n’a pas le ballon", a-t-il répondu. Si le champion du monde 98 n'est pas un penseur du jeu, il n'en demeure pas moins un bon tacticien, au sens où il sait adapter sa formation en fonction de n'importe quel adversaire.
Communication lissée et réappropriation de l'image publique
Deschamps est tout aussi méticuleux quand il s'agit de façonner son image médiatique. Mis à part un échange vigoureux avec Christophe Dugarry, le sélectionneur des Bleus n'a jamais créé de polémique. Méfiant face aux questions des journalistes, il a pris l'habitude de ponctuer ses conférences de presse par des traits d'humour, dévoilant à chaque fois son sourire remodelé. Bien aidé par l'attaché de presse historique Philippe Tournon, "DD" a tout fait pour bâtir une image sans aspérité de son équipe de France. Depuis 2016, il refuse de donner des entretiens aux agences de presse parce qu'il ne maîtrise pas les reprises de ses propos dans les médias.
À Knysna, c'est la une de L'Equipe qui avait provoqué la fracture définitive. En 2010, l'image des joueurs était essentiellement construite par voie médiatique. Enfermés dans leur camp de base sud-africain, les 23 sélectionnés s'étaient organisés pour lire la fameuse une avant de faire la grève. Grâce à l'émergence et au développement exponentiel des réseaux sociaux, les joueurs et la FFF ont pu se réapproprier leur image, et ainsi briser un quasi-monopole de la presse. Par le biais des stories et de gazouillis, des joueurs comme Benjamin Mendy ou Presnel Kimpembe ont réussi à attirer la sympathie d'un très large public. En Russie, le staff des Bleus aurait demandé à la garde civile russe de déplacer des journalistes dont l'hôtel était jugé trop proche du camp de base des Bleus. C'est en partie pour cela que l'épisode de l'extincteur et de l'évacuation de l'hôtel n'a été dévoilé par BeIN Sports que sept jours après les faits.
"Il faut parfois négocier plusieurs mois pour obtenir une interview finalement assez lisse d'un international français et on peut s'attendre à coup sûr à un petit texto ou un coup de fil de son agent, qui jugera que tel point était un peu "sensible" ou pas suffisamment valorisant pour son poulain", expliquent les journalistes de l'AFP ayant couvert le Mondial 2018 en Russie. Pour les joueurs, il est bien plus commode de choisir et publier soi-même les moments de sa carrière. Les médias ont perdu de leur pouvoir au cours de la dernière décennie. Tout le monde attendait un successeur aux Yeux dans les Bleus, mais les téléspectateurs ont été privés de toute anecdote, de toute tension au sein du groupe.
Quid de l'après Deschamps ?
L'ère Deschamps est clairement celle de la construction d'un empire et il est prévu qu'il dure au moins jusqu'au Mondial 2022 au Qatar. Si l'équipe de France n'a pas encore connu de vraie fausse note jusqu'à présent, les plus sceptiques pointeront une communication trop lisse et les interminables remous de l'affaire de la sextape impliquant Karim Benzema et Mathieu Valbuena. Les vérités de Knysna ont été enterrées comme des déchets nucléaires, et il n'est pas impossible que l'image des Bleus soit à nouveau écornée. En souhaitant à tout prix donner l'image d'une sélection parfaite en tous points, l'équipe de France risque d'encaisser difficilement la moindre dissonance.
Pour les plus optimistes, tout ça n'est qu'un ramassis de propos rabat-joie. Tout va bien, les Bleus sont champions du monde. L'équipe est une des plus solides et attachantes de l'histoire tricolore. Ceux-là même pourraient dire que la décennie officielle ne se termine que fin décembre 2020, et elle pourrait se clore avec un deuxième titre international dans l'escarcelle, si victoire finale à l'Euro 2020 il y a.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.